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L'Autre Côté

Nouvelle écrite à l'occasion de la sixième édition des Joutes d'Emaneth, sur le Thème Imag'In.


Mon regard se perdait à travers la fenêtre, guettant le passage des nuages d'un blanc laiteux au-dessus de ma tête. Au loin, la lueur crépusculaire du coucher de soleil jetait sa couleur orangée sur le ciel : ce serait bientôt le moment.

Peut-être ce soir serait le dernier. Peut-être pas.

J'attendais le signe, tendu, et les minutes s'étiraient douloureusement tandis que ce paysage vivait ses derniers instants. Et puis, je la perçus. Cette curieuse étincelle noirâtre qui obscurcit l'horizon pendant un instant infinitésimal.

Un unique nuage noir, perdu dans un océan de blancheur, remontait à contre-courant le flot de ce tapis nuageux. Alors, je me mis en route. Après avoir fermé à clé les portes de chez moi, je marchai d'un pas décidé vers la colline à l'arbre foudroyé. Cela ne prendrait pas beaucoup de temps : seuls quelques centaines de mètres me séparaient de ma destination.

Mais c'était malheureusement assez pour me permettre de ruminer mes pensées. De creuser mon regret.

Quand je fus arrivé, je pus constater par moi-même que je ne m'étais pas trompé : elle était là. La lettre. Posée au sommet de la colline, à deux pas de l'arbre calciné par la foudre, une lettre cachetée m'attendait. Je la ramassai, puis m'allongeai dans l'herbe sur le dos et attendis, observant à nouveau le ballet des duvets célestes.

Une jolie bande de moutons, bien dressés, uniformes, tant dans leur aspect que dans leur mouvement. Peut-être était-ce cela, la tranquillité, au fond ? Ne pas dévier du chemin désigné. Se conformer : aux autres, et au monde. Peut-être était-ce cela, le bonheur ?

"Excusez-moi ?" fit une voix féminine provenant de quelques mètres devant moi.

Je me levai, avisant celle qui m'avait interpellé : c'était une jeune femme, dans la vingtaine, arborant un sourire timide qui embellissait son visage rond sur lequel tombait une cascade de cheveux blonds.

"Vous étiez là, non ?" continua t-elle, "Il y a quatre jours. Je vous ai vu ici."

Cherchant dans ma mémoire un instant, je pus confirmer :

"En effet. Pourquoi ?" voulus-je savoir.

"Je..." hésita t-elle, "Vous sembliez triste. Vous pleuriez. Je voulais juste m'assurer que...Que tout allait bien pour vous."

"C'est gentil." déclarai-je sincèrement, "Mais ça va. C'est juste que...J'ai eu des nouvelles de quelqu'un, et elles étaient tristes."

"Ha." fit-elle, compatissante, "Vous parlez de ces lettres ?", demanda t-elle en désignant la missive que je portais encore en main droite.

J'acquiesçai d'un signe de tête, muet.

"Mais...", poursuivit-elle, "Vous ne l'ouvrez pas ?"

Je soupirai longuement, et attendis un court instant avant de répondre, simplement :

"Non."

Le silence s'appesantit alors, tandis que je manipulais la lettre, plus pour occuper mes mains que pour une quelconque autre raison. Il était difficile d'orienter mes pensées.

La jeune femme sembla hésiter, puis vint s'asseoir à côté de moi. Je la laissais faire, anticipant sa question, à laquelle j'aurais bien du mal à répondre :

"Pourquoi vous ne l'ouvrez pas ?" dit-elle d'une voix basse, douce, comme si elle craignait de me blesser avec ces simples mots.

"C'est compliqué." déclarai-je avec un sourire contrit.

"Vous pouvez toujours m'expliquer." m'encouragea t-elle, "Vous savez, je n'ai pas grand-chose d'autre à faire que vous écouter, aujourd'hui."

J'acquiesçai d'un signe de tête :

"D'accord, je peux vous raconter. Mais je vous préviens, c'est une histoire qui va vous sembler folle."

"J'en ai vu d'autres." affirma t-elle, énigmatique.

Vaguement intrigué, je m'allongeai à nouveau sur le dos et rassemblai mes pensées en observant le ciel, cherchant le meilleur moyen de raconter mon histoire. Puis, je me lançai :

"Il y a une légende, dans le coin. Un mythe. Une histoire que la plupart des gens se raconte sans trop y croire...Elle parle d'un passage vers un Autre Monde."

