Chapitre 4 (7) : In memoriam
Combien de temps cela fait-il que je contemple le feu ?
Deux, trois heures ?
Je ne sais pas.
Il fait nuit noire. Ansgar et Ibrahim ont allumé un feu à l'aide de morceaux de bois recueillis un peu partout, et nous sommes plus ou moins tous réunis autour, assis sur des coussins, ou des chaises, ou dans deux cas très particuliers, des gens.
Ces deux cas étant Emerens, assis sur les genoux de Seo-jun, et Alannah, assise sur les miens.
Va falloir que je m'y habitue.
Après, même si je suis pour le moins ravi d'avoir une jolie fille assise sur mes cuisses et qu'elle ne se prive pas de s'étaler sur moi, visiblement, ce n'est pas ce sur quoi mon cerveau a choisi de se concentrer. Non, à la place, je regarde le feu en silence avec les autres depuis plusieurs heures.
C'est Nako qui a proposé la minute de silence. On s'est installés dans le cercle 4 avec des boissons, des coussins et le feu prêt à être allumé, et une fois que le soleil a commencé à se coucher, et qu'on était tous plus ou moins bien installés, elle nous a demandé de garder le silence quelques temps, à la mémoire des sept tombés. Sauf que nos minutes se sont transformées en heures.
Et maintenant, nous sommes tous là, à contempler un feu qui ne s'éteint jamais.
Ansgar est toujours sur son siège, altière. Contemplant les flammes, sa main posée sur la tête d'une Sachiko appuyée contre ses genoux. Ni l'une ni l'autre ne montrent la moindre émotion alors qu'elles regardent droit devant elles, mais quelque part, elles dégagent une certaine vulnérabilité, comme ça, l'une à supporter l'autre en silence alors que leur contact doit valoir tous les mots.
Seo-jun et Emerens sont serrés l'un contre l'autre, appuyés sur un set de coussins. L'un a le menton posé sur l'épaule de l'autre, et les cheveux blonds du deuxième se perdent quelque fois dans les narines du premier, sans que ni l'un ni l'autre ne réagissent. Ils sont enlacés, d'une certaine manière, à contempler la lumière qui se diffuse jusqu'à leurs visages fermés.
Moanaura et Nako sont côte à côte. Pas main dans la main, mais au vu de leur attitude, je dirais que ça y est presque. Leurs épaules s'effleurent, et de temps à autres, Nako s'appuie sur le côté de Moanaura avant de se redresser presque trop naturellement pour être honnête. Je m'attends à voir les joues de la Capitaine se teinter de rouge, mais elle se contente de fixer le feu en silence.
Ibrahim est à côté de moi. Sa main touche presque la mienne, et son autre bras est tendu vers les flammes, utilisant un tisonnier pour les ranimer, de temps à autres. Son regard est perdu dans le vide, et de temps à autres, je vois un reflet du feu se perdre dans une goutte d'eau sur ses joues. Mais cela est sans doute une illusion.
Et puis, il y a moi. Appuyé contre le dossier d'une chaise, Alannah serrée contre moi, nous contemplons les flammes ensemble, d'un même silence, d'un même esprit. Ses mains sont serrées sur les miennes, mes bras autour de sa taille, ses cheveux dans mon nez, je suis à la fois bien et terriblement hors de ma place.
Pourquoi faut-il que ce soit un mémorial ?
Finalement, Moanaura finit par se lever, d'un geste fluide, silencieux. Avant de faire quelques pas vers les flammes, et de se pencher, sans détacher son regard des braises. Je la vois s'emparer d'une bouteille de soda avant détourner son regard du feu de camp.
« On devrait... Dire quelques mots. Pour les morts. Ceux qui les ont mieux connus que d'autres, histoire de s'exprimer... Ou juste de brûler notre deuil. »
Il ne faut pas grand-chose de plus pour que j'entende de nouveau les flammes crépiter. Et Nako hoche la tête gravement, avant de se pencher, à son tour, vers les flammes.
« On devrait commencer par... l'ordre de leur mort. Et ceux qui veulent pourront parler. Et du coup... Si vous permettez... j'aimerais commencer par Sparrow. »
Un murmure d'assentiment court sur tout le feu de camp, et Moanaura tend la bouteille à Nako alors que cette dernière pousse un profond soupir.
