
Chapitre 4 (20) : Execution
Elle est morte.
Il y a quelques jours, elle riait, parlait encore avec moi. Il y a quelques jours, elle me promettait de nous faire sortir, tous. Tous ensemble. Il y a quelques jours, elle avait presque fini son hélico qui ne sera plus jamais achevé, s'inquiétait du fait qu'un vandale essayait de la ralentir.
Sans perdre espoir sur ses capacités à terminer un moyen de sortie bien trop inespéré pour être honnête.
Et maintenant, elle est morte.
Elle est morte, et elle ne me sourira plus jamais, ne rira plus jamais, ne m'embrassera plus jamais. Face contre terre, la tête à quelques dizaines de centimètres du corps, décapitée et abandonnée là comme une poupée de chiffon, Alannah Hayes est morte.
La femme que j'aimais est morte.
Ma gorge est sèche. Je crois que c'est à force de hurler. Ça fait mal. Ça m'arrache la chair. Mais ce n'est rien, rien à côté de mon cœur que je sens se déchiqueter dans ma poitrine, créant sans aucun doute une scène bien plus sanglante que celle qui s'étale sous mes yeux brouillés par les larmes.
Rien du tout, à côté de l'immobilité de son corps au sol.
Elle est morte.
Rien ne me la ramènera.
Ça pourrait... ça pourrait être une mauvaise blague, pas vrai ? elle va... Elle va ramasser sa tête, l'enfoncer sur son cou avec un petit rire, elle va juste nous dire que c'était une blague. Ou alors elle va surgir de l'ombre, riant de nous avoir fait une bonne blague, avec ce faux corps au sol, bien trop froid, bien trop mou pour être le sien.
Elle va s'excuser de nous avoir fait peur, et je crois que je ne lui en voudrais même pas.
C'est une blague...
Rien qu'une mauvaise blague...
Rien qu'une...
...
Mes genoux sont au sol, trempés dans le sang encore chaud qui s'est épandu sur le sol de métal. Les protubérances du sol m'arrachent la chair, mais je crois que je n'en ai plus rien à faire. Si elle est... Si elle est vraiment morte, à quoi bon ? à quoi bon ? Un genou écorché n'est rien comparé à la souffrance qu'elle a dû vivre avant de mourir. Je pourrai... Je pourrai m'arracher le cœur maintenant, avec la clé à molette que je vois traîner au loin, et ça serait presque soulageant à côté des mille lames qui me réduisent en pièces.
Est-ce que ce sont des pas derrière moi ? D'autres cris, D'autres larmes ? Je ne sais pas. Je ne vois même pas les gens qui m'entourent. Je n'arrive même pas à bouger de ma position, les genoux et les mains en sang. Je n'arrive même pas à faire autre chose que pleurer.
Une main se pose sur mon épaule. Baguée, fine, douce. Suivie d'un visage, encadré de cheveux noir de jais. Est-ce que c'est Sachiko ? ... C'est sans doute Sachiko. Sachiko qui ne bouge pas de mon côté, dont je ne vois pas l'expression tant ma vision est flouée, mais qui serre doucement sa main sur mon épaule, sans rien dire, sans rien faire.
La seule chose, qui, en fin de compte, me ramène à la netteté de la scène, en fin de compte. Ce sont ses mains qui se pressent contre moi. Et son pouce qui essuie mes larmes.
Je le vois à peine, son regard figé. Ses yeux que je n'aurais jamais cru voir pleurer qui s'emplissent de larmes, face à moi, devant l'affreuse scène qu'elle bloque de son être. Elle se contente de me regarder, les dents serrées. Pas un mot de réconfort ne vient d'elle.
De toute façon, ils seraient inutiles.
Elle me serre dans ses bras, et j'accepte bien volontiers l'étreinte. Son cœur à elle, il bat encore. Sa peau à elle est encore chaude. Sa respiration à elle me caresse les tempes.
Derrière moi, de nouveaux bruits de pas. Un son de canne. Ansgar. Ansgar qui s'arrête à quelques mètres de moi, une main devant la bouche. Elle a les yeux écarquillés, et son masque de calme et de lucidité se brise pour la première fois en voyant ce qu'il se passe.
