XXXI - La Rage d'un Frère - Partie 1
21 août 1875 — Dans les cieux de Terhera
Debout sur le pont d'un des vaisseaux rescapés de l'attaque, Solèna observait l'horizon. Les aéronefs d'Arkhess s'en allaient de la capitale, profitant de l'avantage qu'était le déplacement instantané via les balises de téléportation. Les palissades éventrées de la ville n'étaient déjà plus visibles et seule la cime des hautes tours du palais se reflétaient dans les pupilles de la ministre où la tristesse s'y lisait aussi. Elle balaya de son regard le ciel bleu où voletait dix-huit autres vaisseaux. Quatorze navires, dont le vaisseau-mère, avaient été détruits.
Solèna soupira. L'offensive avait été une catastrophe sans précédent, du début à la fin. Arkhess était attendu et l'Adrastée avait pris leurs troupes à revers. En infériorité numérique, les nobles chevaliers du royaume étaient tombés un par un. Les blessés et les morts s'accumulaient par centaines dans les quelques vaisseaux restants, sans compter les soldats malchanceux qui ne purent utiliser leurs propres balises, le dispositif détruit lorsque les aéronefs tombèrent sous les attaques des défenses anti-aériennes. Arkhess rentrait donc dans son berceau, ses ailes profondément meurtries et ses membres fauchées.
Quelle erreur... Nous n'aurions jamais dû attaquer la capitale de front...
La ministre ne savait même pas si la reine avait réussi à récupérer le Saphir Sidéral. Dès lors qu'elle avait reconnu, en bonne érudite, l'éveil de la princesse sultakaroise, Solèna s'était tenue prête en sillonnant les rues de la capitale, de toits en toits, le regard tourné vers le vaisseau-mère. Sa vigilance fut la bienvenue car elle put intercepter Lunera dans sa folle chute vers le sol après que la destruction de l'aéronef par Saphir.
Elle avait immédiatement activé sa propre balise et ensemble, la reine inconsciente dans ses bras, elles avaient regagné le vaisseau dirigé par Sawse. For heureusement, celui-ci s'était déjà mis en marche et elles furent à l'abri du courroux de la Sorcière éveillée. Solèna soupira une nouvelle fois.
Je n'arrive pas à y croire... Comment... comment la situation a pu autant se gâter comme ça ?
Elle repensa à Sawse qu'elle avait voulu honorer dans sa mort en lui permettant de reposer dans le vaisseau-mère. La ministre étouffa un sanglot en imaginant sa dépouille brûler entre les feux ardents de l'emballement du moteur de l'aéronef.
Sawse ne pourra même pas avoir de cérémonie en son honneur...
— Ministre Thèvena ?
Sortant de sa rêverie, elle se retourna et vit un guérisseur s'approcher d'elle. Solèna sursauta et accourut à lui.
— Comment va la reine ? demanda-t-elle, inquiète.
— Assez stable, je dirais, répondit le guérisseur. Il n'y a pas de signe de gravité. Par contre, elle n'est pas inconsciente mais pas totalement consciente non plus et semble être en proie à un délire particulier.
Solèna se pinça le menton tout en réfléchissant.
— Surveillez-la, ordonna-t-elle enfin. Appelez-moi lorsqu'elle recouvrera pleinement son esprit.
— Bien. En attendant, nous nous occupons de ses brûlures et de ses plaies. Elle est calme, ça nous facilite le travail.
Solèna acquiesça et congédia le guérisseur. Elle regagna ensuite la salle des machines où un soldat s'occupait de manoeuvrer le vaisseau. La ministre s'apprêta à lui poser une question lorsqu'une machine se mit à grésiller avant de laisser une voix crier :
— Solèna... ! Solèna... !
La ministre se précipita vers le dispositif et plaqua son oreille dessus. Elle reconnut la voix d'Aria, quoique lointaine.
— Solèna... ! Est-elle ici ? M'entendez-vous ?
— Je vous entends, Aria ! Je suis là !
— Dieu soit louée, soupira la maire, soulagée. Le vaisseau-mère a été détruit, j'ai eu peur que... je vous rejoins, ajouta-t-elle. Nous devons parler.
— Comment vont les majors ? demanda Solèna, espérant entendre de bonnes nouvelles.
Seul le silence lui répondit. Solèna pensa qu'Aria venait de quitter la radio lorsque finalement elle lui répondit, son ton ne présageant rien de bon :
— J'arrive.