Je lançai un regard en biais vers elle, vérifiant si elle n'avait pas déjà décroché. La plupart des gens s'arrêtaient d'écouter à cette étape. Pas elle. Je repris :

"Le mythe raconte que, de temps en temps, un nuage passe au-dessus de nos terres. Un nuage spécial : il va dans le sens contraire du vent, il est toujours d'une couleur différente de tous ceux qui l'entourent, et il passe toujours par ici, précisément. Au-dessus de l'arbre foudroyé. On raconte qu'il y a ici une certaine connexion avec l'Au-Delà. Et que le nuage serait capable de t'y emmener, mais seulement si tu le désires très fort."

Un nouveau coup d'œil rapide me confirma que la jeune femme me suivait toujours.

"Bref...ma femme y croyait, à ce mythe. Dur comme fer. Alors, elle m'a emmené ici, plusieurs fois. Elle m'a dit qu'elle voulait découvrir l'Autre Monde, voir à quoi il ressemblait. Mais surtout, elle voulait que je l'y accompagne. Sauf que...Moi j'y croyais pas, à cette histoire !"

Je laissai échapper un petit rire nerveux.

"C'est vrai, non ?" fis-je alors, "C'est complètement dingue, en fait, cette histoire d'Au-Delà !"

Je m'arrêtai un instant, cherchant un semblant de soutien de la part de la jeune femme.

"J'en ai vu d'autres." répéta t-elle avec un haussement d'épaules.

Décontenancé par son stoïcisme, je repris mon récit :

"Alors, je lui ai dit. Je lui ai dit que je ne pouvais pas la suivre, que je n'y croyais pas, et que même si je voulais y croire, je n'avais de toute façon pas envie de visiter un quelconque Au-Delà. Et si on y restait bloqués ? Et si ce n'était pas aussi merveilleux qu'elle l'imaginait ? Et si ça n'existait pas et qu'elle finissait déçue ?...Je n'arrêtais pas de lui opposer mes arguments. Et elle me répondait : on s'en fiche, parce que quoi qu'il arrive, on sera ensemble."

Je marquai une pause, soudain envahi d'un certain sentiment de désarroi.

"Oh..." lâcha t-elle simplement, pleine de compréhension.

"Elle n'avait peut être pas tort." remarquai-je avec un sourire triste. "Peut être que mon devoir était de la suivre, où qu'elle aille."

"Vous étiez ensemble, ici aussi." tenta t-elle de me raisonner, "Ce n'était pas un mal de lui rappeler."

"C'est vrai." admis-je "Mais elle voulait vraiment y aller. Alors, un jour, quand elle a vu le nuage noir arriver, elle est partie sans moi..."

La jeune femme prit un certain moment pour réaliser ce que ça impliquait :

"Et ces lettres sont d'elles ?" demanda t-elle alors.

Je fis oui de la tête, incapable d'émettre le moindre mot à présent. Le silence s'étirait à nouveau, pesant, douloureux, gênant.

"Mais pourquoi vous ne les ouvrez pas ?" voulut-elle savoir.

"J'ai ouvert la première." fis-je alors d'une voix sans conviction.

"Les nouvelles tristes, c'est ça ?" devina t-elle "Elle veut sûrement que vous la rejoigniez."

"Mais c'est impossible." croassai-je, impuissant.

"Vous n'allez vraiment jamais ouvrir les autres lettres ?" demanda t-elle.

Je plongeai mon regard dans ses yeux bleus, et vit qu'elle cherchait réellement à m'aider, malgré le côté involontairement blessant de ses remarques.

"Je n'ai pas encore décidé." déclarai-je en me relevant. "Excusez-moi, mais il faut que je prenne du temps seul pour y réfléchir."

"Bien sûr !" fit-elle, compréhensive. "Si vous avez besoin de soutien, je serais là, vous savez."

Je la remerciai, puis rentrai chez moi et posai la lettre d'aujourd'hui sur les quatre autres déjà rassemblées en tas sur mon bureau. Seule l'une d'entre elles était déjà ouverte. Peut-être trouverai-je un jour le courage d'ouvrir les autres.

Peut-être pas.

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Luc,

Mon amour, je le savais ! L'Autre Monde est bien réel ! Je t'écris de là-bas. Ce Monde est tellement beau, tellement parfait, il n'a rien à voir avec notre Terre d'origine.

