— Mes Soeurs, grinça-t-elle, ont eu vent de mes agissements. Nous avions toujours eu des relations conflictuelles. Elles étaient très aimées dans notre village... Les chères Jahanama et Janna, bien dociles, bien obéissantes, qui acceptaient les préceptes avec une naïveté écoeurante.

La voix d'Uraera était changée, rendue plus rauque par une amertume et une rancoeur longtemps contenues.

— On ne m'aimait pas, moi. L'étrange Uraera, cette fille bizarre, cette hérétique qui ne respecte pas les préceptes, cette diablesse, cita-t-elle. J'étais une belle déception, face à mes Soeurs. Elles étaient devenues les cheffes des Amadolors près du Coeur Arkhale. Quand elles virent la surface profondément changée, entièrement détournée vers mon fantastique royaume que l'on glorifiait avec ferveur... elles sont venues me combattre.

Sa lèvre tremblait d'indignation à l'évocation de ce souvenir.

— Elles m'ont vaincue ! explosa-t-elle. Elles m'ont vaincue ! Et pour me punir, elles m'ont humiliée en me scellant au sein-même du Coeur Arkhale. Je me rappellerais à tout jamais de leur dernière paroles : « Pour ta cupidité, nous t'enfermons dans le Cristal où tu contempleras le pouvoir que t'as essayé de convoiter mais que tu ne pourras pas saisir. » Le geste était symbolique, elles m'ont laissée souffrir... SI ÇA, CE SONT DES SOEURS !

Les chaînes qui la maintenaient prisonnières se parèrent d'une lueur violette, réagissant à la magie d'Uraera qui menaçait de déborder de rage. Elle s'agita dans un soubresaut fou, comme saisie d'une convulsion, mais la magie évacuée fut contenue par les chaînes qui émirent un grand fracas métallique en la retenant.

— Ah... Ah... Ah... haletait-elle, épuisée par sa colère.

— Votre histoire ne m'intéresse pas, cracha Lunera. Je ne suis venue que pour Darkodem !

Uraera lui lança un regard mauvais.

— Ah... Ah... Darkodem... n'est rien... Sa vie n'est rien... Il n'a vécu... qu'à travers moi... Ah... Ah...

Elle respira un bon coup avant de reprendre d'une voix plus régulière.

— Janna et Jahanama ne sont que des idiotes... Elle n'avait absolument aucune idée de tout le chemin que j'ai parcouru... J'ai dévalé des sentiers encore inexplorés dans la magie. Les Filles d'Uraera ne sont rien face à ma plus grande création. Dans ce chemin vers l'idéal magique, le tout-être spirituel, j'ai réussi à enfermer la moitié de mon âme dans un cristal spécial, à l'image de ce que vous appelez, vils êtres humains, des cristaux catalyseurs. Quand j'ai ouvert les yeux après que Janna et Jahanama m'aient scellée, j'ai compris que mon expérience était un véritable succès. Même après des milliers d'années, j'étais incapable de mourir, mon âme éternellement rattachée à Terhera, dans un endroit bien spécial...

Stupéfaite, Lunera observa Uraera avec des yeux ronds. Son imagination s'évertuait à penser comment une telle chose était possible : cela lui paraissait impossible !

— J'ai réussi, là où elles avaient échoué ! Dès lors, même enchaînée, j'ai fait de mon mieux pour asservir le Coeur Arkhale. Leur plan a lamentablement échoué... Janna et Jahanama m'ont, au contraire, donnée accès à la force la plus formidable qui soit ! J'ai pris des années et des années à dominer le Coeur Arkhale mais une fois que j'y suis parvenue, tout Terhera s'offrit à moi sur un plateau d'argent. Je voyais la planète comme une âme élevée qui la regardait d'en haut.

« Tout ce que j'avais construit... Janna et Jahanama l'avaient détruit... Mes laboratoires investis... Mes maléfices levés... Mes projets réduits à néant... Heureusement que j'avais caché ma citadelle, la Palais des Chimères.

— Quoi ? s'étrangla Lunera. Le Palais des Chimères ?

