Chapitre 6 (10) : Count to fifteen
https://youtu.be/WzDTqGfyFB0
https://youtu.be/sNDPsFrnnnU
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Un traître.
Parmi les survivants.
C'est la conclusion à laquelle je suis arrivé en déchiffrant tous les indices en ma possession.
Et encore, quand j'y pense, un traître, c'est bien gentil. Si ça se trouve, je suis face au seul truc jamais vu de toutes les Tueries précédentes :
Deux organisateurs.
On en a déjà un de prouvé, et je viens d'expliquer pourquoi il y avait une deuxième personne impliquée. Alors à ce stade, pourquoi ne pas considérer que leur collaboration va beaucoup plus loin que celle entre un traître, contraint et forcé ou non, et son organisateur ?
On est clairement pas dans un cas Junko, traîtresse sans le savoir. Là, le gars est non seulement là, mais en plus, il a du pouvoir sur Monokuma.
Mon cœur bat à toute allure. Mais je l'entends à peine.
Emerens, Seo-jun et Moanaura sont figés sur leurs tribunes. La sueur coule sur les tempes de Seo-jun, Moanaura triture ses doigts sans même s'en rendre compte, et Emerens a un tic nerveux de la paupière. Tous, ils se lancent des regards hésitants, l'un à l'autre, avant qu'Emerens ne revienne sur moi.
« ... Un des survivants ? Tu en es certain ? »
Je hoche la tête.
« Ouais. Si on prend encore ce scénar en compte, aucun des morts ne pouvait avoir été impliqué, puisque leur décès était planifié. En tout cas, au moins jusqu'à Alannah et Ibrahim, parce qu'après, c'est super flou.
— Il paraît que tu voulais me laisser de la marge pour la fin, pas vrai, Louna ? ricane l'Artiste Ultime en se penchant sur sa tribune. Trop aimable, ma poulette... Même si les trois abrutis ont tenté de me tuer, ça m'a bien servi, upupu ! »
Louna, de sa propre tribune, lève les yeux au ciel.
« Ça, je n'en doute pas, espèce de monstre. Tu t'es bien amusé avec ton banquet ?
— Oh, ta gueule, Louna, grommelle Seo-jun. Tu n'es vraiment pas mieux. »
La Scénariste pousse un profond soupir, et se cale bien au fond de sa chaise. Dans le silence le plus complet. C'est à peine si elle regarde Seo-jun la fixer avec une certaine rage.
Moanaura, de son côté, a une moue hésitante.
« Mais ceux du dernier meurtre, alors ? C'était presque la moitié des survivants à ce stade, et... On est bien sûr qu'ils ne peuvent pas être impliqués ?
— On a eu la confirmation avec Nako, je grommelle, et franchement, tu vois Sachiko et Ansgar établir un plan de la dernière chance pour se tuer elles-mêmes ? Non. S'il y a un traître ou un organisateur ici, c'est l'un de nous quatre. Ce n'est pas possible autrement. »
Emerens pince les lèvres, la tête penchée, main devant le menton. De son côté, Seo-jun serre le poing sur sa tribune, alors que Moanaura lève les yeux vers Louna, des yeux pleins de haine. Ils prennent la nouvelle aussi bien que je l'aurai pensé, dis-donc.
« ... Un traître parmi nous, finit par dire Emerens, sans la moindre émotion. Quand tu dis ça, tu veux dire... Un traître, ou carrément un organisateur ? »
Je hausse les épaules.
« Franchement, Emerens, j'ai pas envie de réfléchir à la sémantique. Peu importe le niveau de collaboration, il y a un collaborateur. Peut-être contraint et forcé par Louna, mais certainement pas par Monokuma, puisqu'il disposait d'un plus haut rang que lui. A ce stade, peu importe comment l'Artiste le considère, il y a un énorme problème.
— ... Et ça pourrait être n'importe lequel d'entre nous, grimace Seo-jun. N'importe lequel. »
Eh oui, mon vieux. Même moi, je ne suis pas au-dessus de tout soupçon pour vous, j'en ai bien peur. Certes, cet énorme bordel est ma faute, mais derrière, un Désespéré pourrait très bien choisir cette option pour partir dans un énorme bang. Et si j'étais contraint et forcé, essayant d'échapper à son emprise, Louna pourrait aller à l'encontre de mes propres plans pour sauver Emerens.