« Sparrow... On a jamais vraiment eu le temps de la connaître. Mais on aura toujours le temps de se souvenir d'elle. Et moi, je revois encore la personne enjouée qui nous rappelait qu'il fallait prendre soin des animaux, qui avait su s'en faire aimer même des plus sauvages jusqu'à la mort. Qui ne voulait rien d'autre que de prendre soin de tout le monde. »
Elle boit une gorgée de la bouteille, avant de la rendre à Moanaura. De son côté, Alannah s'empare d'une autre bouteille, se décalant doucement de mes genoux.
« Il était... Bizarre, par moments. J'avais l'impression qu'il n'avait aucune conscience de soi. Mais même sans savoir qui il était, il savait c'était quoi son but, et c'était de donner le sourire à toutes les créatures possibles. »
Elle boit, à son tour, et Ansgar se redresse.
« C'était probablement la personne la moins susceptible de tuer. La moins dangereuse de tous. Et ce sont trop souvent les plus purs qui meurent en premier. »
Sachiko lui passe une autre bouteille. Elle boit. Seo-jun pousse un profond soupir.
« J'ai pas grand-chose à ajouter. Comme vous tous. Mais je crois que Sparrow était le gars qui méritait le moins ce qui lui est arrivé. Il vivait, c'est tout. »
Il boit. Et le silence prend sa place.
Sparrow. Que je n'avais que trop peu connu. Un peu concon, me tapait sur les nerfs parfois, ne savait parler que d'animaux, presque moralisateur par moments. Mais aussi incroyablement innocent, toujours joyeux, presque trop. On ne saura sans doute jamais ce qui se cache derrière son sourire.
C'est au tour d'Alannah de se redresser.
« Si on passe à Aldéric... Aldéric était ce qui se rapprochait le plus d'un ami, à ce moment-là. On se comprenait un peu. Il était isolé de tous, et essayait au maximum de ses capacités de s'intégrer, alors que son anxiété sociale le bouffait. Et puis, il avait jamais voulu ça. Il voulait juste nous aider. Même si c'était dans son Désespoir, il y croyait vraiment.
— Aldéric, continue Nako, était un gosse perdu dans un endroit qui n'était pas fait pour lui. Il a cédé parce que Monokuma a pris parti de ses tendances à l'isolement, et pourtant, même alors qu'il cédait, même alors que son instinct lui hurlait de continuer à survivre, il a quand même cru jusqu'au bout que sa mort nous aiderait. »
Elles boivent, toutes les deux. Reposent la bouteille. Regardent Ansgar, qui vient de lever sa propre boisson.
« Aldéric n'était rien de plus qu'un enfant. Et tout comme Sparrow ne méritait pas ce qui lui est arrivé, il ne méritait pas d'être torturé par Monokuma. Il est mort parce qu'il n'a pas supporté la pression connue de lui seul. Il est mort parce qu'il s'est isolé. »
Déglutition. Je vois le fond de sa bouteille se relever d'un coup avant qu'elle ne la repose. Pour le coup, j'espère vraiment qu'il n'y a pas d'alcool là-dedans. Ce n'est pas le moment.
Aldéric... Aldéric, on n'a jamais vraiment réussi à l'approcher. Il restait avec Nako, ou Sparrow, avant de la tuer. On aurait dû se douter de quelque chose, sans doute, lorsqu'il n'a pas signalé sa disparition, mais chacun d'entre nous ne pouvait voir en lui qu'un enfant de quinze ans. Un enfant qui riait devant TomSka, qui rageait sur Mario Kart, qui avait ses jalousies, ses rivalités, ses problèmes.
Un ado comme les autres dont la vie a été interrompue par un talent Ultime.
Le silence s'installe de nouveau sous le crépitement des flames avant qu'Ibrahim ne pousse un profond soupir.
« Flor... ne m'aimait pas beaucoup. Elle a tenté, très légitimement, de me tuer parce qu'elle craignait pour sa sécurité. Mais aussi de celles des plus faibles d'entre nous. Elle ne voulait rien de plus que protéger les personnes qu'elle en pensait dignes, même si ces personnes avaient peur d'elle, comme Ester, ou ne lui accordaient qu'une attention polie, comme Nako. Elle était rude et brutale dans ses mots, mais restait dans sa nature profonde quelqu'un de purement bon. »
Il boit à son tour, et Moanaura prend sa suite.