Elle se sentit défaillir. Qu'est-ce que son ancienne demeure venait faire là ?

— Pas la masure dans laquelle tu vivais, répondit Uraera avec mépris. Je parle d'un château, d'un véritable palais ! Une vraie forteresse céleste, l'aboutissement de ma puissance tout entière !

— Mais père-

— J'y viens ! grinça la détenue. Ne t'impatientes pas ! Janna et Jahanama ont oeuvré le restant de leurs vies à deux objectifs : le premier, ne faire qu'un avec les êtres humains. Ces traînées se sont offertes elles-mêmes aux humains et ont pondu une longue série de marmots. Croisant l'essence magique des Amadolors, avec celle, infecte, des êtres humains, elles ont créé une nouvelle race dont tu es issue... Des êtres humains dotés de pouvoirs magiques... du jamais vu, cracha-t-elle avec mépris.

À la mention des Amadolors, Lunera se tendit ; elle avait déjà entendu ce terme !

— Elles voulaient assurer la paix entre les deux peuples par un croisement révulsant, en formant des hybrides, poursuivit Uraera, révulsée au plus haut point. Quand elles n'enfantaient pas, Janna et Jahanama travaillaient à sceller l'accès vers l'Âme de la Planète. Les Amadolors ont tous gagnés la surface tandis qu'elles créèrent tout un tas d'embûches pour fermer à jamais le domaine du Coeur Arkhale. En fait, elles voulaient empêcher que quiconque accède à ma personne. Mais moi, je les voyais ! Elles ont ensuite investi mon Arkhess et se sont installées en reines pour leurs vieux jours. Avec toute cette marmaille, elles furent glorifiées de tous les côtés, adorées comme les victorieuses qu'elles étaient.

Uraera crevait de rancune.

— Nous sommes donc... tous des descendants de Janna et Jahanama... remarqua Lunera, comprenant ce qu'Uraera voulait dire par là.

— Pas tous... Ces traînées eurent beaucoup d'enfants... mais tout plein d'autres Amadolors vinrent sur la surface aussi et enfantèrent des monstres. Toutefois, mes honneurs, fillette... ajouta-t-elle avec un ricanement. Tu es l'ancêtre de Jahanama ET Janna.

Soufflée, Lunera balbutia quelques syllabes qu'Uraera balaya des paroles suivantes :

— Je t'ai dit... Tout tourne autour de moi. Ton être tout entier n'est que mon outil. J'ai tout orchestré pour ce jour ! Silence, si tu veux saisir ton origine.

Lunera se tut, n'attendant seulement ce qu'Uraera allait dire. Elle aurait tout fait pour comprendre le mystère qu'était Darkodem... et celui de sa propre identité !

— Tout le chemin que tu as parcouru... Janna et Jahanama l'ont imaginé ! Elles ont mêlé leur pouvoir pour former un parcours du combattant, que seuls les plus vaillants pouvaient affronter.

— Mais comment... comment savez-vous tout ça ? Vous étiez enfermée !

— J'ai dominé le Coeur Arkhale ! J'avais accès à tout ! Je voyais tout ! J'ai vu quand Janna a investi mes laboratoires secrets pour créer sept clés qu'elle a appelé Slames ! Elle les a confiées à sept champions triés sur le volet parmi les plus puissants Amadolors à qui elle accorda la magie éternelle.

— Vous avez créé les Inconnus d'Io ! s'exclama Lunera, ne pensant pas avoir l'instigatrice des hauts-lieux de magie de Terhera face à elle.

— C'étaient mes laboratoires, là où j'ai tout créé... Janna les a pervertis et en touchant à ce qui restait de mes créations, elle a frappé Io sans le vouloir de cette terrible malédiction qui assèche la terre. Inhabitable, elle les a utilisé pour cacher ses Slames.

Lunera la regardait, coite de stupéfaction : la Guerrière, la Nécromancienne, l'Esprit, le Dragon, le Chevalier, les Succubes, l'Hydrapphir, tous les champions étaient donc des Amadolors, issus du peuple d'Uraera ?