Si c'est réellement son intention, toutefois.
En plus, toutes les infos sont en ma possession. J'ai mené toute l'enquête. Je peux très bien la détourner pour m'en sortir comme il le faut. Une dissension entre deux organisateurs, ça ne doit pas être si compliqué à prouver, pas vrai ?
Il va donc falloir commencer par prouver que ce n'est pas moi.
« Ouaip, je grommelle, n'importe lequel. Y compris moi. Mais aussi Emerens. Moanaura. Ou toi. Et pour le moment, on a aucun moyen de le savoir. Donc, si vous voulez bien, on va commencer par ça. »
Je m'attendais à ce que ça fasse démarrer les débats. Mais plutôt que de commencer à parler, ils me fixent tous d'un air incertain. Emerens se ronge même les ongles.
« ... Je sais pas, Thibault, grimace Seo-jun au bout de quelques minutes. J'ai pas envie de me mettre à accuser quelqu'un, qui que ce soit.
— Va bien falloir, nom d'un chien, je jure. Parce que j'ai besoin de vous pour avancer. J'ai besoin du débat. »
La grimace de Seo-jun s'intensifie encore. C'est à peine, d'ailleurs, s'il me regarde.
« ... Nan mais comprends-moi, s'te-plaît. Je veux vous faire confiance. Et là tu me dis... Qu'il y a peut-être un deuxième organisateur et qu'il est forcément parmi nous quatre...
— Je te fais confiance, Thibs, renchérit Emerens, les yeux baissés. Je sais qu'il faut suspecter, je n'ai pas cessé de te le dire. Mais tu sais très bien que c'est... Plus facile à dire qu'à faire.
— Les liens entre survivants, soupire Louna depuis sa chaise. Disons que tout le monde n'a pas la force mentale pour les remettre en question. Même toi, Thibault. »
Emerens serre les dents. Avant de se tourner, pour la première fois, vers la chaise ou s'assied sa très probablement ex-partenaire.
« ... Louna, s'il te plaît, tais-toi. S'il te plaît. »
Cette dernière pince les lèvres, l'air d'accuser le coup. Mais elle se contente de hausser les épaules.
« Je me tairai lorsque j'aurai apporté la preuve que ton ami n'est pas celui que vous cherchez. »
Tiens donc.
Elle peut faire ça, maintenant ? Ce n'est pas comparable à un aveu ?
Emerens vient d'écarquiller les yeux, pris au dépourvu aussi. Son expression est le miroir de la mienne. Ce qui n'est pas très glorieux, soit dit en passant, mais vu que tout le monde est surpris, je pense qu'on peut passer ce point de détail.
D'ailleurs, même l'Ultime Artiste fronce les sourcils depuis sa chaise. Avec un léger sourire railleur.
« Attention à ce que tu dis, Louna, ça peut très bien être le mot de trop...
— Il s'agit d'une observation que tout le monde aurait pu faire, siffle Louna, glaciale. Du moins, ceux assez observateurs pour suivre de près les comportements de l'Ultime Théoricien. Dites-moi, elle crache en se penchant sur nous les survivants, qui est assez con pour tomber amoureux d'une personne dont il sait qu'elle va mourir ? »
Bah merci, hein, j'apprécie toujours ce genre de douloureuse précision ?
Merci de bien vouloir me rappeler que les morts d'Alannah et d'Ibrahim étaient prévues et que celle de Sachiko restait très probable, j'apprécie toujours.
Sauf qu'en attendant, l'argument semble avoir fait son chemin. Emerens s'est pris le menton entre les doigts, et Moanaura et Seo-jun ont un échange silencieux. Ce dernier fronce les sourcils, en proie à une profonde réflexion ; Moanaura, quant à elle, lève la tête vers le siège de la Scénariste.
« Comment ça prouve quoi que ce soit ?!? Nako est morte aussi, je te signale !