Tu devrais voir ça ! Tu ne regretterais pas une seconde d'avoir fait le passage. Ici tout est tellement épuré. On y arrive par un fabuleux vortex de couleurs, et puis on ne peut qu'admirer la perfection des lieux. Tout est baigné d'une fabuleuse lumière blanche. Et puis, il y a la Pyramide. Oui, la Pyramide Noire, majestueuse, fixée au Ciel telle une étoile sombre, qui projette son ombre et nous offre un repère solide à tous, en tous temps.

Je ne suis pas seule ici, je vois d'autres Terriens comme moi, ils ont sûrement fait le passage, eux aussi. Mais ils ne viennent sans doute pas du même lieu que nous, car ils parlent une langue que je ne reconnais pas. Malgré cela, ils sont charmants. Eux aussi sont enveloppés de lumière, ici tout est sacré, tout est lumineux, tu sais.

Tu sais, je te ne comprends pas. Nous étions ensemble, allongés dans l'herbe, quand le nuage est venu pour nous, tu te souviens ? Je t'ai dit que j'allais franchir ce passage cette fois-ci, je t'avais prévenu que cette fois-ci serait la bonne.

Et c'est comme je t'ai dit ! Il suffit de le vouloir pour qu'Il t'emmène. Vraiment, c'est juste ça ! Il suffit de vouloir. Ne veux-tu pas me rejoindre, Luc ?

Je suis certaine que tu le veux. Tu m'aimes, et je t'aime plus que tout, il ne peut en être autrement. Tu étais sceptique, simplement. Tu n'avais pas de raisons de croire à tout ça. Eh bien, maintenant que je suis Passée, tu en as une, et de taille !

S'il te plaît, rejoins-moi demain, le nuage passera à nouveau et déposera cette lettre. J'ai hâte de te revoir.

Sophie

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Luc,

Pourquoi n'es-tu pas Passé, aujourd'hui ? Je ne vois qu'une seule explication : tu ne veux pas. Je suis sincère, je t'ai expliqué comment il fallait faire, j'ai fait tout ce qu'il fallait pour qu'on soit réunis. Mais c'est toi qui ne veut pas. Alors, quel est le problème ?

Notre amour n'est-il pas assez fort ? Peut-être n'as-tu pas envie de rejoindre l'Autre Monde, mais je t'assure que c'est un lieu formidable, et ça ne te suffit pas. Peut être n'as-tu pas confiance en moi ? Mais qui suis-je pour toi, alors ? Qu'est-ce que je représente, à tes yeux ?

Peut-être es-tu trop lâche pour me rejoindre ? Tu as toujours eu peur de la nouveauté, mais là, il s'agit simplement de me retrouver. Tu m'as énormément déçu, quand je ne t'ai pas vu apparaître par le Vortex.

A vrai dire, tu m'avais déjà déçue quand tu ne m'avais pas accompagnée dès le départ. Tu aurais dû venir avec moi. Et tu devrais être à mes côtés, maintenant. Mais tu m'as trahie.

Alors, peut-être as-tu trouvé un moyen pratique pour te débarrasser de moi, n'est-ce pas ? La fille aux théories bizarres, enfin partie d'elle même dans une autre réalité, et bon débarras ! C'est ça, ce que tu penses ? Tu me dégoûtes.

Tu sais quoi ? Peut-être que c'est mieux comme ça : ce lieu unique se porte bien mieux sans toi. La Pyramide Noire fait un bien meilleur guide que toi, au jour le jour. Je suivrais sa lumière sombre, au lieu de suivre la tienne, puisque tu ne veux plus de moi.

Adieu, Luc.

Sophie.

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Luc,

Je suis désolée de m'être emportée contre toi dans ma dernière lettre. Je n'aurais pas dû. Tu sais, je veux toujours de toi à mes côtés. Ce sera le cas, pour toujours et à jamais.

Luc, j'ai besoin de toi ici, tu me manques.

Peut-être veux-tu plus de temps pour te décider ? C'est sans doute ça qu'il te faut : du temps. Je ne t'en veux pas : je suis prête à te l'accorder. Ça représente un grand pas à franchir pour toi, je m'en rends compte. Tu n'as jamais été très spirituel, et je dois t'effrayer avec mes histoires d'Au-Delà.