— Jahanama a créé les Sanctuaires de l'Oracle avec les Gemmes Sidérales. Toutes deux ont ensuite scellé Callisto en y enfermant les fameux joyaux. Puis, elles moururent, laissant derrière la nouvelle race qui peupla Terhera au fil des générations.

« Dès lors, j'ai commencé à travailler pour ma renaissance. J'avais beau maîtriser le Coeur Arkhale, j'étais incapable de l'utiliser pour m'échapper de mon geôle. J'avais beau retourné le problème dans tous les sens, je ne savais pas comment faire... Alors, je suis entré en stase. J'ai dormi pendant mille ans, réduisant ma consommation magique à néant pour accumuler des forces.

En voyant Lunera écarter ses lèvres, sans doute pour lui poser une question, Uraera la devança :

— Je ne pouvais pas mourir, je te l'ai dit... La moitié de mon âme était cachée, en sécurité. Mille ans passèrent et je me réveillais, tout plein de force. En me réveillant, j'ai vu à quel point le monde avait changé. À cause de l'engeance maudite des êtres humains, la descendance de Janna et de Jahanama s'est déchirée dans des conflits terribles. Mon cristal catalyseur fut fragmenté à l'image des neuf royaumes actuels. Parmi eux, la branche pure de la descendance de Jahanama, les Sulta, avait quitté Arkhess pour former Sultakara. La branche pure de Janna, les Javn, était restée à Arkhess.

« Alors, j'ai transcendé l'espace-temps dans lequel j'étais enfermée et ma conscience, sans mon corps, remonta à la surface. Je ne contrôlais plus rien. Je me suis retrouvé dans l'esprit d'une vieille femme, corrompue déjà par la vie. Il ne lui restait même pas assez de chair sur les os pour servir mes ambitions, ragea-t-elle.

« J'ai compris que malgré ma capacité à investir l'esprit des êtres humains pour agir avec leur corps avant de retrouver le mien, je ne pouvais choisir moi-même la personne chez qui je logerais. Je devais miser sur ma propre chance, très, très capricieuse... J'ai essayé mille ans plus tard, après une nouvelle dormance, puis mille ans encore, et encore, et encore...

Uraera s'énervait.

— DES ÉCHECS ! hurla-t-elle. Chaque fois, l'être que j'investissais était d'une médiocrité éprouvante. Ils étaient trop faibles pour espérer lever les pièges de Janna et Jahanama. Il n'y avait pas assez de vitalité en eux ! J'ai essayé de réduire mes périodes de stase à cent années et éviter d'attendre trop longtemps. Je n'en pouvais plus d'attendre autant de millénaires, je ne devais pas laisser ma magie flétrir. Toutefois, ce plan avait un défaut : je n'avais plus une mainmise totale sur la personne chez qui je m'installais. Mon pouvoir de contrôle était diminué.

« Toutefois, il y a presque mille neuf cent ans, la chance m'a souri pour la première fois. Je suis tombée sur une âme débordande de vitalité.

— La Guerre Arkhale, murmura Lunera, réagissant à la date évoquée. C'était à cause de vous ?

— Tu vois, gloussa Uraera, tu es vive d'esprit quand tu le veux... J'ai investi Alcibiade et j'ai mené mes affaires comme il faut. Inutile de tergiverser dessus. Comme je ne le contrôlais pas parfaitement, il a mené ses propres ambitions. La Guerre Arkhale s'est déroulée contre mon gré et il en est mort, sans que je puisse me libérer de l'emprise du Coeur Arkhale. J'étais vraiment en colère mais j'ai appris de mes erreurs... j'ai réessayé pendant dix-huit siècles, avant que le destin ne me soit favorable à nouveau.

— Darkodem, coupa Lunera, d'une voix blanche, pâle comme un spectre.

Uraera sourit à pleines dents.

— Il était le cobaye parfait... Puissant mais manquant de volonté. Je pouvais l'asservir sans pour autant craindre une rébellion comme l'a fait Alcibiade. Avec, j'ai orchestré ma renaissance !