— La mort de Nako était un artefact imprévu, lâche Louna avec un certain dégoût. Par contre, celles d'Alannah et d'Ibrahim étaient figées dans l'encre. Et puisque Monokuma a eu accès à mon scénario, la seule chose qui vous a permis de ne pas trop prendre cher les quatre premiers Chapitres, quelqu'un de situé au-dessus de lui en aurait forcément eu connaissance aussi, n'est-ce pas ?!? »
Elle marque un point, là.
Un point que visiblement, Moanaura ne peut pas contester, vu qu'elle se contente de grommeler dans sa barbe. Alors que l'Ultime Artiste, lui, se contente de hausser les épaules.
« C'est vrai que ce serait con que mon boss n'ait pas tous les éléments de boulot, surtout dans une démonstration aussi pointue...
— Et même en présence d'un sacré cœur d'artichaut, n'est-ce pas, Thibault, renchérit Louna, il y a un blocage non négligeable quand tu sais que la personne va forcément mourir. Blocage que visiblement, un certain imbécile se jetant à corps perdu dans ses relations ne possédait pas. »
Mes dents se serrent.
La canne d'Ansgar commence sérieusement à me démanger, là.
« Tu veux pas fermer ta gueule, un peu ?
— À ta guise, soupire Louna. De toute façon, j'ai posé mon argument. »
Ouais. Il pique, il me donne des sacrées envies de meurtre premier degré, mais il se tient. Visiblement, Seo-jun semble grandement rassuré de diminuer les soupçons, peu importe la manière. Pas Moanaura, par contre, vu que son regard va de lui à Emerens dans un geste presque trop nerveux, mais j'imagine que je ne peux pas lui en vouloir, si jamais elle est innocente.
Parce qu'il ne lui reste que ces deux-là.
Seo-jun ne s'en rend sûrement pas compte. Mais c'est le cas pour lui aussi. Et même chose pour Emerens.
Maintenant qu'on a éloigné la culpabilité de moi, les options se resserrent.
Et pourtant, il n'y en a pas un qui proteste.
« ... Admettons, finit par dire Emerens. Cela signifie que les seules possibilités de coupable, ce sont Moanaura, Seo-jun... Et moi.
— C'est plus ou moins ça, je grommelle, essayant de ne pas regarder Louna. Et là, malheureusement, ça devient un peu plus tendu. »
C'est là que je vais avoir besoin d'eux. Pour comprendre ce qu'il se passe, essayer de débusquer les contradictions. Ou les mettre au pied du mur pour forcer une phrase malheureuse.
Est-ce que l'un d'entre eux va se trahir tel Veikko Lajunen ou Yuuki Maeda ?
Je n'ai vraiment pas envie de le voir. Pourtant, il le faut.
« Tu dois bien avoir des suspects, grimace Moanaura. Des gens qui le sont plus que d'autres... »
Ce disant, elle se tourne vers Seo-jun, puis Emerens. Aucun des deux ne lui rend son regard.
« Pas vraiment, non, je lui réponds. Déjà, j'ai eu accès à vos archives, et aucun d'entre vous n'est considéré Désespéré. Donc ça m'aide pas beaucoup !
— Les archives pourraient mentir, intervient Seo-jun, dubitatif. Louna pourrait cacher des informations exprès. »
Ladite Louna se penche sur sa tribune, lèvres pincées en une expression de mépris.
« Cacher, oui, mais pas les modifier. Et je n'ai pas souvenir d'avoir dissimulé la propension au Désespoir de l'un d'entre vous.
— Y'avait des lignes raturées sur ton dossier et celui d'Emerens, je renchéris. Mais le plus important était quand même visible. Tu es sous surveillance, et Emerens a de fortes dispositions. Mais aucun de vous deux n'est un Désespéré avéré. J'ai comparé exprès avec les archives de Lajunen pour vérifier les infos, alors je sais de quoi je parle... »
Et c'est assez pour savoir que l'Ultime Observateur, si ce sont vraiment ses fiches, n'aurait pas ajouté plus de détails à un petit mot décrivant un Désespéré avéré. Donc, même si je décidais de remettre la confirmation de Louna en doute, il n'y aurait pas vraiment de base pour affirmer qu'elle a délibérément caché le Désespoir de quelqu'un.
Ce n'est pas la meilleure des nouvelles. Mais je ne m'attendais pas à ce que Moanaura blêmisse d'un seul coup, les épaules tremblantes.