« Elle était violente et on pouvait la considérer comme stupide, des fois, mais elle avait son intelligence bien à elle. Et ses trucs bien à elle, aussi. Elle m'a appris à appliquer mon fond de teint correctement pour adoucir mon visage, et semblait réellement heureuse de me montrer ses créations, forge ou non. Quelque part, elle était heureuse de pouvoir se rapprocher des gens.
— Flor n'aimait pas mes leçons, continue Nako alors que Moanaura avale une lampée de sa bouteille. Je savais très bien qu'elle voulait en avoir fini tout de suite, pouvoir apprendre l'anglais dans l'instant. Ou travailler seule. Mais elle venait quand même. Elle essayait de communiquer. Elle faisait des réels efforts. Et sur la fin, ça a été la seule à faire de réels efforts pour Ruben. »
Elle boit sa gorgée, et mon cœur se serre. Soudainement, le feu ne dégage plus la moindre chaleur.
« Flor était une indépendante par nature, conclut Ansgar, déterminée dans son idée que le monde est un endroit fait pour te détruire. Sans doute avait-elle raison. Mais cela ne l'a pas empêchée d'éprouver, envers et contre tout, de l'affection. Si c'est son indépendance qui l'a conduite à ne pas demander d'aide pour Ruben, c'est son affection pour lui qui la conduite à la mort. »
Elle boit de nouveau. La bouteille, vide, finit dans un sac à côté d'elle.
Flor. Brutale, stupide, ce que vous vouliez, elle ne s'attirait pas la sympathie, pourtant quelque part elle débordait d'intelligence et d'empathie. Elle est venue me voir, moi, pour me demander de protéger ceux qu'elle avait décidé de surveiller, craignant de ne plus suffire. Elle ne m'appréciait pas plus que ça, et c'était réciproque. Mais elle m'avait quand même demandé de l'aide, elle, l'indépendante, morte pour son indépendance.
Morte pour avoir voulu aider quelqu'un qui a causé sa perte.
Seo-jun serre le goulot de sa propre bouteille entre ses mains.
« Pour ce qui est de Ruben... Je le connaissais pas trop. Mais j'en savais assez pour voir que c'était un modèle de bienveillance, d'amour et de partage. Il ne savait pas mentir, même dans une situation de vie ou de mort. Il était toujours plus facile à lire qu'un livre ouvert. Un jour, il est venu me demander conseil avec... La personne qu'il aimait. Je lui ai donné des trucs. Je voulais le voir heureux. C'était selon moi la seule option envisageable. »
Il pousse un profond soupir.
« Je ne savais pas que j'allais autant regretter. »
Son poing se resserre autour de la bouteille, et je vois sa tête se tourner pour que son visage retrouve les cheveux d'Emerens. Emerens qui ferme doucement les yeux.
« Ruben m'avait pris en grippe, il annonce, d'une voix atone. Une bête histoire de rivalité adolescente. Le genre qui pour quelqu'un comme lui, peut prendre des proportions ahurissantes. Pourtant, ce n'est pas moi qu'il a voulu tuer. Ce n'est pas par rancœur qu'il voulait tuer. C'est par amour, par esprit de sacrifice, des notions pourries par une saloperie de Désespoir mais dont je ne peux nier la présence. »
Ses dents se serrent.
« Je l'ai haï comme j'ai rarement haï quelqu'un pour ce qu'il a tenté de faire. Et légitimé dans ma haine j'ai décidé de ne pas l'aider par moi-même, de déléguer la tâche à quelqu'un qui en serait capable. Mais personne n'était capable de l'aider. Et tout ce que j'ai fini par faire, c'est le jeter dans les griffes de Monokuma pour un meurtre qu'il ne voulait même pas commettre. »
Il soupire. Boit à sa bouteille. Son regard évite soigneusement le mien.
D'ailleurs, c'est bien le seul. Tous les autres me regardent.
Ils s'attendent sans doute à ce que je dise quelque chose.
