Chapitre 2 (23) : Fallen Angel
Tombée.
Bien sûr, c'est évident.
Tellement évident que mon petit cerveau semble avoir oublié ce détail à peine le procès commencé, bien, bravo Thibault, et ça, ça s'appelle l'Ultime Théoricien ? Il y a de quoi rougir.
J'aurais dû m'en douter lorsque j'ai vu ce foutu balcon. Quatrième étage d'une espèce de maison immeuble abandonnée, à plus de huit mètres au-dessus de la place, branlant, avec des traces de passage comme le prouve les traces de pas dans la poussière. La fenêtre ouverte. La maison qui visiblement était accessible depuis le début, même si elle n'était toujours pas protégée.
Ade cherchait une échelle, tout à l'heure.
La voilà, l'échelle.
Et les autres qui continuent à se disputer sans même ne serait-ce que réfléchir à la foutue possibilité !!!
Du calme, Thibault. Respire. Tu dois réfléchir. Réfléchir, rester calme, réessayer de construire le meurtre... Parce que si Flor est tombée du balcon à plus de huit mètres de hauteur pour aller s'empaler sur l'épée à trois, ça change absolument tout. À commencer par...
« On tourne en rond depuis tout à l'heure, grogne Seo-jun. On manque de suspects, on manque d'alibis, on manque de tout. Est-ce qu'on pourrait pas juste partir sur Kimura et en finir avec ça ?
— Sans preuves contre elle ? Compliqué, grimace Houshang. Et ta hâte me parait bien surprenante, Yoon. Tu es suspect, toi aussi, je te rappelle.
— Oui, comme toi, soupire Ade. Et moi, et Ester, et Ruben. Il y a trop de gens qu'on pourrait pointer du doigt, et pas la moindre preuve déterminante.
— Cependant, intervient Ansgar, les bras croisés sur sa poitrine, Seo-jun a raison, le débat tourne en rond. Nous n'avons pas la moindre piste pour resserrer l'étau autour des suspects...
—Entre nous, sourit Emerens, imperturbable malgré la tension que je sens grimper, je vois mal qui aurait pu piquer le Monodossier de Ruben sans qu'il le sache au vu de son état de stress, n'est-ce pas, Ruben ? Du coup, on en revient quand même relativement au point de départ. »
Je vois quelques hochements de tête dans la salle, et Alannah regarde les mèches blanches dans les cheveux de Ruben avec une certaine pitié. Ruben qui baisse les yeux, évitant de croiser le regard de l'assistance. Le procès doit commencer à le mettre franchement en PLS, le pauvre. J'aimerais bien prendre le temps de lui adresser un énième, pathétique, regard d'excuse, mais depuis tout à l'heure j'essaie d'en placer une et je suis à ça de me mettre à hurler. Ce qui ne serait vraiment pas bon, et pour la tension, et pour ma santé mentale. Quoique...
« Ça reste encore à prouver, soupire Ansgar. Mais à moins que quelqu'un ait une preuve supplémentaire...
— Dites, dites, dites, je ne voudrais surtout pas interrompre le débat qui commence franchement à m'ennuyer, mais est-ce que vous ne pourriez pas écouter, je ne sais pas, l'enquêteur principal qui essaye de parler ? »
Putain, merci Sachiko. Son ton est rieur, presque trop assimilable à celui de Monokuma quand il s'ennuie, pourtant, il a le mérite de faire fermer sa gueule à tout le monde sur l'instant. C'est vrai que Sachiko a très peu parlé pendant ce procès... Et je suis particulièrement soulagé qu'elle se soit décidée à me donner un coup de main.
Tout le monde me regarde. J'ai envie de déglutir, le stress n'arrange pas vraiment comment je me sens dans ma vieille peau de cochon crevé, mais au moins, cette fois, j'ai la parole.
« Faut que je vous dise. On fait fausse route depuis le début. »
Ansgar plisse les yeux.
« Tu as découvert quelque chose ?
— Nan pas vraiment, je grommelle, en secouant la tête. En fait, je me suis plus rappelé de quelque chose. De quelque chose de tellement évident que je comprends pas comment j'ai pu l'oublier.
— Tiens donc, intervient Houshang. Est-ce que ça débloque la piste ?
— Ouais, et nan... »
Je prends une profonde inspiration. Allez, Thibault. Il faut le dire. Il faut le dire, parce que tu es un des deux seuls à l'avoir vraiment remarqué, et je ne peux pas vraiment faire confiance à la deuxième.