« ... Seigneur... La pauvre petite... »
Sachiko m'étreint encore un peu plus, et les autres arrivent, les autres se massent derrière nous, derrière moi. Suivant un concert de cris et de pleurs que je n'entends même pas.
Seo-jun, étrangement, est le premier à retrouver ses esprits. Il se tourne vers moi, des larmes pleins les yeux.
« ... Putain, Thib, je... Je suis vraiment désolé. »
Je le fixe. J'ai cessé de hurler, mais maintenant le mutisme m'envahit, et au-delà de ça, le vide. De quoi es-tu désolé, Seo-jun ? Est-ce que c'est toi ? Est-ce que c'est toi qui l'as tuée ?
...
Et si ce n'est pas toi, qui ?
Ils se massent, tous, derrière moi. Nako, Moanaura, Ibrahim, Ansgar, Seo-jun. Sachiko, qui me tient toujours. Tous, réunis dans une même scène, dans un même théâtre de sang.
Tous... ?
Non.
Il manque Emerens.
Emerens, que j'ai retrouvé le pantalon plein de sang. Emerens, qui semblait pertinemment savoir ce que j'allais trouver là-dedans. Emerens, qui... Qui quoi ?
...
Est-ce que c'est lui ?
Est-ce que...
Est-ce que ?
Ansgar fait quelques pas en avant. Se penche sur le corps, sur la tête. Pousse un profond soupir.
« ... Il va falloir... Il va falloir enquêter sur le corps.
— Comment on fait ? Lance une Nako la voix tremblante derrière moi. L'alarme... elle peut pas innocenter quelqu'un, l'alarme ? »
L'Ultime Dictateurice secoue lentement la tête.
« J'ai bien peur que non. Sachiko et moi sommes rentrées en même temps, et l'alarme s'est déclenchée à ce moment-là. Aucun moyen de savoir qui est innocent. Nous devrons voir en fonction... Des alibis, et de l'heure de la mort. »
Les alibis...
L'heure de la mort...
Tout ça me paraît tellement irréel.
J'entends encore son rire, qui résonne à mes oreilles. Pourquoi ils me regardent comme ça, tous ? Pourquoi autant de pitié dans les yeux ? C'est Alannah, elle s'est sortie de situations bien pires... Elle pourrait se relever, n'est-ce pas ? C'est juste une blague, pas vrai ? Elle peut toujours... Toujours...
Sauf qu'elle ne le fera pas. Elle ne le fera pas, parce qu'elle est partie. Laissant derrière elle un corps sans tête abandonné sur le sol d'un entrepôt pourri. Elle est partie, en me laissant derrière elle, en nous laissant derrière elle.
Quelqu'un me l'a enlevée.
...
Qui ?
« Je pense que cette fois, soupire Ansgar, je prendrai en main l'enquête. Ce sera plus sage, dans ces conditions, et... »
Elle me jette un regard en coin. Tu prends pitié de moi ? Tu prends pitié de moi, Ansgar ? C'est maintenant que tu me crois incapable d'accomplir cette tâche que tu me colles sur le dos depuis trois Chapitres entiers ? C'est maintenant que tu veux me tenir à l'écart, maintenant que la femme que j'aimais est morte, et qu'il ne reste d'elle qu'une tête coupée et un hélico recouvert de sang ?
Non.
Non.
« Non. »
Ansgar me jette un coup d'œil surpris. Je lui rends. Je lui rends, calmement, aussi calme que je puisse l'être.
« Je prends cette foutue enquête, que vous le vouliez ou non. J'en ai rien à foutre de vos objections. J'enquêterai quand même. »
Oui, Ansgar, tu peux me fixer autant que tu veux avec cet air perdu. J'en ai assez. J'en ai assez de me tourner les pouces. J'en ai assez de voir les gens que j'aime mourir sans que je puisse rien y faire. J'ai pas été assez rapide pour la sauver. Alors le moins que je puisse faire... Le moins que je puisse faire...
C'est d'envoyer le connard qui l'a tuée à l'échafaud moi-même.