« Eh là, une minute. Ce que t'es en train de dire, là. C'est que le collaborateur de Louna n'était pas Désespéré ?!? Qu'il a fait une Tuerie sans même avoir l'excuse du Désespoir ?!? »
Louna grommelle. Avant de se tourner vers Moanaura, avec un geste de la main similaire à ceux d'une maman qui explique un truc à son gosse de trois ans. C'est exactement le même ton maternaliste dans sa voix.
« Et pourquoi pas... Je ne le suis pas moi-même, après tout. »
C'est ça, prends-nous de haut, on apprécie toujours, surtout quand on est que tes pions sur ton jeu d'échecs en train d'essayer de comprendre l'ampleur de la partie. Rien d'étonnant à ce que Moanaura, qui vient de s'agripper à sa tribune tellement fort que ses jointures blanchissent, en éprouve de la colère.
Si c'est vraiment de la colère. Est-ce que ça pourrait être de la panique ?
Ce n'est pas sa chair de poule et les tremblements qui agitent ses bras qui vont me permettre de l'identifier.
« Oh, toi, rends-nous un service, et ferme-là cinq minutes ! Je suis pas là pour me faire traiter comme un gosse qui ne sait rien par la meuf qui nous a foutus ici ! Je crois que je sais déterminer un Désespoir, pas vrai ?!?
— T'es sûre que tu diriges ta colère contre la bonne personne ? réplique Louna, aigre. Parce que de ce qu'il me semble, tu refuses surtout d'affronter la vérité. »
Moanaura s'étrangle, et il lui faut toute sa force mentale pour ne pas se jeter sur le siège séance tenante, ses poings serrés sur un sabre de plus en plus menaçant. Je vois les veines palpiter sur sa tempe en même temps que les larmes lui montent aux yeux.
« Franchement, Louna, gronde Seo-jun d'un ton agacé, on a tout à fait le droit d'être en colère. Je sais pas si tu te rends compte de la situation dans laquelle on est, dans laquelle tu nous a mis. Et tu fais la fière, mais je t'ai pas beaucoup vue assumer tes actes. »
Elle hausse les épaules. Son expression est indéchiffrable, entre les ombres de la pièce et les reflets dans ses lunettes, mais je suis presque sûr d'avoir vu sa lèvre trembler.
« Seo-jun, intervient Emerens, hésitant. Est-ce qu'on pourrait remettre ce... Débat à plus tard ? On a des choses à se dire, oui, mais le plus important, c'est d'arriver au bout du procès. Ta colère ne vaudra rien si on crève tous. »
L'expression du garde du corps se teinte de compassion.
« Ouais, t'as raison, désolé. Promis, on s'énervera plus tard. »
Il se tourne vers Louna alors que son visage se fait bien plus dur.
« Mais je crois que j'ai le droit de m'énerver. Surtout devant pareil robot qui n'a rien trouvé de mieux que de nous cracher dessus depuis le foutu début de ce procès de merde. »
Louna plisse les yeux. Ses doigts pianotent sur sa tribune, et ce n'est que le rappel qu'elle dispose des mêmes accès que Monokuma qui m'empêche de m'énerver à mon tour.
Elle pourrait nous exécuter d'un mouvement de doigts. Qu'elle souhaite le faire ou non.
Quelque chose me dit qu'il faut que j'intervienne avant que ça ne dégénère. Et en vitesse. Histoire de détourner la conversation sur autre chose et ne pas donner à Monokuma l'idée d'interrompre le procès. Même si pour l'instant, ce connard m'a plutôt l'air de prendre son pied, à fixer Moanaura en se passant la langue sur les lèvres comme le pire des salopards.
Autant ne pas perdre sa bonne humeur. Au risque de tous crever.
« Bref, le Désespoir est pas un indicateur et encore moins ici, je lance avant que Moanaura n'ait eu le temps de bouger. Moi, ce qui m'intéresse, c'est vos archives. Y'a pleins de trucs intéressants qui pourraient justifier, ou non, de votre collaboration.
— Genre quoi ? Lance Seo-jun. T'as des pistes ? »
Si tu veux bien arrêter de déprendre de moi, mon vieux, je vais finir par mal le prendre... Il va falloir que tu commences à suspecter des gens, là, je peux pas tout faire tout seul.