Moi, qui ait été plus proche de Ruben que n'importe qui encore vivant.
... Mais qu'est-ce que vous voulez que je dise ?
Je ne peux pas parler.
Je ne vais pas réussir à parler sans me mettre à pleurer.
Je ne vais pas réussir à prononcer son nom sans me rappeler sa tête rouler au sol, son sang chuter sur les dalles, le tintement d'un collier de pierreries imbibé d'hémoglobine.
Je n'arrive pas à desserrer les lèvres. Et j'imagine qu'Ansgar le voit. Puisqu'elle finit par hocher la tête.
« Ruben a voulu tuer pour la raison la plus pure possible. Dans n'importe quelle autre situation, il aurait résisté, n'aurait même pas envisagé cette possibilité, sans doute. Il voulait la vie et le bien-être de tout le monde. C'est son esprit de sacrifice qui l'a perdu. Et un enchaînement d'évènements l'a conduit à commettre un meurtre qu'il ne voulait même pas entreprendre, loin de son objectif espéré, un accident malheureux qui l'a perdu. Parce que personne n'a pu, ou n'a voulu, l'aider. »
Elle boit, le regard fixé sur Emerens, qui est sans aucun doute douloureusement visé. Mais quelque part, je me sens attaqué, moi aussi. Je pouvais l'aider. Je pouvais l'aider, au moins lui accorder la survie quelques chapitres de plus, si je lui avais seulement parlé.
Il m'aimait. Et moi, je ne me suis pas montré à la hauteur de l'amour d'une personne aussi pure.
.... Ruben...
Pardonne-moi.
De ne pas t'avoir regardé.
Les flammes continuent de crépiter dans le silence qui revient. Les dernières paroles d'Ansgar referment, l'un après l'autre, les mémoriaux, et à chaque fois il nous faut passer à la suivante. Au mort suivant. Se rappeler de lui, ou d'elle, réveiller les beaux souvenirs, les plus douloureux. Et les larmes de Nako m'indiquent très bien qu'elle sait qui arrive.
Un répit lui est accordé par Emerens, qui vient de lever sa bouteille de nouveau.
« Houshang était une personne fascinante à plus d'un égard. Il avait subi la plupart des discriminations qu'un homme trans en Iran pouvait attendre de son pays, et son passé très lourd a à peine été effleuré, que ce soit en privé ou en public. Mais il n'a jamais laissé ce passé le définir. Il était gracieux, intelligent, méfiant, caractériel, avait ses propres spécificités. Des fois, j'ai l'impression de ne même pas avoir réussi à effleurer la surface de l'homme qu'il était.
— On a eu trop peu de temps pour le connaître, renchérit Seo-jun. Au début, je l'ai méprisé, pour son propre mépris. Mais il est... Il était bien plus qu'une attitude hautaine. Il était une fascination incarnée pour le monde qui ne se laissait brider par rien, règles sociétales ou tabous. Mais toujours en restant respectueux de la société qu'il voulait créer. »
Les deux boivent de concert. Je vois les joues de Seo-jun rougir, ce qui me fait craindre pour le contenu de sa bouteille ; à moins que ce soit Emerens qui s'est collé contre lui en finissant sa propre boisson, toujours sans la moindre émotion ; ou les flammes qui redoublent d'ardeur, suite au morceau de bois qu'Ibrahim vient de leur jeter. Je n'en ai pas la moindre idée.
Je me sens dans cette espèce d'état second où tout le monde parle et moi je me tais.
Je suis un spectateur.
« Houshang, soupire Ansgar, a maintes et maintes fois rejeté mes directives. C'était un esprit libre, mais un esprit libre qui savait qu'il fallait vivre en société. La chance, plus que son être pur, l'a condamné, mais je ne peux m'empêcher de me dire que la chance a plusieurs facteurs. Et sans doute avait-il les aggravants. »
Houshang, je me dis alors qu'elle boit. Un homme que j'ai méprisé, qui m'a fasciné avant de me mettre dans la catégorie des idiots, mais qui ne s'arrêtait pas aux apparences, qui me manifestait toujours le plus grand respect. Quelqu'un qu'on aurait pu connaître et admirer, bien plus facilement qu'on pourrait le penser.