Seo-jun, Ibrahim, Moanaura, Nako, Ansgar, Sachiko, Emerens. L'un d'entre vous l'a tuée. L'un d'entre vous la tuée, et lorsque je saurai qui c'est, je n'aurai pas la moindre foutue pitié.
Ansgar me regarde encore quelques instants. Avant de hocher la tête. Doucement.
« Je ne peux te le refuser. Très bien, Thibault prend l'enquête. Quelqu'un d'autre veut l'aider ?
— Moi, gronde Sachiko. Y'a quelqu'un ici qui a tué une gamine innocente. C'est mort, je laisse pas passer ça. »
Le sel dans sa voix est palpable. Presque autant que sa main qui n'a pas quitté mon épaule. Pourtant, elle ne me regarde même pas.
« Moi aussi, je vais aider. »
Tout le monde se tourne vers Nako. Qui tremble de tous ses membres, les yeux pleins de larmes et les joues rougies, mais qui regarde droit devant elle, les dents serrées, déterminée. Je la regarde. Elle me rend mon regard. Ferme doucement les yeux. Les rouvre. Fixe un point derrière moi dont je sais très bien ce qu'il est.
« ... Je... Je n'étais pas là. Quand elle est morte. Je me sentirai éternellement coupable, alors... Je crois que pour racheter mes fautes... Au moins à son égard... Je dois participer. Si tu veux bien de moi, Thibault. »
Si je veux bien... De toi ? Qui me dit que... Qui me dit que ton départ n'était pas un mensonge ? Qui me dit que ce n'est pas toi qui l'as tuée, avant de vouloir dissimuler les preuves ?
Mais d'un autre côté, qui me dit que je ne cherche pas une coupable trop facile ?
Je hoche doucement la tête, et Nako a un petit sourire faible, sans doute pour me remercier, ou me soutenir, je sais pas. Je sais pas, et je m'en fous.
Parce que de toute façon, vient de surgir en chair, en os et en saloperie, de derrière elle rien de moins que Monokuma en personne, qui siffle, admiratif, devant le... Devant le carnage.
« Mamma mia ! ça c'est ce que j'appelle du boulot bien fait ! On a rarement des meurtres par décapitation dans les Tueries, je devrais féliciter le meurtrier avant de le tuer !
— Épargne-nous ton discours, soupire Ansgar. Et dis ce pourquoi tu es venu. Il n'y a pas de nouvelles règles à envisager, n'est-ce pas ? »
Monokuma ricane, de son affreux caquètement tellement incongru ici, au milieu du sang.
« Eh non ma jolie ! Enfin, les précédentes s'appliquent toujours, mais je pense que vous n'en aurez pas trop besoin, cette fois... Les Monodossiers sont disponibles sur vos tablettes, yadda yadda, vous connaissez la chanson à force... Vous finirez par ne même plus avoir besoin de moi !
— Dans ce cas dégage, siffle Sachiko. Tu n'as rien à faire ici. »
Le sourire de Monokuma s'élargit encore.
« Navrée de décevoir, ma jolie, mais j'ai tout à faire ici. C'est mon domaine, après tout, mon antre divin, et puis, je n'allais pas rater vos expressions terrifiées... Un vrai régal, mes enfants, franchement, vous ne pouviez pas m'offrir mieux ! Tout ça pour les restes d'une pauvre petite gamine en qui vous placiez plein d'espoir... »
Je vois rouge. Rouge comme le sang omniprésent devant moi. Mais Sachiko me bloque alors que j'essaie de me relever pour aller lui en coller une. Quoi ? Il ne peut pas me punir. Il n'a pas puni Emerens pour sa tentative de meurtre, pourquoi il serait capable de faire quoi que ce soit pour une pauvre gifle qu'il aurait pourtant bien méritée ?
Mais je ne peux pas me dégager de sa poigne. Elle me force à me rasseoir, et ne réagit même pas au regard plein de rage que je lui lance. Elle se contente de se pencher vers moi, et de me chuchoter un truc à l'oreille.