Mais c'est compliqué. Je le sais. Il ne s'agit pas seulement de chercher un meurtrier, il faut trouver pire qu'un traître.
Je hausse les épaules.
« Dans vos archives, à chaque fois, y'a un truc chelou ou un indicateur de quelque chose. Par exemple, Moanaura n'a pas la moindre photo, comparé aux autres, je lance en désignant ladite Moanaura du doigt. Toi, Seo-jun, c'est les articles de journal et les notes sur toi qui sont très réduits, et même tes secrets sont quasi inexistants. Quant à Emerens... »
Je marque une pause, tournant la tête vers lui. Guettant son autorisation.
Il comprend immédiatement ce que je veux dire. Et hoche la tête, tout doucement, les poings serrés mais le visage calme.
Je ne voulais pas en arriver là. Mais de toute façon, on ne peut pas dire que j'aie le choix. Peu importe à quel point la Tragédie l'a marqué. Justement parce que je ne sais pas à quel point la Tragédie l'a marqué.
Je dois absolument me concentrer.
Autant pour lui que pour les autres.
« Emerens s'est retrouvé en plein milieu d'un suicide de masse. La fameuse tragédie de Saint-Cyr, aussi considérée comme la première manifestation du Désespoir à grande échelle. »
Et voilà, c'est dit.
Plus moyen de reculer.
Ça, par contre, ça semble bien leur clouer le bec, vu leurs têtes. Seo-jun vient de blêmir, et Moanaura s'est interrompue dans ses jurons, les deux mains plaquées en coupe sur sa bouche.
Les deux fixent Emerens avec une expression d'horreur.
« ... Un... Un suicide de masse ?!? S'exclame Seo-jun. Tu te fiches de moi, Thibault ?!?
— Malheureusement, non, soupire Emerens, voix atone. Effectivement, la Tragédie était de cette ampleur. Et j'ai vu de mes propres yeux le Désespoir. »
Seo-jun retient une exclamation.
« Putain, mec, je... Je suis vraiment désolé. »
Emerens hausse les épaules, et se remet à fixer le sol. Et moi, je ne peux m'empêcher de serrer les dents sur le fond de ma joue. Très, très fort. Pour ne pas me mettre à pleurer, ou hurler.
J'avais vraiment pas envie d'en arriver là. Le problème, c'est que quand tu te retrouves en plein milieu de Désespérés...
Tu es un suspect, que tu le veuilles ou non.
Je grince des dents. Au moins, Emerens a l'air de ne pas le prendre trop mal. A l'échelle où quelqu'un qui ne supporte pas qu'on le mette face à son passé pourrait prendre mal qu'on lui rappelle la Tragédie.
« ... Putain, finit par dire Moanaura. Putain c'est horrible.
— Ouaip, c'est le mot, je soupire. Malheureusement, ça ne le dédouane pas. Vous non plus, d'ailleurs, vous n'avez rien pour vous innocenter. On ne sait quasiment rien de toi, Seo-jun... »
Ce dernier a un grommellement.
« Ben voyons, comme si je passais pas mon temps à vous raconter ma vie. Tu me crois sincèrement capable de monter une Tuerie alors que c'est les Tueries qui m'ont pris Kichiro ?!? »
Super, j'adore être interrompu. Gars, j'essaye d'exposer des faits, m'y oppose pas tes émotions !
Après, je peux comprendre qu'il en ait marre. On a toujours pas avancé au-delà de la certitude que c'est un de nous quatre, et mon innocence est déjà bien plus probable à leurs yeux que celle des deux autres.
En sachant ça... Si je me mets à leur place, considérant leur innocence, il ne leur reste chacun que deux suspects. Emerens a Seo-jun et Moanaura, et chacun d'entre eux a Emerens et l'autre. Rien ne les disculpe plus qu'un autre, à part des émotions.
Et dans ce genre de tribunal, les émotions sont hélas élevées en preuve.
Donc, si je suis ce raisonnement... La personne que chacun d'entre eux aura plus tendance à accuser, c'est...
... Celle dont ils seront le moins proche.
Et visiblement, Moanaura, les yeux plissés par une intense réflexion en est arrivée à la même conclusion que moi. Et lève d'ailleurs les yeux vers Seo-jun avec une certaine hésitation.