Le grésillement cessa tout à fait. Les lèvres agitées de secousses incontrôlables, Solèna remonta sur le pont juste à temps pour voir un vaisseau se détacher de la formation de retour et s'approcher de son aéronef. Avant même que les navires ne se collent côte à côte, Solèna constata la pâleur flagrante du visage de la belle blonde, ses traits crispés dans un air de tristesse terrible. Un pont s'établit entre les deux navires et Aria s'avança.
— La reine est-elle vivante ? s'empressa de demander la maire. Ce serait bien beau de rentrer sans elle. Le vaisseau a explosé juste après le signal de retraite.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Solèna. Lun... Ariès est vivante
— Dieu soit loué, soupira Aria, infiniment soulagée.
— ... mais évanouie et-
Solèna s'interrompit en remarquant que la maire avait une attelle au bras.
— Qu'avez-vous à votre bras ? s'écria Solèna en la voyant de plus près.
— Le roi du Village des Peuples Antiques ne m'a pas épargné... soupira-t-elle. Je n'ai jamais vu quelqu'un manipuler des sortilèges élémentaires avec autant d'habileté.
Elle détacha l'attelle qui soutenait son bras et dévoila la peau de son avant-bras et de sa main où s'étendaient d'énormes plages de nécrose. D'un noir profond, on aurait dit que la peau d'Aria avait été pénétré par la mort elle-même. Solèna eut un haut-le-coeur et détourna son visage, ne supportant pas une telle vue.
— Désolée... souffla Aria en replaçant son attelle.
— Ça... ça fait mal ? murmura Solèna.
— Un mal de chien, si vous saviez... Je ne savais pas que le Sortilège de Ténèbres Majeur pouvait faire autant de dégâts. J'ai fui lâchement le combat, il était trop fort.
— Vous avez bien fait. Vous avez bien fait, répéta la ministre avec davantage de vigueur.
Aria hocha la tête et poursuivit.
— Hum... Mais je ne suis pas venue pour ça. Vous avez vu la destruction du vaisseau-mère ? Je ne m'y connais pas bien mais ce qu'on a vu, c'était bien une...
— ... Sorcière, tout à fait, conclut Solèna d'un air sombre.
— C'est une catastrophe, Solèna, une catastrophe, déclara lourdement Aria.
Solèna détourna son regard, les yeux fermés comme si ses paroles suscitaient en elle une vive douleur. Se rappeler de la défaite cuisante et des pertes terribles que son camp avait essuyé lui était insupportable.
— Je sais, murmura Solèna à demi-voix.
— Puisque la reine est hors d'état pour l'instant - ça tombe bien ! - je dois en profiter pour vous raconter quelque chose. En faisant le tour des vaisseaux à votre recherche, j'ai... appris une triste nouvelle.
Sa voix se brisa. Mortifiée, Solèna était toute ouïe, se demandant quelle terrible annonce allait lui faire Aria. Celle-ci s'essuya les yeux de sa main valide et jeta un regard autour d'elle.
— D'ailleurs, reprit-elle, n'avez-vous pas vu Sawse ?
Solèna déglutit.
— Je n'arrive pas à la contacter, j'espère juste que-
— Sawse... est morte, murmura la ministre.
Les yeux bleus de la maire se tournèrent à une vitesse folle vers la ministre, la défiant de répéter ce qu'elle venait de dire.
— Sawse... est morte, répéta-t-elle, plus fort.
Immobile, sentant le sol se dérober sous ses pieds, Aria chancela.
— Aria ! cria Solèna.
Elle serait passée par-dessus bord si la ministre ne l'avait pas rattrapé de justesse.
— Sawse... murmura la maire. Non... Comment... comment est-elle...
Aria n'aurait jamais pensé que la mort de l'ancienne reine puisse susciter autant d'émotions fortes en elle. Cette dernière avait toujours été désagréable et hautaine avec elle lors de son règne. Bien qu'un certain attachement se créa lorsque Sawse devint sa servante (Aria étant incapable de la traiter avec autant de cruauté), la maire pensait être capable d'être au-dessus de tout ça. Hélas, la force des sentiments ne se contrôlaient point.
Le regard voilé, perdu dans des bribes de souvenir, Solèna raconta à demi-voix les évènements qui avaient précipité le décès de Sawse. Elle aida Aria à se relever. Celle-ci se mordillait la lèvre, très triste.