« En fait, certaines des maisons de la place étaient accessibles. Elles font au moins dix mètres, ces maisons, vous voyez, mais comme ça a plus l'air d'être des trucs abandonnés et pas fonctionnels, ça m'étonne pas vraiment que personne ait pensé à vérifier, je grimace, les lèvres pincées. Sauf que du coup, Sachiko et moi, on est allés dans une de ces maisons. Ouverte. Avec des traces de pas dans la poussière du sol, et une fenêtre ouverte sur un balcon donnant droit sur la statue.
— Ce qui veut dire ? »
Tu sais déjà ce que ça veut dire, Ansgar, arrête de te foutre de moi. Tu le sais, je le vois à tes mains serrées sur ta tribune, à tes yeux écarquillés. Tu veux juste m'entendre le dire. Tu veux juste que ce soit moi qui explique à quel point je me suis fourvoyé.
« Il y a une autre explication pour la position et la mort de Flor. Qui consiste en un terrible coup de malchance. À huit mètres, passer par-dessus le balcon où nous étions pour chuter d'une certaine manière peut tout à fait mener à atterrir en plein sur l'épée de la statue, je finis par lâcher, les dents serrées. La gravité a fait le reste. C'est aussi simple que ça.
— Et si on suit ce raisonnement, intervient Emerens il aurait suffi de simplement pousser Flor par-dessus ce balcon. Ce qui augmente de beaucoup la tranche de force nécessaire à ce meurtre. Techniquement, même Ester aurait pu y arriver, sur un coup de chance certes mais un coup de chance déjà beaucoup plus probable que réussir à l'empaler en passant par en bas. N'est-ce pas ? »
... Exactement, merci Emerens. Il a exprimé mon raisonnement au point de détail près. Considérer que Flor est tombée, plutôt que portée, peut faire porter la culpabilité sur Ade, Houshang et Ester, dont nous sommes tous les trois certains qu'ils étaient dans la rue aux mille secrets sur cet horaire.
Je jette un œil à notre quatrième suspect. Ruben serre contre lui son bras en attelle en silence, l'air peu capable de parler, en train de jeter constamment un œil au portrait de Flor juste à côté de lui. Il m'a l'air d'un petit animal blessé depuis le début de ce procès, un animal qui ne gémit même plus. Son bras en attelle et sa force physique complètement inexistante le disculpent assez facilement, pourtant, il ne semble même pas rassuré.
Mais est-ce que ce ne sont pas les animaux blessés qui sont les plus dangereux ?
Je secoue la tête. Non. Non. Non. Pas Ruben. Pas Ruben. Des preuves, Thibault, des preuves.
Il me faut des preuves.
« La présence de ce balcon change absolument tout, s'exclame Ade. Et jette effectivement un œil nouveau sur le crime, à côté de ça. On peut de nouveau reconsidérer la liste de suspects.
— t'es dedans, Ade, grommelle Seo-jun, je trouve ça un peu fort de café de l'oublier aussi facilement. »
Ade, loin d'être perturbée, pousse un profond soupir.
« Je suis consciente de mon innocence, mais ce n'est pas votre cas. Donc, en attendant de la prouver, je me considèrerai, comme vous, objectivement suspecte. Je ne vois pas en quoi le travail bien fait te dérange, Seo-jun. Toi-même, on vient de t'en sortir, de la liste des suspects.
— Comment ça ? intervient Moanaura ? j'suis désolée, mais je suis un peu perdue, là. Déjà que je pige pas un mot sur deux... »
Nako grimace, et lui chuchote quelque chose à l'oreille. En même temps, Ansgar lui jette un coup d'œil, avant de hausser les épaules.
« Houshang et Ade gardent jalousement leur Monodossier. Eux-mêmes l'admettent. Si quelqu'un doit le voler à un autre, Ruben est le seul candidat possible, puisqu'Ester a déjà pris celui d'Ibrahim. Or, Emerens a raison. Ruben est une véritable boule de stress. Imaginer qu'on ait pu lui voler quoi que ce soit est assez difficile à envisager.
— C'est un truc qui j'ai d'ailleurs signalé plusieurs fois, Ansgar, » sourit Emerens, le seul visiblement à conserver un visage un tant soit peu positif dans tout ce procès, Sachiko exclue d'ailleurs. « Le stress de Ruben qui m'inquiétait énormément. »
L'appui sur ce dernier mot ne m'a pas échappé. Tout comme il n'a pas échappé à Ruben, qui lève les yeux vers Emerens avec colère. Cependant, il ne se défend même pas. Je le vois ouvrir la bouche, mais aucun son n'en sort. Et il se ravise vite, reportant son regard vide sur son Monodossier, qui éclaire doucement son visage.