« Honnêtement, pour une illusion de contrôle, un homme est prêt à tout... Est-ce que ça ne pourrait pas être justement la perte de Kichiro qui t'as conduit à t'associer avec Louna, quelqu'un largement assez capable de contrôler le destin ?!? »
... Uh oh.
Alors je suis pas expert, mais je sens que ça va péter.
Un compte à rebours se déroule. A trois chiffres du zéro.
Trois. Monokuma vient de se pencher en avant, un sourire avide aux lèvres. Le sourire de celui qui sait ce qui arrive, et qui s'en repaît, qui savoure jusqu'à la dernière goutte de la colère imprégnant la salle.
Deux. Louna se mord la lèvre, et pour la première fois, son expression blasée se craquelle alors qu'elle se penche vers le corps tremblant de Seo-jun.
Un.
Emerens a les yeux écarquillés.
Il tend la main en même temps.
Un hurlement le coupe.
Zéro.
« ... Tu te FOUS DE MOI, espèce de SALE CONNE ?!?!? »
Seo-jun vient d'exploser sous nos yeux ébahis et le rire, extatique, de Monokuma qui se bidonne sur sa chaise. Le visage tordu par une rage sans nom, sa tribune est la seule l'empêchant de se jeter sur Moanaura de toute la force de son mètre nonante-cinq. Crispé de toute part, une machine de guerre tout juste contenue. Les yeux presque fous fixés sur l'Ultime Capitaine.
Il est à bout, et toute sa colère rentrée depuis au moins trois Chapitres ne parvient plus à être contenue.
Moanaura recule d'un pas, le dos collé au siège de Louna. Cette dernière ne bouge plus d'un poil.
Ça ne l'empêche pas de continuer de hurler.
« J'ai passé SIX MOIS à protéger quelqu'un d'essentiel à l'avenir du monde ! Quelqu'un qui valait la peine d'essayer de s'accrocher, quelqu'un qui aurait pu nous faire sortir de ce cycle d'horreur qu'on vit depuis maintenant plus de trois ans ! Et tu oses me dire que... Que je l'aurais foutue dans une Tuerie sans broncher, pour la voir mourir, pour ruiner ses efforts et les miens ?!? Tu entends comme tu sonnes stupide ? »
Moanaura serre les lèvres. J'essaie d'intervenir, de calmer Seo-jun, mais je n'ai même pas le temps de bouger de ma tribune. Parce que l'Ultime Capitaine vient, elle aussi, de perdre toute contenance.
« Tu parles bien, elle gronde, prête à exploser, elle aussi, mais si la mort de Nako était un imprévu, un argument que je ne peux utiliser, celle d'Ansgar l'était aussi ! Alors, ça fait quoi de perdre le contrôle ?!? »
Emerens grimace. Tente de nouveau de s'interposer, les yeux plissés.
« Les gars...
— Pas maintenant, Emerens, siffle Seo-jun. Je parle à Moanaura. Moanaura qui n'a visiblement pas super envie qu'on creuse ses propres squelettes dans le placard, hein, j'ai pas raison ? Tu veux qu'on parle de la supposée absence de photos dans ton dossier alors que les Monokuma ont réussi à obtenir une vidéo de ton foutu équipage ?!? »
La Capitaine serre les poings. Mais Seo-jun n'a pas fini. Les poings serrés, il gronde, avant de pointer son doigt vers Moanaura. Un doigt accusateur.
« On peut aussi parler de ton niveau d'anglais qui a progressé presque trop vite pour être honnête ! Et encore, Emerens n'a pas réussi à maintenir sa propre ruse très longtemps, mais toi, ça ne m'étonnerait même pas que tu fasses genre, pas vrai, connasse ?!? Allez, avoue, bordel de merde ! »
Nouvelle grimace d'Emerens, qui tente toujours de s'interposer entre les deux. Mais peine perdue. Ni Moanaura, ni Seo-jun ne le regardent, ni moi, d'ailleurs, vu le temps que je passe à essayer de les interrompre. Je crois que je suis mal barré, si je veux leur tirer un peu de calme.