« Garde ton calme. Il peut faire bien plus que tu ne le penses pour bloquer ton enquête. »
Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre, de ça, Sachiko , Je ne supporte plus son petit air supérieur, sa manière de se moquer de nous, de savourer l'odeur du sang versé, de donner un coup de pied négligent dans le corps d'Alannah, mon Alannah, qui ne méritait pas ça, qui ne méritait pas ça.
Elle ne méritait...
Pas...
Je retiens un sanglot. Sachiko me serre contre elle, doucement, en silence, alors que Monokuma a un dernier rire malfaisant avant de se casser, les bottes pleines de sang.
Il n'y a plus que nous dans la pièce. Nous, les sept restants, devant le corps de la neuvième.
Ansgar, en silence, sort sa tablette de son sac. Sachiko fait de même, sans rien dire, et pose le dossier devant moi, pour que je puisse regarder aussi.
Je fais tout mon possible pour ne lire que les mots. Et ne pas regarder la photo qui me saute aux yeux, ensanglantée.
... Deux heures...
Elle est morte il y a deux heures.
Pendant que Nako est partie, donc, si j'en crois ses paroles. Cette dernière semble d'autant plus choquée de le voir écrit noir sur blanc, et renifle bruyamment, alors que Moanaura lui tient l'épaule. De son côté, Sachiko à une grimace. Elle se tourne vers Ansgar, une moue pensive aux lèvres.
« Pas la moindre autre blessure ? Une mort immédiate ? c'est bizarre, non ?
— Oui, en effet, soupire Ansgar. La décapitation n'est pas vraiment le meilleur moyen de tuer quelqu'un vite, bien, et sans laisser trop d'indices derrière soi. Après, il suffirait de trouver l'arme du crime.
— Est-ce qu'on peut sortir d'ici pour y réfléchir ? Parce que je commence à avoir la nausée, lance Seo-jun, d'une voix faible. Et ce serait mieux pour s'organiser si on avait Emerens à côté. »
Emerens. Oui. Toujours dehors, toujours du sang plein les bottes. Logiquement, notre suspect numéro un, n'est-ce pas ? Puisqu'il était à côté, puisqu'il savait, puisqu'il est recouvert de sang qu'il n'a même pas pris la peine de masquer.
...
Est-ce que c'est lui ?
Si c'est lui... Si c'est lui, pourquoi je n'arrive pas à envisager un tel niveau de trahison ?
Quelle raison il aurait eue de faire ça ? Alannah avait presque fini son hélico. Et pour quelqu'un qui voulait sortir à tout prix, il ne m'a pas l'air très pressé de dissimuler son crime. Mais encore une fois, tout est possible, pas vrai. Je compte sur un cerveau de criminel parfait alors que les gens sont parfois juste beaucoup trop humains.
Ansgar, en attendant, semble approuver les paroles de Seo-jun. Elle nous fait signe de sortir, et Moanaura, Nako et Ibrahim s'exécutent immédiatement. Seo-jun, lui, me jette un dernier regard désolé avant de suivre sa patronne dehors. Ne restent plus à l'intérieur que Sachiko et moi.
Cette dernière me regarde. Elle me lâche, doucement, fait quelques pas, s'assied près du corps. Donc elle masse doucement le dos sans rien dire, les yeux dans le vague.
Je n'arrive pas à la regarder faire.
Mais je n'arrive pas à sortir non plus.
Alors à mon tour, je m'avance. Je m'avance près de la tête qui a roulé non loin, face contre terre. Ses lunettes, brisées, trônent quelques centimètres à côté. Quelqu'un a marché dessus, visiblement.
Je tends une main hésitante, avant de la poser sur ses cheveux roux que j'avais tant de plaisir à caresser. Ils sont devenus rêches, presque, tout imbibés de sang qui se colle à mes doigts, mais la texture est la même, la sensation est la même.
Lorsque je passe ma main à côté de ses oreilles mécanisées, le bout de ces dernières frémit, et se tend vers moi.
Comme si elle allait relever la tête.
Comme si elle allait me sourire.
Comme avant.
Mais cette fois, elle ne bouge pas.
Elle ne bouge pas, etelle me laisse seul, seul à côté de sa tête coupée et du dernier vestige de vieen elle incarnée dans sa mécanique.
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