Chapitre 4 (22) : Survive, for her, for me
Parce que tu ne me croirais pas.
Ces mots tournent en boucle dans ma tête depuis que j'ai terminé de prendre les interrogatoires.
Parce que tu ne me croirais pas. Mais pourquoi est-ce que je ne te croirais pas, Emerens ? Qu'est-ce que tu as à me dire de si terrible pour que je décide de renier ta parole, toi en qui j'ai le plus confiance, toi en qui je veux avoir le plus confiance ?
Est-ce que c'est un mensonge pour me dissimuler que c'est toi qui l'as tuée ?
Qui est-ce que je peux croire, dans cette situation ? Puisque tu ne me laisses pas la moindre occasion de te prouver le contraire de ce que tu me dis ?
Il est revenu à sa place, Emerens, prostré dans un coin. La seule différence notable étant qu'il a changé de vêtements. Sans doute que rester dans le sang d'Alannah toute la journée avait de quoi dégoûter, pas vrai ?
Pas vrai ?
Ses vêtements, ensanglantés, m'ont au moins permis de prouver qu'effectivement, il avait bel et bien été impliqué dans la lutte. Et sans doute eu le dessous. Son dos est recouvert de traces, comme s'il avait été plaqué au sol. Et de toute façon, si j'avais eu le moindre doute, les traces de doigts violacées sur sa gorge sont assez indicatrices de ce qu'il s'est passé.
Qui a donc bien pu prendre le dessus sur celui qui avait manqué de tuer Monokuma ?
Et surtout, comment ?
J'en ai marre de réfléchir. Putain, j'en ai tellement marre de réfléchir. Tout ce que je veux, c'est que le coupable du meurtre d'Alannah se pointe maintenant, pour que je puisse lui refaire le portrait à grands coups de barre à mine. Si seulement ça pouvait être si facile. Un aveu, un nom, une exécution, et c'est la fin.
Mais rien n'est jamais si facile.
Et le nom, c'est moi qui vais devoir le donner.
Des pas se font entendre à côté de moi. L'écho précédant la silhouette massive d'Ibrahim, qui s'assied sur le canapé à côté de moi avec un léger sourire triste. C'est à peine s'il se rapproche de moi pour me serrer contre lui, comme avant. Je ne sais même pas si je le veux.
Est-ce que c'est bon de se perdre dans ses autres amours pour oublier le deuil de l'une d'entre elles, de la plus vive, la plus solaire de toutes ?
Sa grande main me caresse doucement le crâne. Je ne sais pas si je peux encore y trouver du réconfort.
« Tu tiens le coup ?
— De toute évidence non, je marmonne. T'en as d'autres des comme ça ? »
L'imperturbable Ibrahim hausse les épaules.
« Question stupide, en effet. Et je ne te ferai pas l'affront de t'exposer mes condoléances alors que tu ne sais toujours pas qui est responsable. Ce serait assez malvenu, je crois. »
Je me contente de hausser les épaules. Ibrahim n'insiste pas davantage. Il sourit, juste, avant de me tendre une liasse de papiers reliées par une bande rouge.
« Tiens. Tu devrais peut-être lire ça.
— C'est quoi ?
— Le dossier résumant nos notes d'enquêtes, à Ansgar, Sachiko et moi. Je ne sais pas si ça t'apprendra grand-chose de plus, mais il serait peut-être bon que tu les lises. On ne sait jamais l'utilité que ça peut avoir pendant le procès. »
... Quelle utilité des notes d'enquête sur l'organisateur pourraient avoir dans un procès pareil à part si l'organisateur est impliqué... Ce qu'on croyait encore au troisième meurtre, et pourtant, nous avions juste sur les bras une putain de gamine mégalomane. Mais bon, puisqu'Ibrahim me le demande, j'ouvre le dossier et me met à lire, avec circonspection. Je n'apprendrai pas grand-chose de plus aujourd'hui, de toute façon. Pas avant le procès dans deux heures.
Si loin, et pourtant si proche.
Du bout du doigt, je commence à suivre les lignes. Les notes sont classées par personne en charge et tapées à l'ordinateur par très probablement Ansgar. En anglais, ce qui m'évite de devoir trop chercher dans mon cerveau ou demander des traductions à Ibrahim.
Mais comme je m'y attendais, ça ne m'apprend rien de plus.