Monokuma semble toujours en extase. Un juron de Moanaura en tahitien lui arrache un soupir un poil trop euphorique pour être honnête.
« C'est bien les enfants... Continuez, entredéchirez-vous ! Offrez-moi le meilleur des spectacles... »
Louna, de son siège, a un reniflement dégoûté, mais n'ajoute rien. Elle se contente de regarder les hurlements se faire de plus en plus forts, alors qu'Emerens redouble d'efforts pour essayer d'en placer une. La panique s'empare de ses traits au fur et à mesure que Seo-jun et Moanaura se bagarrent.
« Viens me redire ça en face, crache Moanaura dans un mélange de français et d'anglais après une insulte particulièrement violente de Seo-jun. Allez, sors de ta tribune, salopard !
— T'as qu'à te ramener toi-même, gronde Seo-jun qui visiblement a très bien compris. Quoi, trop peur de te prendre une rouste, l'organisatrice ?!? »
... Bon. Je crois que je ne peux plus compter sur leur aide.
Le seul à être encore un minimum en possession de ses moyens, c'est Emerens, et même si j'arrivais à attirer son attention sur le débat, les hurlements nous empêcheraient de parler. Je ne peux plus compter que sur moi-même. Et mes propres indices.
Mes propres indices... Comment est-ce que je vais bien pouvoir démêler ce bordel...
Les rapports d'Ansgar ? Ils m'ont déjà appris tout ce que je voulais savoir. Pareil avec le Monodossier administrateur, et ça va être difficile de l'éplucher davantage. Je n'aurais rien de plus sur les archives que les photos que j'ai prises, Monokuma m'interdira d'aller les chercher, c'est une règle écrite...
Hmmm.
Par contre, il y a un truc que je n'ai pas pu trop creuser, à l'exception d'une ou deux preuves capitales.
J'ouvre le scénario de Louna devant moi, appuyé sur ma tribune. La seule preuve que je n'ai pu me résoudre à inspecter correctement, puisque son contenu me terrifiait.
Mais si ça se trouve, il y a encore quelque chose que ce texte peut me dire. Et s'il y a un moment pour chercher, c'est celui-là.
Je relis, presque minutieusement, toutes les lignes écrites par l'Ultime Scénariste. Essayant de ne pas écouter mon pincement au cœur lorsque je tombe sur les morts, sur la description du meurtre de Sparrow par Aldéric, de Flor par Ruben... De me concentrer uniquement sur les mots, les effets de style choisis, et...
...
Il y a quelque chose qui cloche.
Louna est, malheureusement pour moi, une écrivaine sans pareille. Elle mérite son titre d'Ultime, et c'est sans doute pour ça que je n'avais pas remarqué ce détail au début. Les métaphores, les manières de s'exprimer, n'aident pas à ce que ma première lecture soit claire, surtout en découvrant le scénario.
Mais maintenant que je le relis, il y a un truc qui me saute aux yeux.
Ce scénario est écrit à la deuxième personne.
Il est adressé à quelqu'un.
Mon cœur s'accélère, d'un seul coup. Ce quelqu'un n'est pas Monokuma. Louna y décrit sa volonté de meurtre, impossible pour lui d'avoir vu ça s'il ne s'attendait vraiment pas à ce que Sachiko et Emerens tentent de le buter. En plus, on parle de lui plusieurs fois. Traduction, il n'y a qu'une seule possibilité...
... L'organisateur.
Je serre les dents. J'y suis presque.
Dans un scénario à la deuxième personne, la personne désignée par le narrateur est très rarement adressée par son nom. Donc, c'est peut-être un moyen de...
Combien il y a de noms ?
...
Le sang pulse à mes oreilles alors que je me mets à compter.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq.
Six. Sept. Huit. Neuf.
Dix. Onze.
Douze.
Treize.
Quatorze.
Quinze.
Où est le seizième ?!?!?
Oh bordel de merde. Non. Non. Ça ne peut pas être si facile. Ça ne peut pas finir comme ça. Ça ne peut pas...
Ça ne devait pas arriver.
Les battements de mon cœur couvrent les hurlements de Moanaura et Seo-jun alors que je me remets à compter, déployant mes doigts les uns après les autres, dans un geste presque désespéré.