Ibrahim jette un nouveau morceau de bois dans les flammes. Ces dernières le dévorent avec ardeur, alors que de la cendre s'éparpille autour du feu de camp. Des pierres bloquent la plupart des braises, mais on pourrait craindre pour l'herbe. Même si en cet instant je crois que personne ne se préoccupe vraiment de finir dans les flammes.
Nous sommes tous aux portes de la mort alors que nous leurs rendons hommage, même si la vie n'a jamais autant redoublé d'Espoir.
« Ester, il annonce doucement, sans même regarder Nako. Méfiante, timide, préférant le calme. Faible à bien des égards, forte à d'autres. Elle m'avait soigné sans réagir alors qu'elle avait peur de moi, m'a laissé lui parler alors que je la terrifiais, au point de prendre ma défense dans les moments les plus difficiles pour elle. C'était quelqu'un de froussard, mais on ne pouvait vraiment la blâmer d'avoir peur. »
Il boit du bout des lèvres, avant de remuer son tisonnier dans les flammes en silence. Un tisonnier que je n'ose même pas regarder. Est-ce que je vais y voir se dessiner une rouille brunâtre, rouge sur les pierres grises ?
Je m'attendais à ce que Nako reprenne la parole. Mais étonnamment, c'est Moanaura qui se redresse.
« Ester, je ne l'aimais pas beaucoup, elle grimace. Elle m'était insupportable, même. J'avais essayé de la décoincer, sans succès. J'avais essayé de lui parler, sans succès. Je lui en voulais de réussir là où j'avais échoué. »
Elle serre les dents. Pas besoin de regarder dans la direction de Nako pour comprendre ce qu'elle essaye de dire. D'ailleurs, je crois que personne ne veut vraiment lui faire la remarque.
« Mais c'est le genre de rivalités idiotes qui n'a rien à faire dans une Tuerie, elle continue, les doigts serrés sur sa bouteille. Derrière, Ester était quelqu'un de bien, aimant et attentionné, qui méritait pas ça. Je dirais bien que personne le mérite... Mais dans son cas, je crois que c'était encore plus vrai. »
La bouteille se lève vers le ciel. Je vois Moanaura porter un toast silencieux avant de tout déglutir d'un seul coup, et de jeter la bouteille désormais vidée au loin. Droit dans le sac qu'utilise Ansgar pour recueillir nos déchets. Beau panier.
Elle se rassied près de Nako, les joues légèrement rouges. Et je vois cette dernière lui attraper doucement la main avant de la presser, à intervalles réguliers.
Je ne sais pas si je dois vraiment m'en réjouir.
En tout cas, Nako semble y puiser suffisamment de forces pour se mettre, à son tour, à parler.
« Ester était... Une boule d'amour et d'affection. Elle a vécu des moments difficiles qui l'ont conduite à se refermer sur elle-même, bien sûr, mais il fallait gagner sa confiance pour découvrir la véritable elle, celle qui souriait, aidait, soignait. Une elle qui voulait vraiment vivre heureuse, qui... »
Elle renifle. Moanaura lui serre doucement la main alors qu'elle s'essuie les yeux sur la manche de son haut.
« ... Excusez-moi. Je crois que je ne saurai rien dire de plus. »
Ansgar hoche la tête, avant de se redresser à son tour. Sachiko lui tend une autre bouteille.
« Ester était une femme passive qui prenait la vie comme elle venait. Elle ne supportait pas l'idée d'être à l'origine de quelque chose, elle prenait la vie comme elle venait. Et sur la fin, cette passivité et un excès de confiance lui ont coûté cher. »
... Cher...
Elle a trop fait confiance, oui ; Trop fait confiance à Emerens, qui faisait lui-même trop confiance à Ade. Mais même alors qu'elle était craintive de tout, au point de gruger pour chercher ses propres secrets à la veille d'un meurtre, elle restait quelqu'un de foncièrement heureux sur les petites choses. Heureuse que je me sois mis avec Emerens, même si ce n'était peut-être que pour une nuit. Heureuse de voir qu'Ibrahim s'était plus ou moins réconcilié avec moi. Heureuse que Nako lui parle, même si elle ne pourrait jamais lui rendre ses sentiments.