« N'allons pas trop vite, vous voulez bien ? Intervient Ibrahim. C'est vrai que du coup, ça ramène les suspects à quatre.
—Même si quelqu'un aurait pu piquer son Monodossier à Ruben, la liste est assez réduite, renchérit Nako. À l'heure de passage dudit dossier, Ansgar et Seo-jun, Alannah, moi-même, ainsi que Thibault et Emerens, avons un alibi prouvé. Et dans la liste qui reste, pas grand-monde n'a pu l'approcher, le pauvre chou... »
Elle semble si compatissante dans son ton... J'en arrive presque à oublier qu'elle l'accuse. Mais pas lui. Il lui jette un regard de bête traquée dans lequel je sens toute sa trahison. Putain. Ruben, fais que ça ne soit pas toi. Fais que ça ne soit pas toi. Par pitié.
« Il a le bras en attelle, grommelle Alannah. Et on l'a dit avant, c'est le plus faible d'entre nous. On devrait se concentrer sur les trois autres... »
Quatre lumières s'allument au moment où elle dit ça. Une, au-dessus de la tête de chaque suspect établi. Ruben semble inclus dans le lot, même si du coup, on peut effectivement le disculper assez facilement ; mais derrière, Ade, Houshang et Ester, eux, sont en plein sous le feu des projecteurs. Et même si la première ne dit rien, conservant un calme impeccable, le deuxième grince un peu des dents, son œil se faisant plus froid ; quant à la troisième, elle se recroqueville, et adresse un regard paniqué à Ibrahim.
Je vois Ansgar se prendre le menton entre les mains, l'air songeur. Iel ne dit pas le moindre mot, mais je vois son regard balayer nos quatre suspects avec un certain intérêt.
« Alannah a pas tort, intervient Seo-jun. Si Flor a été poussée du balcon, eh bah, il a fallu la pousser. Et je pense que même pour ça, il faut une certaine force physique. Pour moi, ça exclut Ester. Elle est vraiment toute maigre, et Flor bien plus forte. Ade et Houshang, par contre, gardent une certaine forme... »
Ester lui adresse un regard de remerciement, un peu à contrecœur, mais au-dessus de sa tête, le projecteur ne s'éteint pas. Ce foutu Monokuma doit bien se marrer de là-haut, je ne peux m'empêcher de penser. À nous regarder et nous exposer comme du bétail à envoyer à l'abattoir.
Réfléchis, Thibault, réfléchis. Je ne lui donnerai pas la satisfaction de m'effondrer.
Je dois penser.
Penser, trouver un argument.
« Aucun mobile n'est vraiment clair pour ces trois-là, je réfléchis, davantage pour moi que pour les autres. Évidemment, il y a la peur des secrets d'Ester, mais peut-être que Flor avait trouvé quelque chose sur l'un d'entre vous... Et puis, techniquement, Ruben, le seul à avoir réussi à approcher Flor, a un contre-mobile qui le disculpe d'autant plus, je ne peux m'empêcher d'ajouter. »
Ansgar hausse un sourcil. Je crois surprendre sur son visage l'ombre d'un sourire.
« Thibault, je comprends que tu ne veuilles pas l'accuser, mais ce que tu exposes est bien trop vague, ou uniquement basé sur des émotions. Ça ne prouve, hélas, rien. »
Je sais, Ansgar. Je sais, putain, et ça me tue. Si j'étais rationnel, je vérifierais même Ruben un peu davantage à cause de ça. Mais j'y arrive pas. J'y arrive pas, parce que je ne veux pas le voir dans une des chambres d'exécution de Monokuma, parce que la poupée du dernier pauvre diable que j'ai dû accuser me fixe avec ses foutues orbites vides de derrière la tribune du juge, parce que c'est pas mon job, putain, je suis un ado un peu bon en maths, pas un salopard de détective privé ou de juge d'instruction.
Je suis juste Thibault Laangbroëk et Thibault Laangbroëk est complètement paumé.
« Le mobile ne sert à rien, intervient Emerens. Est-ce qu'on pourrait pas se concentrer sur un truc plus concret ? Comme par exemple, comment Flor est tombée.
— C'est ce qu'on cherche depuis tout à l'heure, Emerens, crache Ade. Merci, mais tu ne nous apprends rien.