Les notes de Sachiko se centrent tous autour de sa certitude que le MasterMind, la tête pensante, l'organisateur est ici. Elle cite pour preuve les portes Monokuma, nombreuses dans le cercle 3, et le fait que le contrôle exercé sur Monokuma est vraiment très pointu, même pour gérer les imprévus, de type le Fan. Tout se compile vers une accusation, unique, qu'Ansgar note en bas de page avoir supprimée pour cause de biais inutile, mais quelque part, en lisant ses notes, je me dis que bien des choses font sens.
Sans compter à quel point elle est certaine de réussir à le choper. En passant par Monokuma, elle est persuadée qu'il laissera des indices jusqu'à sa capture.
Le dossier suivant reprend les notes d'Ibrahim. Lui semble partager l'opinion de Sachiko sur la présence de l'organisateur, sur relativement les mêmes arguments, plus, il le dit dans son rapport, les explosifs qui ne peuvent être déclenchés à trop grande distance. Par contre, ses notes à lui sont empreintes de bien plus de pessimisme.
Il cite plusieurs fois Wen Xiang dans ses arguments, explique comment le premier organisateur connu arrivait à passer encore et toujours entre les mailles du filet. Une fois, je le vois relater le meurtre de Daisuke comme preuve qu'il sait toujours comment se protéger, et que ce n'est pas quelqu'un comme nous qui l'atteindra, en tout cas pas sans savoir qui c'est.
Ses notes d'enquête se concluent sur une simple phrase.
« On aura toujours manqué de temps. »
Enfin, Ansgar, lae dernier.e à résumer son enquête, semble être à mi-chemin entre les deux. Iel pense l'organisateur en sécurité, mais ici, à un endroit où les Monokuma peuvent l'atteindre, contrairement à nous. La désinvolture de Monokuma à l'égard de son identité en est la preuve formelle, selon luel.
Iel semble reprendre des éléments des deux pour étayer sa thèse, jusqu'à finir par « si la moindre personne ici a aidé cette femme, je le découvrirai à l'extérieur, cela j'en suis certain.e. »
Une telle confiance en ses recherches me sidère. Mais d'un certain côté, il est vrai que je parle d'Ansgar Kasjasdottir.
Pensif, je repose le dossier d'enquête avec un petit hochement de tête. Au moins, ça m'aura distrait quelques minutes, et j'imagine qu'Ibrahim, qui me fixe dans ma lecture depuis tout à l'heure, doit s'en réjouir au moins un tant soit peu.
Je lui rends le dossier, et il le repousse un geste de la main.
« Pour toi. C'est une copie, de toute façon. Je me suis juste dit que ça t'intéresserait.
— p't'être, je marmonne, mais je vois pas en quoi ça m'aiderait. »
Il hausse les épaules.
« Peut-être pas maintenant, mais plus tard. Une fois ce procès fini... Je hais avoir à le redire, mais nous serons toujours coincés. Cette enquête est peut-être le meilleur moyen de sauver plus de vies. Plus de vies au bout.
— Tu penses déjà au bout, Ibrahim ? Je grogne, amèrement. Mais tout le monde ne l'atteindra pas. À quoi bon ? »
Ibrahim a un petit soupir. Sa main se serre sur mon épaule, et il m'attire à lui, doucement.
« À quoi bon ? Ta survie, Thibault. Je ne veux pas que tu meures, c'est aussi simple que ça. Personne ne ramènera ceux qui sont morts, mais cela ne devrait pas te détourner d'essayer de sauver les vivants. Les autres gens que tu aimes. Autant en son honneur que pour ne plus avoir à revivre ça de nouveau. »
Je le vois serrer les dents. J'ai l'impression qu'il est au bord des larmes, mais c'est sûrement une illusion, parce que même s'il ne m'a jamais caché sa tristesse... Je crois bien que je ne l'ai jamais vu pleurer.
« Je ne suis sans doute pas... La meilleure personne pour te dire ça. Mais Alannah... elle voulait te voir vivre, elle voulait nous voir vivre, c'est pour ça qu'elle a construit cet hélico. Et c'est pour ça que je te remets ceci aujourd'hui. Parce que je partage ce but. »
...
Alannah...
Voulait nous voir vivre.
Elle avait promis... De me faire sortir.
Elle avait promis... De tous nous faire sortir.
Elle se jetait corps et âme à une tâche impossible, à l'Espoir que chacun de nous avons caressé sans jamais le tenter, sans jamais y réussir, et elle y est presque arrivée.