Juste quelqu'un d'heureux de vivre qui est mort dans la souffrance.
Il n'en reste plus qu'une à honorer. Mais cette fois, le silence se prolonge. Même Ansgar ne semble rien vouloir dire.
Mais d'un autre côté, que dire sur celle qui a tué de sang-froid en comptant mettre son meurtre sur le dos d'un autre ?
Nous échangeons encore quelques regards incertains. Nous demandant si c'est une bonne idée de garder le silence. Après tout, Ade n'a pas à être discriminée plus que les autres... Si nous voulons vraiment avancer. Mais personne n'a quoi que ce soit à dire sur elle ?
Je vois une Ansgar résignée prendre une profonde inspiration pour commencer son mémorial. Mais une voix venue de ses genoux la coupe dans son élan.
« Ade, soupire Sachiko sans émotion, elle savait des choses qu'elle pourra jamais nous révéler. Elle prenait à cœur depuis le début une enquête que vous ne commencez que maintenant. Même si ça l'a entraînée dans son Désespoir, son désir premier était surtout de mettre fin à tout ça de la manière la plus sûre. »
Tout le monde fixe Sachiko, abasourdi. Je vois quelques yeux de merlan frit, sur les visages. Je dois sans doute faire la même tête.
Qui s'attendait à ce que la silencieuse Sachiko prenne la parole juste pour Ade, alors qu'elle était la première à l'insulter ?
Surtout dans des termes aussi... presque positifs.
Presque comme si elle était elle aussi quelqu'un à regretter, quelqu'un qui ne méritait pas ça.
...
Est-ce que c'est le cas ?
J'ai pas envie de faire des réflexions philosophiques.
En tout cas, les paroles de Sachiko semblent avoir débloqué tout le monde. Un à un, ils lèvent leur bouteille.
« C'était une gamine, marmonne Seo-jun. Une gamine qui voulait juste sortir de la manière qu'elle avait choisie.
— Quelqu'un qui se laissait pas marcher sur les pieds, renchérit Moanaura. Qui savait réfléchir.
— Elle était capable de raisonnements très pointus, soupire Ibrahim. Le genre dont on aurait bien besoin maintenant.
— Elle aidait beaucoup les enquêtes, aussi, ajoute Alannah. En examinant les corps, on a compris plein de trucs sur les meurtriers. »
Nako serre les dents, et ses poings se contractent sur sa bouteille. Mais c'est avec le plus grand calme qu'elle commence à parler.
« Je la déteste, pour son sang-froid, son manque d'empathie et son égoïsme. Mais ce sont des défauts qui nous ont bien servis, les premiers temps. »
Finalement, Ansgar se relève, éloignant Sachiko de ses genoux pour se diriger vers le feu.
« L'acte d'Ade est un de ceux dont nous devons apprendre, pour ne surtout pas le répéter. Elle nous a appris qu'il était impossible de s'oublier dans la joie sans s'enfermer nous même dans un carcan de fausse sécurité. Elle nous a appris qu'il fallait nous souvenir. »
Les seuls à garder le silence, finalement, ce sont Emerens, et moi. Lui, le visage dans l'ombre, les yeux fixés sur les flammes, attitude impossible à décrypter. Pire encore qu'une statue de la Grèce antique, le visage plus de marbre que le David de Michel-Ange. Et moi. Qui quoi qu'il arrive ne serai sans doute pas capable de dire un mot.
Ade. Insupportable, jalouse sans vouloir l'admettre, terriblement indépendante. Mais aussi fiable, au sang-froid enviable, qui réussissait toujours à débloquer les procès avant que ce ne soit le sien. Sans cesse sur la bonne piste, un atout et un cerveau de taille. Et une gamine de quinze ans changée en statut de cendre.