— Pourtant, rigole Sachiko, il y a bien au moins un truc, ou arme, qui a pu aider à pousser un tel mastodonte, pas vrai ? Parce que faut bien le reconnaître, hein. Dans un combat, ces quatre crevettes, c'est elle qui les jette par la fenêtre. »
... Alors je vois mal comment elle peut traiter Houshang bint Sassan de crevette alors qu'on voir ses abdos depuis qu'on le connaît et qu'il fait quand même un bon mètre septante-six... Mais ça se tient, effectivement. Est-ce qu'il n'y a pas un truc qui pourrait aider d'une manière où d'une autre, une arme, qui aurait pu blesser Flor sans doute de manière imperceptible, un truc qui aurait pu lui faire perdre l'équilibre, faciliter la tâche du meurtrier...
Un truc, oui.
Il y en a un.
Je me rappelle avoir marché sur quelque chose en me reculant du balcon. Un tisonnier couvert de rouille, bien trop loin de sa cheminée pour être honnête. Abandonné au sol, mais pas dans la poussière.
Décidément, je suis vraiment un idiot.
« Y'avait un truc, ouais, je me rappelle, je lance en jetant un regard en coin à Sachiko. Sur le balcon, y'avait un tisonnier. Rouillé, donc j'ai pas fait gaffe, mais il y aurait pu y avoir du sang. »
Et évidemment, cette foutue Sachiko a un large sourire. Décidément, entre elle et Ansgar, iels se sont donné.e.s le mot pour me forcer à bavasser, et expliquer des preuves. Je n'aime pas du tout, du tout cette manière de me forcer sur un foutu piédestal.
Mais je ne peux même pas protester. Parce que si Sachiko ne parle pas, personne d'autre que moi ne peut le faire.
Putain, c'est chiant.
« Un tisonnier ? Intervient Houshang. Donc tu penses que Flor a été blessée ? Le Monodossier ne donne pas d'infos dessus ?
— Vous savez, ricane Emerens, il faut pas croire tout ce que raconte le Monodossier. Je vous rappelle qu'il nous a été donné par Monokuma. »
Houshang grimace, avant de faire silence. De son côté, Ansgar clique sur son propre Monodossier, avant d'ouvrir la fiche d'autopsie en partage d'écran.
« Thibault n'a pas entièrement tort. De même qu'Emerens. Sur la fiche transmise par Monokuma, Flor est décrite come ayant eu plusieurs blessures à l'abdomen. C'est suffisamment vague pour qu'on se limite à celles causées par l'épée, soupire-t-iel en jetant un coup d'œil froid à un Monokuma souriant. Mais rien ne dit qu'il n'y en a pas eu une troisième.
— En fait, intervient Ade, je peux même confirmer qu'il y en a eu une troisième. Sur le flanc droit de Flor, au niveau de son foie. Pas assez profonde pour être mortelle, mais qui non seulement touche un organe vital, mais en plus est allongée et de forme arrondie. La forme parfaite pour un tisonnier. »
Le silence tombe sur le tribunal. Et avec raison. Tout le monde fixe Ade avec une telle stupéfaction que je pourrai presque voir des bras leur en tomber au sol. D'ailleurs, dans certains regards, il y a de la colère. Beaucoup de colère. De toute façon, qu'est-ce que je peux en dire ? Moi-même, je suis vert. Ade a caché un truc pareil pendant tout le putain de procès ? Comme ça ?!?
Cette dernière, remarquant sans doute la levée d'un cran du niveau d'hostilité dans la salle, croise les bras. Ses lèvres se pincent.
« Inutile de me fixer comme ça. Je n'en ai pas parlé parce que ça ne me paraissait pas nécessaire.
— Sans blague, grommelle Seo-jun. Rien que se demander d'où pouvait venir la blessure aurait été un énorme indice bien plus tôt dans le procès, puisqu'il n'y a de traces de lutte nulle part.
— Ou nous entraîner sur une autre fausse piste, siffle l'Archéologue. Puisqu'apparemment certains ne semblent pas en mesure de réfléchir correctement. »
Seo-jun hurle de rage, et c'est toute la puissance des bras d'Emerens autour de sa taille qui semblent l'empêcher de se jeter sur Ade. D'ailleurs, même lui a perdu son sourire. Il se contente de lever les yeux au ciel.