Elle y est presque arrivée, et aujourd'hui ça lui a coûté la vie, et nous voilà à attendre le procès de son meurtrier en sachant pertinemment que tous ses efforts ont été vains, que l'espoir ne réside même pas dans ces notes qu'Ibrahim me transmet, dans le nom que je donnerai cette nuit au procès.
Deux heures. D'ici deux heures, nous saurons toute la vérité, et la vérité nous perdra.
La vérité nous perdra...
Ibrahim sourit tristement. Me laisse me caler contre lui, presque avec hésitation, dans un geste lent, comme si j'étais fragile, comme si j'allais me casser au moindre mouvement. La vérité, c'est que j'ai bien l'impression que je vais le faire. Que je suis au bord de la brisure et que rien ne m'empêche de déchirer ces fichues notes d'enquête avant d'abandonner.
Mais ça...
Ce serait une insulte à sa mémoire.
Je me colle à Ibrahim, mon seul rempart devant la tempête. Et ce dernier me serre doucement contre lui sans dire un mot, sans ces mots que les gens qui ne souffrent pas croient agir comme des pansements pour nous, personnes qui avons tout perdu.
La vérité, c'est que je n'ai pas encore tout perdu. Mais je vais le faire. Je vais bientôt le faire. Et le meurtre d'aujourd'hui n'en est qu'un douloureux rappel.
Après quelques longues minutes de silence, je surprends dans un coin de mon œil Nako se rapprocher à petits pas hésitants, avant de venir s'asseoir à côté de moi. Elle sourit, elle me caresse la tête, et sur le plateau qu'elle vient de poser sur le bout de la table se trouvent trois tasses de chocolat. Dont une qu'elle me tend, toujours avec son petit sourire rassurant.
« Tiens, Thibault, ça te fera du bien.
— Pas sûr que ce soit une recette miracle.
— Un grand sage a dit un jour que le chocolat guérissait toutes les peines. Je n'irai pas jusque-là, sourit-elle, mais cela te permettra au moins d'avaler quelque chose de chaud. Tu n'as rien mangé depuis le début de l'enquête. Oh, et, ne t'en fais pas, Ibrahim, elle sourit à ce dernier, c'est du lait d'amande. Je sais que tu es un peu intolérant au lactose, c'est normal chez les gens élevés hors de l'Occident...
— Merci beaucoup, Nako, répond Ibrahim avec douceur en se saisissant de sa propre tasse. J'en avais besoin. »
Nako a un petit rire.
« Toujours, toujours. Je peux m'asseoir ? »
Ibrahim hoche la tête, et moi, je fixe le contenu de ma tasse avec circonspection. Est-ce que le chocolat guérit vraiment tous les maux ? Certes, il agit plutôt bien sur les cœurs brisés. Mais je doute fort qu'il puise réparer ceux qui se sont fait déchirer en deux par le plus horrible des deuils.
Mais bon, on va pas gaspiller. Même si je crève d'envie de juste péter un plomb et de balancer le chocolat sur tout ce qui passe à ma portée, Ibrahim et Nako incluses, je suis pas sûr que gaspiller toute mon énergie avant le procès soit une bonne idée. Du coup, je trempe mes lèvres dedans, hésitant, avant d'en boire une gorgée.
C'est bon. Il faut le reconnaître. Nako sait très bien faire les chocolats chauds, il est onctueux à souhait et vraiment goûteux. Un poil trop sucré, mais je vais pas m'en plaindre, l'écœurement me distrait.
C'est à peine si je remarque avaler toute la tasse.
Nako a un petit sourire satisfait en voyant que j'ai fait un sort sans même m'en rendre compte à son petit cadeau, avant de me tirer la joue amicalement.
« Là. Ça va un petit peu mieux, non ? »
... Étonnamment, oui. On ne se rend pas compte à quel point un peu de bouffe peut calmer son homme. Et lui redonner un semblant de clarté d'esprit aussi. Il est vrai que cette fois et contrairement à l'habitude, je n'ai pas mangé pendant le recoupement des interrogatoires.
Ce qui me fait penser que...
« ... Ibrahim, Nako ? Je peux vous poser une question ? »
Les deux se tournent vers moi d'un même bloc. Mais je n'ai pas le temps de poser ma fameuse question. Parce que la porte de l'hôtel vient de claquer d'un coup sec sur la porte, et que Monokuma vient de faire son entrée, souriant comme toujours. Arborant cette fois une croix attachée à un morceau de pantalon de treillis passé autour de son poignet.