« Nous sommes ici pour nous souvenir, continue Ansgar, appuyée sur sa canne, mais aussi pour ne pas répéter les erreurs de ceux qui nous ont précédés. Les erreurs de Wen Xiang Monogatari, de Reina Satou, de Neia Hirristel de Fabiola Drachenberg, d'Haruko Kita. Des survivants et des morts d'avant nous. Nous ne pouvons plus nous permettre d'oublier. Chacun de ces mots, elle soupire, sera redit une fois dehors, une fois que nous devrons construire notre monument à leur mémoire, pour un avenir meilleur guidé vers la connaissance et l'équilibre... »
Je me redresse, éloignant Alannah de moi. Cette dernière le remarque à peine, obnubilée comme elle est par le discours d'Ansgar ; mais moi, je ne veux pas entendre sa petite propagande. Je ne suis pas prêt à accepter que la mort puisse être source d'apprentissage. Je veux juste pouvoir oublier leurs regards et leurs cris.
Entre les mots de notre Dictateurice, je m'éloigne en silence dans les bois du parc, espérant du plus profond de mon cœur que personne ne m'a vu.
Mais évidemment, c'est trop demander au destin.
Puisque j'entends au bout de cinq minutes des pas qui me suivent.
Je m'attendais à me faire gourmander par Seo-jun, ou Alannah, ou même Emerens. Mais au lieu de ça, quand je me retourne, c'est la silhouette massive d'Ibrahim qui se tient derrière moi, ses yeux étincelant dans le noir qui nous entoure. On dirait presque un cryptide. Bon, okay, un très beau cryptide.
Je pousse un profond soupir.
« Venu me ramener à la petite séance d'introspection via cadavres ? »
Ibrahim secoue la tête.
« Contrairement à Ansgar, je sais attendre le bon moment pour exprimer son deuil. Et je sais que ça n'aidera pas tout le monde d'être forcé à parler de gens qu'il aime. Surtout après les avoir vu se faire exécuter sur ses propres votes. »
... Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit aussi compréhensif. Mais je ne peux pas nier que ça me fait vraiment, vraiment plaisir. Et tout drôle, aussi. Tout drôle dans le sens où j'oublie presque où j'étais il y a cinq minutes.
Ibrahim a un petit haussement d'épaules, avant de me faire signe de le suivre. Nous nous engageons d'un même pas dans la forêt, silencieux, guidés par la seule lueur des lampadaires de la rue adjacente. À peine suffisante pour que je puisse distinguer les traits de son visage.
« Ça va sans doute sonner très indiscret, ce que je vais dire, il finit par lancer dans le silence de la forêt. Mais je me demande ce que tu ressens à vivre ta place. »
Je m'arrête presque sur place.
« Comment ça ?
— Je connais bien les Tueries, Thibault, il soupire, sans me regarder. Mon ex petit ami y est mort en cherchant à y échapper. Je sais comment elles fonctionnent, et comment quelqu'un peut se retrouver dans une situation privilégiée pour survivre, sous l'œil et la protection de nombreux Ultimes ici, au prix d'être celui qui porte toute leur confiance dans les pires moments. »
Il me tend la main, toujours sans me regarder. Je la prends, presque par instinct, et nous nous remettons à marcher.
J'ose à peine le regarder dans les yeux.
« Les gens.... Les gens ne se rendent pas compte, je finis par dire après quelques minutes de silence, ce que ça fait d'être celui sur qui on balance tout. Depuis le début. Même Ansgar, pourtant tellement plus capable que moi... Même Emerens, censé m'aider jusqu'au bout... ils l'ont tous fait. Et ça devient lourd. Dans tous les sens du terme.
— C'est tout à fait légitime. »
La main d'Ibrahim se resserre sur la mienne. Il regarde toujours devant lui, mais même sans voir son visage, je peux percevoir son léger sourire.
« La malédiction du protagoniste. Si on était dans un roman, je dirais qu'il s'agit d'une bénédiction plus qu'autre chose. Une armure inviolable. Un rôle irremplaçable. Mais cette armure n'empêche pas le fait que tu es une vraie personne qui souffre du poids mis sur ses épaules, et qui a besoin de plus de temps que les autres pour récupérer. »
Il soupire.
« J'aimerais bien qu'Ansgar le comprenne. Qu'on ne vit pas tous les Tueries de la même manière.
— ... Comme toi et Seo-jun ? »
Ses doigts se raidissent.