— Elle avait beaucoup de défauts, murmura-t-elle. Mais elle était si solide, si imposante, si... Je n'arrive pas à y croire. Les mauvaises nouvelles s'enchaînent, ajouta la maire en essuyant une larme qui roula sur sa joue.
Elle jeta un regard terrible à Solèna qui comprit soudainement pourquoi Aria la cherchait avec tant d'insistance.
— Que...
— C'est à propos d'Arkh.
Se sentant nauséeuse, la ministre s'agrippa au parapet, redoutant le pire.
— Venez, invita Aria, allons là-bas, ce sera plus...
Sa voix se perdit tandis qu'une autre rugissait de toutes ses forces. Soudain, la porte qui menaient aux cabines inférieures s'ouvrit et Lunera déboula, complètement folle. Les cheveux sans dessus dessous, les yeux fous roulant dans ses orbites, hurlant comme une damnée, elle tentait de se frayer un chemin et de repousser les trois guérisseurs qui peinaient à retenir cette pauvre diablesse.
— LÂCHEZ-MOI ! LÂ... CHEZ... MOI !
— Votre Altesse, calmez-vous, conjura un médecin.
— Vous n'êtes pas en état ! criait un autre.
Mais s'agitant toujours comme une démente, en proie à une véritable crise de nerfs, elle s'évertuait à les dégager de toutes ses forces. Griffant de ses ongles, frappant de ses mains, cognant de ses pieds, elle tentait le tout pour le tout afin des les repousser.
L'instant de stupeur passé, Solèna et Aria accoururent près d'eux, affolées. Criant à la reine de se calmer, celle-ci s'exécuta immédiatement en les voyant arriver. Elle repoussa un des guérisseurs qui lui tenait farouchement le bras et sauta au cou de Solèna.
— Vous êtes vivante ! Vous êtes vivante, Solèna ! s'écria-t-elle, toute fébrile. Oh, Dieu soit loué ! Dieu merci ! Je-
Elle sembla remarquer Aria et la reine bondit près d'elle, en exultant une joie stupéfiante par sa ferveur et son engouement :
— Vous êtes saine et sauve, vous aussi ! Dieu merci ! Dieu merci ! J'avais si peur, oh oui, si peur...
Lunera revint à Solèna et lui prit la main.
— Ils ne m'ont pas laissé ! Ils ne m'ont pas laissé ! s'égosilla-t-elle. Je leur ai demandé gentiment de me laisser monter sur le pont pour vous voir, ils n'ont pas voulu. J'avais si peur, si peur pour vous, Solèna ! Ce maudit Saphir Sidéral nous aura tellement coûté mais peu importe... peu importe tant que vous êtes vivante.
Effarées, les deux femmes virent leur souveraine s'arrêter net dans l'étalage de sa joie et scruter les alentours, une nouvelle inquiétude plaquée sur ses traits. Devenait-elle folle ?
— Où est Arkh ? demanda-t-elle, implorante. Où est Arkh ! Où est-il ? Il m'a sauvé d'Assad ! Je veux le voir, le remercier, s'assurer qu'il est vivant ! Et Akman ! Akman, où est-il passé ? Il est intervenu de justesse quand j'ai croisé Grenat ! Et Sawse ? Sawse N ? Ma bonne amie ! Elle m'a tant aidé elle aussi.
À la mention de Sawse, Aria et Solèna échangèrent un regard sombre qui n'échappa pas à la reine.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, soudain terrible. Où sont-ils ? Où sont-ils que je les remercie tous ? Solèna, répondez !
Un des guérisseurs derrière la reine pointa son index sur sa propre bouche invitant Solèna à se taire si elle s'apprêtait à annoncer une mauvaise nouvelle. Se forçant à adopter un ton calme et rassurant, la ministre répondit enfin :
— Votre Majesté... Calmez-vous... T-tout se passe bien, mentit-elle. Vous devriez aller vous repo-
— NE ME DITES PAS ÇA ! beugla Lunera, redevenue folle.
Elle s'agita dans tous les sens tout en criant :
— NON ! Non ! Je n'irais pas me reposer ! Je n'irais pas me reposer tant... tant que je ne les aurais pas tous vu ! Que je ne me serais pas assuré qu'ils soient tous vivants !