Je ne pensais pas que ça allait marcher. Je ne pensais pas que ça allait mener à ce nom.
Pas ce nom.
Et pourtant, j'ai beau compter, compter, et recompter, j'arrive, à chaque fois, à quinze noms.
Et c'est toujours, toujours le même qui manque.
Merde.
Je ne voulais pas en arriver là. Pourtant, aujourd'hui, vingt-trois octobre deux mille dix-neuf, je suis obligé de faire face à la vérité.
Et la vérité vient de croiser mon regard alors que je relève la tête, les yeux pleins de larmes, fixés sur la personne qui porte ce nom que je désespère de trouver. Avec, dans ses propres yeux, la panique de celui qui sait. Celui qui sait que je viens de comprendre.
C'est terminé.
C'est terminé, et personne ne me laisse l'occasion d'encaisser la découverte. Parce que Louna vient de se pencher sur sa tribune, les yeux fixés sur moi.
« On dirait que Thibault a trouvé quelque chose. Si tu veux bien nous éclairer, Thibault ? »
...
Connasse.
Me regarde pas comme ça avec tes yeux pleins de pitié.
T'as pas le droit.
Ça semble avoir mis fin à la dispute, en tout cas. Sa voix a porté au-dessus des hurlements, qui commençaient d'ailleurs à faiblir, et Emerens, Seo-jun comme Moanaura se tournent vers moi. Vers mon expression horrifiée.
Mes yeux me brûlent atrocement.
Emerens est le premier à rompre le silence qui s'installe. Les yeux vrillés sur moi.
« ... t'as trouvé un truc, Thibs ? T'as une piste ? »
Ma gorge est lourde. De ressentiment, de douleur, de je ne sais trop quoi. J'ignore quelle force trouve ce mot pour passer mes cordes vocales. Mais pourtant, c'est celui qui résonne le plus fort dans ma tête vide.
« ... Ouais. »
Je serre les poings. Je ne peux pas pleurer maintenant. Je ne peux pas pleurer maintenant.
« ... Je sais qui c'est. »
Il n'en faut pas plus pour faire éclater en mille morceaux la tension déjà très lourde du procès. Moanaura pousse une exclamation de surprise, alors que Seo-jun se penche sur sa tribune.
« Comment ? Comment tu sais ça ?!? »
Ma mâchoire me fait mal.
« Le scénario de Louna... Est écrit à la seconde personne. Adressé à quelqu'un. Qui n'est pas Monokuma. »
Ma tête est complètement vide.
« Et dans le texte du scénario... Il manque un nom. »
Mes oreilles bourdonnent.
« Un nom qui est ici. »
Le silence tombe comme une chape de plomb sur la salle de procès. Moanaura est figée comme une statue, et Seo-jun, lui, n'arrive même plus à parler. Il se ronge les ongles avec frénésie. Son regard passe de Moanaura à Emerens, presque furieusement, avec tant de panique.
Emerens qui est le seul à réussir à parler.
« ... Un nom. Quel nom ?!? »
...
C'est le moment.
J'ouvre la bouche. Force les syllabes sur ma langue.
Mais rien ne sort.
Rien ne sort.
J'y arrive pas.
...
Pourquoi ?!?
Le nom refuse de sortir. Ma dernière accusation refuse de s'avérer. Et visiblement, c'est le coup de trop pour Emerens, qui se penche sur sa tribune, les yeux écarquillés.
« Quel nom, Thibs ?!? Tu sais qui c'est, pas vrai ?!? Dis-le, nom d'un chien ! Dis-le, par pitié, qu'on en finisse ! »
Je le fixe, droit dans les yeux. Alors que le nom continue de s'accrocher à mes gencives, incapables de sortir.
Son visage est tordu par l'horreur.
Sur son expression, la seule chose qui transparaît sont ses supplications.
« ... S'il te plaît, Thibault. »
Mon nom dans sa bouche sonne comme une sentence.
Mon nom...
Quelque chose vient remplir ce vide dans ma tête.
Un feu qui consume tous mes neurones.
Ce feu, je le reconnais.
C'est celui de la colère.
Je serre les poings.
Et enfin, le hurlement sort.
Fatal.
« Ne te fous pas dema gueule ! Tu sais très bien que c'est le tien ! »
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