« J'aimerais dire que c'est lui qui a commencé, mais ce serait puéril et je ne peux pas nier avoir ma part de responsabilité dans notre emportement. Mais oui. Comme moi et Seo-jun. Nous avons des manières différentes d'encaisser, mais la principale différence entre lui et moi est que lui ne s'en est jamais relevé. D'apprendre la mort de ses proches, je veux dire. »
... ça fait sens. Je suis en quelque sorte un nouveau, les gens, les Ultimes que j'ai connu, je les ai connus d'ici. Mais Ibrahim, Seo-jun et Emerens, tous les trois, ont vécu une voire deux années scolaires avec ces gens. Ils ont sans doute... Ri, plaisanté, parlé, joué, tissé des liens, sans savoir ce qui les attendait.
Et ces gens sont morts en ne leur laissant que l'annonce d'une survivante.
Ibrahim écarte un jeu de branches devant lui. Avant de me faire signe d'avancer.
Je sors de la forêt sans broncher. Et j'écarquille les yeux.
Devant moi s'étale une sorte de vaste clairière, bordée de fleurs qui de jour doivent être superbement colorées. L'éclat de la nuit leur apporte cependant une lumière grisée presque irréelle, scintillante, sous la lune qui brille dans les cieux.
Et lever les yeux vers ladite lune m'apprend qu'elle est entourée d'étoiles.
Ibrahim s'avance derrière moi. Sa main, qui n'a pas lâché la mienne, la presse doucement alors que l'autre se pose sur mon épaule.
« J'ai découvert cet endroit le mois dernier, il sourit, sa voix plus douce que le bruit du vent dans les arbres. Je me suis dit que de nuit, il devait être magnifique. On dirait que je ne me suis pas trompé. »
Je le sens s'asseoir, juste derrière moi, et je le suis sans dire le moindre mot. Trop concentré sur les constellations que j'essaie de retracer.
« Quelque part, il continue, je suis heureux de pouvoir vivre quelques moments comme celui-ci dans cette Tuerie. Même si je suis incapable d'en oublier l'issue.
— l'issue... Sans vouloir gâcher le moment, je grommelle, elle est la même pour tout le monde.
— Je le sais sans doute mieux que toi. Et je m'en tire mieux qu'Emerens et Seo-jun. Daisuke et moi n'avions plus rien à nous dire, contrairement à tous ceux qu'ils ont perdu. Pour autant, apprendre la manière dont il est mort a créé une peine que je ne pourrai jamais oublier. »
Ses mains se resserrent sur mon épaule et ma propre main. Pour un peu, il tremblerait presque.
« Comment on fait, Ibrahim ?
— Pour quoi ?
— Pour supporter ce que tu portes. Le deuil. La culpabilité. Le poids des crimes. Ce genre de choses. »
Je sens son soupir sur mes cheveux plus que je ne l'entends.
« On n'oublie pas qui on est et qui on a été. La seule solution, c'est d'essayer d'avancer avec ce poids. Pour essayer, peut-être, de rencontrer quelqu'un qui aidera, petit à petit, à en diminuer ne serait-ce qu'un peu la charge. »
Je me retourne. Croise son regard.
Dans ses yeux brillent toutes les étoiles du ciel.
« Tu sais, je suis très content de t'avoir rencontré, Thibault. Tu m'as appris ce qu'était la paix, ce qu'était le désir de protéger quelqu'un. Tu m'as appris qu'il n'y avait peut-être pas que de mauvaises raisons de combattre dans sa vie. »
Sa main se glisse sur ma joue. Et la mienne trouve sa pommette sans que je comprenne même pourquoi. Et je crois que je n'ai pas envie de comprendre.
« Je suis vraiment très heureux, il sourit, alors qu'une étoile vient se refléter dans le creux de son œil. De savoir que je peux me battre pour ton bonheur et ta sécurité. »
Je n'arrive pas à parler. Comme depuis le début de ce foutu mémorial. Mais cette fois, je crois que c'est un bon silence.
C'est le genre de silence qui vaut tous les mots.
Le genre de silence qui nous guide, moi comme Ibrahim, l'un vers l'autre, alors qu'il se penche, que je relève mon visage, que nos yeux se ferment.
Nos lèvres se joignent dans un sentiment de paix absolu, entre mes bruits du vent et la lumière des étoiles. Ce silence qui n'appartient qu'à nous.
Ce silence qui l'espaced'une soirée, me rend à mon adolescence.
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