Un éternel rappel que Dieu est tombé.
Une citation me revient en mémoire. Même si je serais bien en peine de dire de qui elle est.
« L'enfer est vide, je chuchote alors qu'Ibrahim et Nako se tournent vers moi, se détournant de Monokuma qui avance royalement dans la pièce. Tous les démons sont ici. »
Ibrahim hausse un sourcil.
« Qu'est-ce que tu veux d– »
Un caquètement de Monokuma le coupe dans son élan.
« Enquête terminée, les enfants ! Allez, cette fois, tout le monde me suit bien gentiment dans la salle de procès qu'on règle vite fait bien fait cette petite histoire... Sordide, très sordide, ouh là là ! Qui aurait bien pu tuer la loli du groupe ? On se le demande tous, pas vrai, Laangbroëk ? »
Je serre les dents.
« La ferme.
— Oh, j'en connais un qui n'est pas content ! Qu'est-ce qu'il y a, tu es déçu parce qu'elle peut plus te grimper dessus comme au bon vieux temps ? Je savais pas que tu faisais dans les enfants, dis-donc... Après, avec le petit joaillier tout mignon, je devrais pas être trop surpris, upupupupu !
— J'ai dit la ferme. »
Je ne le laisserai pas insulter Alannah.
Je ne le laisserai pas insulter Ruben.
Je ne le laisserai plus insulter personne.
Je ne... Le... Laisserai... Plus...
...
Le sourire sardonique de Monokuma s'est élargi.
Ses yeux, pleins d'une cruauté dont il se délecte, ne quittent plus mes poings serrés sur mes genoux. Retenus, de chaque côté, par Ibrahim et Nako.
Ibrahim et Nako qui m'empêchent de lui refaire le portrait comme il le mérite.
Je n'ai jamais autant compris la menace de mort d'Emerens.
Jamais autant compris...
« Roooooh, c'est que le petit leprechaun est vexé ! Qu'est-ce qu'il y a, tu veux un câlin, peut-être– »
Le reste de sa phrase s'étrangle dans sa gorge.
D'ailleurs, il ne sourit plus du tout.
Mais ça, quand j'y réfléchis, ce n'est pas parce que je viens de manquer de me jeter sur lui. C'est à cause d'Emerens, qui s'est levé sans que je le remarque. Et vient de sortir en effleurant du bout du doigt le cou de Monokuma, dégageant de sa gorge son écharpe bleue qui cachait encore les bleus qui l'entouraient.
Il n'a rien eu à dire.
Rien.
Pourtant, Monokuma s'est tu. Et le regard qu'il lance à la porte qui vient de se refermer en dit long, très long.
Ansgar, après un moment de silence, finit par se relever, et faire claquer sa canne au sol.
« Allez. Il est temps. »
Exactement. Il est temps.
La salle de procès est la même qu'à l'accoutumée. Toujours ces horribles portraits, toujours ces horribles artefacts que je ne peux m'empêcher de fixer des yeux alors que Monokuma monte à sa tribune, avec l'air satisfait de celui qui a obtenu ce qu'il veut. Des dizaines et des dizaines d'objets prélevés sur des Ultimes sacrifiés.
Certains d'entre eux sont bien trop ironiques.
Comme cette flèche ensanglantée plantée dans une roue de la fortune, accrochée juste au-dessus d'un casque audio dont la couleur d'origine devait être belle, derrière tout ce sang. Situés juste derrière Emerens, qui est debout devant sa tribune, évitant soigneusement de regarder l'Enfer en arrière de lui.
Juste derrière moi, qui sent un stylo-plume à la pointe mêlée d'encre et de sang me fixer comme s'il était habité par l'esprit de celle qui fut sa propriétaire.
Des dizaines et des dizaines de fantômes qui nous hantent et pourtant il n'y a dans cette pièce que nous huit, que nous seize, prêts à déterminer du destin de l'un d'entre nous, avec le seul témoin du crime muet à côté de moi.
Et à ma droite, un vide que rien ne pourra combler, où j'entends presque s'échapper des rires que je ne pourrai plus jamais admirer.
Nous huit, les vivants prêts à semer la mort.
Et nos victimes sur le piédestal derrière l'Artiste, ou un autre les rejoindra très bientôt.
La poupée sanglante qui n'a cessé de hurler.
Le crâne, figé à jamais dans une répugnante beauté.
Et la statue de cendres bouche ouverte sur un cri muet.
Attendant le prochain àtomber.
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