Devant la détresse manifeste de la monarque, Aria éclata en sanglot, touchée. Ce n'était beaucoup plus qu'elle ne pouvait supporter. Lunera s'interrompit et jeta un regard empli de douleur à la maire. Chacune de ses larmes versées lui brisait son coeur.
— Votre Majesté, renifla-t-elle. Sawse est morte... Sawse est morte, tuée par le roi d'Éterneige.
Lunera eut l'impression qu'on lui asséna un coup de marteau sur le crâne. Sonnée, elle tituba, ses pieds s'emmêlant entre eux et tomba agenouillée, rattrapée de justesse par les guérisseurs qui s'étaient tenus prêt.
— Impossible... murmura la reine. Impossible... Pas... pas Sawse !
— Je l'ai vu de mes yeux, confirma gravement Solèna.
— Non... non... non ! Elle ne peut pas mourir ! Nous nous étions promis ! Elle devait me voir vaincre Darkodem ! Elle devait...
Sa voix s'étouffa, prenant pleinement conscience de ce que représentait la perte de Sawse, un soutien qu'elle avait espéré indéfectible.
— ARKH ! AKMAN ! rugit-elle soudainement, faisant sursauter le beau monde qui se tenait près d'elle. Où sont-ils ? Ne me dites pas que... comme Sawse... ils...
— Votre Majesté !
— Votre Altesse !
— Calmez-vous, calmez-vous !
Tous tentèrent d'apaiser la reine mais cela ne contribuait qu'à l'énerver davantage.
— Non ! rugit-elle sauvagement.
Tout à coup, la magie se mit à crépiter furieusement autour d'elle. La voyant aussi instable, tous s'écartèrent.
— Arrêtons, intervint Solèna. Si la magie de la reine tangue trop, elle fera exploser le vaisseau.
— Le bilan est suffisamment effroyable, frémit Aria.
— Votre Majesté... appela Solèna. Allons les voir. Allons les chercher. Mais par pitié, calmez-vous.
Lunera obéit.
— Est-il vivant ? demanda-t-elle d'une voix tout plein d'espoir. Je n'en ai aucun doute, mais dites-moi : est-il vivant ?
— J-je ne sais pas, bégaya la ministre.
Dès lors, Lunera se désintéressa totalement de la ministre. Elle se reporta sur Aria, espérant une meilleure réponse. La maire resta silencieuse et fuit le regard de la reine. Lentement, l'optimisme de Lunera s'atténua jusqu'à disparaître totalement. Une crainte mêlée de fureur prit possession d'elle. Ne se contrôlant plus, la jeune fille empoigna Aria par le col.
— Ah ! s'écria celle-ci, terrifiée.
— Où est-il ? gronda Lunera, menaçante.
Ses yeux verts et violets semblaient être animés par une lueur démoniaque.
— Dame Ariès, arrêtez ! cria Solèna en tentant de séparer les deux femmes.
Médusée que la reine en vienne aux mains, elle eut bien du mal à rompre la poigne féroce de Lunera.
— OÙ ?
— V-vaisseau neuf, balbutia Aria.
Sans demander son reste, Lunera lâcha le col de la chemise d'Aria et fila vers la salle des machines, Solèna à ses talons. Une fois là-bas, elle poussa sans ménagement le capitaine qui tenait la barre. Le pauvre homme tomba par terre en tenant le gouvernail faisant tanguer le bastingage. Le vaisseau vira brutalement à droite rompant ainsi la formation de l'armée d'Arkhess.
— Majesté ! cria Solèna depuis les escaliers.
Tenant la rambarde, elle s'y agrippait avec force après que le vaisseau dévia de sa trajectoire.
— Calmez-vous ! implora la ministre.
Indifférente à ses supplications, les traits froncés en une expression d'extrême dureté, déterminée à remuer ciel et terre pour Arkh, Lunera appuya sur l'accélérateur tout en tournant follement le gouvernail afin de rejoindre le vaisseau des majors. Une fois leur aéronef à proximité, la reine lâcha la barre et s'échappa de la machinerie. Elle refit le trajet en sens inverse, courant à toute vitesse, et passa devant Solèna qu'elle semblait ne pas voir.
Sans même attendre la mise en place du ponton qui relierait les deux navires, Lunera prit son élan et sauta sur le pont de l'autre vaisseau, malgré les hurlements des guérisseurs et d'Aria qui ne s'attendirent pas à la voir surgir de sitôt.
— ARKH ! ARKH ! AKMAN ! hurla-t-elle comme une damnée.
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