Sachiko, de son côté, a un petit rire, mais c'est à peine si elle s'intéresse à l'argumentaire d'Ade. Elle, elle se cure les ongles sans le moindre intérêt pour le débat. Eh bé putain, une belle équipe de bras cassés, qu'on a là.
« Mais du coup, si j'ai bien compris, intervient Nako, Flor a été blessée ? Donc la pousser pourrait être bien plus aisé...
— Si... Foie a été atteint, renchérit Ester, pas beaucoup efforts à fournir. Douleur, grande douleur.
— Vrai, soupire Ade. Même si bon, il faut quand même pouvoir planter Flor, d'abord. Et être assez agile pour ça. Même précis.
— La précision n'a jamais été mon fort, intervient Houshang. De plus, même avec mon agilité, je ne pense pas être capable de blesser Flor exactement à l'endroit du foie. Je ne suis pas si savant.
— Pas besoin de savoir où c'est, sourit Emerens, moqueur. Sinon, on pourrait accuser n'importe quel étudiant en médecine, et c'est vraiment trop facile pour la pauvre Ester. Il y a un autre moyen d'identifier le point vital. Il suffit de réussir à atteindre l'endroit qu'elle protège le plus en combat, c'est assez simple quand on est une personne très précise. »
Houshang lève les yeux au ciel, et Ester glapit, mais de mon côté je sens le froid envahir tous mes membres. Cette question, de l'interrogatoire. Je l'avais posée pour me faire une idée de la conscience de la force physique de chacun, mais on dirait qu'elle va m'être utile sur un tout autre sujet... La précision. Qui m'a avoué faire preuve d'une importante précision et habileté ?
Est-ce que ça pourrait me permettre de trouver le coupable ?
J'ouvre le fichier de l'interrogatoire, que je partage de manière presque absente. Houshang m'a parlé de son agilité et de sa grâce. Normal pour un danseur. Ade semble attacher de l'importance à sa résilience, et j'imagine que je la crois, vu la brûlure. Elle ne me paraît pas non plus être en très grande forme physique.
En fait, les deux qui mentionnent la précision, ce sont Ester et Ruben. Ester parle aussi de son endurance, mais ici, c'est la précision qui compte... Et j'imagine qu'en tant qu'Ultime Dentiste, elle aurait quand même développé un minimum de connaissances en anatomie.
Il y a juste un souci.
Ester n'était pas dans la première liste de suspects, celle qu'on a établi au début de ce procès. Et c'est son propre aveu qui lui a permis d'y remplacer Ibrahim. Alors qu'on allait l'accuser. Alors qu'on allait l'accuser faussement.
Si elle avait été la coupable, elle aurait pu s'échapper.
Elle aurait pu survivre sur notre mort à tous.
Sans avoir rien eu à dire.
Alors pourquoi aurait-elle avoué ?!?
Non, non, non, c'est pas possible. C'est pas possible. L'un des deux autres a forcément menti. L'un des deux autres a forcément frappé Flor sur un coup de chance. C'est Ade, ou Houshang, tous deux assez en forme, bien qu'Ade le soit moins, tous deux capables de déstabiliser même Flor qui avait un Ultime physique. Ce n'est pas possible autrement. Ce n'est pas possible autrement...
Pas Ruben.
Pas Ruben.
Pas Ruben.
Je dois réfléchir ; Réfléchis, Thibault, réfléchis. Il y a bien une preuve que tu peux exploiter, au moins une, au moins une, au moins une...
« Euh, dites, excusez-moi ? Vous avez dit que l'heure de la mort, c'est quatre heures sept, c'est ça ? »
C'est Alannah qui intervient. Elle est sur son Monodossier, en train de tripoter je ne sais quel truc sur son écran. Putain elle a une preuve. Elle a une preuve. J'ai envie de l'embrasser. Enfin pas littéralement mais presque. Ça doit être le stress. C'est forcément le stress. C'est forcément le stress.
Ansgar hoche la tête, et Alannah clique sur son Monodossier. Un partage d'écran. Sur le transfert, les logs de la rue aux mille secrets. Deux sont entourés.
« Je sais pas si c'est très logique mais... Cette rue est en rond. Et tu fais rarement demi-tour, au risque de te faire voir... or, ni Ade, ni Houshang, ni Ruben, ni Ester n'ont l'air d'avoir vu qui que ce soit, parce qu'ils l'ont pas mentionné à aucun moment...
— Effectivement, fait Ade en opinant du chef. Je n'ai vu personne.