Tu sais, ce n'est pas si étrange ici, pas si effrayant. Je commence à comprendre la langue que les gens parlent ici, je crois. Pas entièrement, non : le sens de leurs phrases m'échappe encore, mais je vois bien qu'ils parlent tous le même dialecte. Je pourrais t'apprendre, si tu me rejoins, tu sais. Tu ne serais pas perdu, ainsi.

La Pyramide est si grande, si attirante ! Elle m'Appelle de plus en plus fort, et je m'approche d'Elle de plus en plus chaque jour. Tu pourrais la voir de tes propres yeux, si tu me rejoignais, tu sais. Il faut voir ça au moins une fois dans sa vie, je t'assure, c'est grandiose !

Je suis prête à te pardonner Luc, si tu me rejoins. En fait, je t'ai déjà pardonné.

S'il te plaît, rejoins-moi.

Sophie.

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Luc,

Pourquoi ne viens-tu pas ? Pourquoi n'es-tu toujours pas là ? Pourquoi m'as-tu abandonnée ? Je me sens seule ici, tellement seule.

J'ai froid, ici. La lumière blanche nous rend tous seuls, à notre façon, et pourtant nous sommes tous là. Mais personne ne se connaît. J'ai besoin d'un repère, Luc, il faut que tu viennes me soutenir.

La Pyramide m'attire, je le sens, mais je ne veux pas y aller. Je ne veux plus. Je veux rester avec toi. Je ne peux pas quitter cet endroit : je suis piégée.

Luc, j'ai tellement peur, seule ici. Je ne comprends pas pourquoi tu ne viens pas. Peut-être es-tu Passé, mais je ne peux pas te voir ici ? J'ai tellement peur de ne jamais te revoir.

Les Autres murmurent des choses. Je comprends quelques mots, et je n'aime pas les mots que je comprends. Ils ont l'air tellement tristes, et seuls. Mais je crois que je suis la plus triste, et la plus seule, ici.

Luc, je ne suis rien sans toi. J'ai besoin de te revoir, ici ou ailleurs. Je guette le Vortex continuellement, jour après jour, et je crois que l'espoir de t'y voir apparaître un jour va finir par me rendre folle.

Mais je m'accroche à cet espoir, car c'est tout ce qu'il me reste. Pitié, rejoins-moi, Luc.

Sophie

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Luc,

J'ai compris. J'ai enfin compris. Les Autres m'ont expliqué. Je comprends ce qu'ils disent, maintenant. Je deviens comme eux.

Là où je suis, dans l'Autre Monde, le temps s'écoule différemment. Il s'écoule à l'envers, en fait. Oui, comme le petit nuage noir qui semble aller contre le vent. A contre-sens.

Tout est à contre-sens, ici, tout est inversé. Les gens parlent à l'envers : c'est pour ça que je ne les comprenais pas. Enfin, tu ne dois pas savoir de quoi je parle.

Ils m'ont expliqué que, comme le temps est inversé ici, ceci est la première lettre que tu recevras de moi. Sache que j'en ai envoyé quatre autres.

Ah, quelle ironie, je comprends enfin pourquoi tu ne viens pas. En fait, maintenant, je sais que tu ne viendras jamais. Que tu n'es jamais venu me rejoindre.

Ce n'est pas grave, tu sais, Luc, en fait ; c'est mieux comme ça.

Luc, ne viens pas me rejoindre.

Ce serait vain : le temps s'est écoulé à l'envers, et si tu viens de l'Autre Côté, tu ne me verras pas. Si tu viens, tu ne trouveras que la solitude et la mort.

Comme moi, en fait.

Luc, ils m'ont expliqué. Je meurs, je crois bien. Je deviens un écho, un fantôme. Une simple résonance de la Pyramide Noire.

C'est de ma faute. Tout est de ma faute. Tu avais raison, je n'aurais pas dû y aller.

Ceci est certainement ma dernière lettre. Je sens que je m'éteins, c'est une lettre d'adieu, Luc.

Tu ne peux pas savoir à quel point je t'aime. Alors, pour cette raison, s'il te-plaît, ne viens pas me rejoindre. Vis ta vie, vis-la pour moi qui n'ait pas su la vivre.

Et si tu vas chercher les autres lettres, je te demanderais quelque chose, Luc.

S'il te-plaît, ne les ouvre pas. Ces lettres sont blessantes pour toi, tu te ferais du mal pour rien.

Et, si jamais tu les ouvres...Essaye de les oublier.

Sophie.

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