— De même pour moi, confirme Houshang. Je n'ai rien entendu de particulier non plus d'ailleurs. »
À leur tour, Ester et Ruben hochent la tête, les deux gardant un silence religieux qui me fait froid dans le dos. On y est presque, on se rapproche...
« Dans ce cas, ce serait logique que le meurtre ait eu lieu dans les derniers, non ? Reprend Alannah, hésitante. Bon, je veux pas accuser la dernière à être rentrée tout de suite, c'est Ester, ce serait trop facile... Ce que je veux dire, c'est qu'Ade est sortie vers cinq heures, et Houshang un quart d'heure après... Si l'un d'entre eux avait tué sur quand même la quatrième place, les deux suivants, ou Houshang lui-même si c'était Ade, l'aurait vu, au moins le cadavre... Une flaque de sang, ça ne se rate pas...
— Et personne n'a rien vu ? intervient immédiatement Ansgar. Répondez franchement. »
Les quatre secouent la tête. Ade, de son côté prend son menton entre ses mains.
Putain.
Putain.
Non.
Non.
Non.
C'est pas possible, c'est pas possible, c'est pas possible.
Est-ce qu'on vient de les innocenter comme ça ?
Non, c'est trop facile, c'est trop évident, c'est...
Tellement évident que je ne peux même pas citer le moindre argument contre. Alannah a raison, ça colle pas. Si Ade avait tué en premier, ou Houshang, et qu'aucun n'admet avoir fit demi-tour ni croisé qui que ce soit, alors que les cachettes sont quand même difficiles à trouver... Quoique, y'a les maisons. Oui, c'est sûrement ça.
« Ils auraient pas pu esquiver en se planquant dans une maison ?
— Eh non, petit croyant, rigole Sachiko. Celle qu'on avait visité, le loquet était cassé. C'est pas le cas des autres ! Et puis même, ça colle pas, temporellement, tu crois pas ? Parce que si Ade ou Houshang avaient tué, vu qu'ils sont sortis en premier... »
Son sourire s'élargit.
« Le meurtre aurait forcément été vu. »
... Elle a raison. Elle a raison, et je ne veux pas l'admettre, parce qu'au fond de moi je sais que ça désigne un coupable évident. Mais ce n'est pas logique. Pas logique, pas logique, pas logique... Si ça se trouve, Ade l'a caché ? Indépendante comme elle est, elle aurait pu... Non. Non, parce qu'Houshang lui l'aurait dit, il l'aurait signalé. Et ce n'est pas logique. Pourquoi ne pas signaler un putain de meurtre ?
Putain.
Putain.
Putain.
« Donc la suspicion se joue entre Ruben et Ester, dit Houshang calmement, les bras croisés. Mais même avec leurs précisions respectives, j'aurais plus tendance à accuser Ester. J'en suis navré, Ester, dit-il à cette dernière, presque avec l'air d'y croire. Mais Ruben a le bras droit en attelle. Et je l'ai toujours vu se servir de sa main droite...
— Un instant, Houshang. »
Ansgar vient de lever une main. Son expression est froide, fermée. Et son œil de glace n'est pas fixé sur Ester.
« Ruben se sert de sa main droite pour le quotidien, certes. Mais il est ambidextre. Il est justement très connu dans le milieu des artisans pour son habileté à se servir de ses deux mains de la même manière. »
...
C'est un cauchemar.
Je vais me réveiller.
Je vais me pincer la joue, et tout ira bien, et on se réveillera à quatorze sans d'autres meurtres, j'aurais toujours la crainte de mourir à cause du stress mais je pourrai rattraper mes erreurs, Flor n'est pas morte, Flor grogne toujours dans son coin mais je finirai bien par réussir à lui parler, et Ruben, et Ruben, je pourrai lui faire mes excuses, tenter quelque chose, n'importe quoi, lui dire que je peux être au moins son ami, que je peux rester quelqu'un qu'il aime, que...
Que putain de merde, cette vie est trop injuste.
Je veux me réveiller.
C n'est pas réel.
Ce n'est pas réel.
Je me pince la joue. Encore. Et encore. Et encore. Mais rien ne se passe. Rien ne se passe. Je suis toujours dans cette salle de procès. Je suis toujours dans un groupe de treize. Je suis toujours devant ma tribune. Le portrait de Flor me fixe toujours de derrière cette foutue épée de sang.
Et le coupable de ce meurtre est toujours devant moi, à me fixer de ses yeux pleins de larmes, à moitié cachés derrière ses cheveux violet striés de blanc.
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