XXV - Invités Indésirables (1) - Partie 1
18 août 1875 — Sultakara
Peinant à déplacer sa vieille carcasse de fer, le vaisseau de Viridis atterrissait lentement sur le quai de Sultakara, ses larges hélices fendant l'air d'un râle régulier, comme agonisant, et éparpillant la fumée âcre du moteur qui surchauffait. Se tenant en contrebas, venu seul accueillir Talius, Assad grimaçait déjà, incommodé par les rejets putrides de l'aéronef viridian.
Enfin, à terme d'un atterrissage qui semblait avoir duré plusieurs années, le ponton du navire volant se déploya, reliant le grand pont au quai et Talius en descendit, vêtu de sa toge blanche et verte, marque des guérisseurs. Il arborait un grand sourire comme si venir à Sultakara le réjouissait grandement, renforçant ainsi l'étonnement d'Assad.
— Sire Assad ! s'écria-t-il, une fois à sa hauteur.
— Talius, répondit Assad, beaucoup plus modéré.
— Je suis ravi de vous revoir !
Ne pouvant retourner l'amabilité avec sincérité, Assad inclina sa tête en signe de remerciement. Il ne consentit qu'à esquisser un sourire mais celui-ci était faux. Ses yeux étaient d'une froideur polaire. Nulle trace de plaisir ou de joie ne s'y lisaient.
Une telle complaisance ne peut signifier qu'une chose : Talius a besoin de quelque chose.
Écoutant à moitié le stupéfiant babillage incessant du roi de Viridis, qui se faisait toujours discret et réservé, Assad l'invita à le suivre pour discuter dans un des salons du palais où ils seraient plus à leur aise.
Dites donc... Si on m'aurait dit que Talius pouvait être une vraie pipelette !
D'une humeur loquace, Talius essaya d'entretenir une conversation le temps du trajet. Chacune de ses paroles n'étaient entrecoupés que par une réponse laconique d'Assad, qui ne répondait plus que par politesse qu'autre chose.
Ils arrivèrent assez vite dans une des réceptions du château, une riche pièce décorée aux couleurs et aux armoiries du palais. Les riches tentures bleues et noires décoraient les murs telles des fresques avant de s'entrecouper par les larges fenêtres rectangulaires aux vitres immaculées au cadrant doré. Les rideaux de velours en cachaient une bonne partie et laissaient diffuser la lumière tamisée du soleil qui donnait une ambiance quelque peu charmante au salon.
Ses pas faisant craquer le parquet, Assad s'avança et en bon hôte qu'il était, il invita son confrère viridian à s'asseoir sur un des somptueux fauteuils de cuir bleu qui ceignaient une belle table toute de marbre, orgueil sultakarois, où un service à thé en argent n'attendaient que leur venue. Un affable servant vint à leur encontre, saluant avec déférence les deux rois.
Assad s'assit en face de Talius et attendit que son valet ne leur serve à boire avant de s'éclipser pour entamer la discussion.
— Vous avez sorti le grand jeu, Assad, remarqua Talius en jetant un oeil autour de lui. Il ne fallait pas se faire aussi formel, nous sommes amis après tout.
— Il est vrai que Sultakara et Viridis sont alliés depuis de nombreuses années... Mais cela n'est pas une raison pour ne pas vous recevoir décemment.
Cillant au mot « alliés », les lèvres de Talius se pincèrent mais il ne fit comme si de rien n'était.
Cette première approche n'est pas la plus réussie...
— Comment allez-vous, dites-moi ? s'enquit-il avec un sourire qu'il espérait vrai.
— Ça peut aller, merci. Et vous ? ajouta Assad de mauvaise grâce.
Son état lui importait peu. Mais Talius ne semblait pas avoir entendu, il enchaîna tout de suite :
— Et comment va Sultakara ?
— Bien.
— Et comment vont vos amis ?
— Bien aussi.
À toutes les questions qui suivirent, les réponses d'Assad se limitaient à un ou deux mots. Trois quand il se sentait d'humeur généreuse. Converser avec Talius ne l'intéressait pas, il n'attendait que de savoir le motif de sa visite. Jamais encore il ne l'avait vu aussi prompt à parler, tout plein de joie et d'autres sentiments du genre. De son côté, bien qu'il n'en montrait rien, Talius demeurait agacé de la froideur d'Assad.
— Ne sont-ils pas avec vous ? demanda Talius. Vos amis, ajouta-t-il en voyant Assad froncer ses sourcils.
— Ils ont leur propre royaume à gérer, répondit le roi de Sultakara sur le ton de l'évidence.
— Vous dites vrai mais je parlais au quotidien, avec la dure épreuve que vous passez.
Assad se promit qu'à la prochaine allusion sur le décès de Zahya, il le rembarrerait brutalement. Il n'avait pas spécialement envie d'en parler et encore moins avec Talius.
— Si, répondit-il finalement. Tout à l'heure, Amèrius viendra notamment. J'ai rendez-vous avec lui.
— À quel propos ?
— De choses qui ne nous regardent que nous, dit Assad, médusé par cette indiscrétion qu'il ne pensait pas trouver chez Talius.
Cette remarque fut comme un soufflet pour ce dernier.
Reste calme, Talius, reste calme...
Bouillonnant à l'intérieur, il sirota sa tasse de thé pour se donner une contenance.
Tu ne dois pas perdre ton objectif de vue, quitte à agir à l'encontre de tes principes.
— Vous avez pris du temps à répondre à ma lettre, reprit Talius comme si de rien n'était. Je me suis dit que, peut-être, le courrier s'est perdu en route.
Se retenant à grande peine de lui dire qu'il n'avait pas désiré donner suite à sa demande de visite, Assad se contenta de lui répondre :
— Je suis un homme occupé, vous savez. Entre ma fille, le royaume, l'administration et tout le reste, je-
— Comme tous les rois, le coupa Talius froidement.
Sa mauvaise humeur enflait comme une maladie, il n'arrivait plus à la contenir. En temps normal, il n'aurait jamais permis qu'on lui parle avec autant de suffisance et aussi peu de considération.
— J'ai moi-même un hôpital dont je m'occupe nuit et-
— Vous comprenez donc, interrompit Assad, glacial.
Tous deux se regardèrent en chien de faïence, l'un irrité par la froideur de l'autre et l'autre irrité par la présence-même de l'un. Talius détourna son visage le premier. Ils restèrent silencieux pendant de longues minutes. Il jeta une oeillade à Assad qui ne faisait aucun effort pour poursuivre la discussion. Buvant lentement son propre thé, il semblait ailleurs. Talius ressentit une très légère pointe de honte.
Depuis la Conférence, je n'ai plus eu de nouvelles de Sultakara... C'est sûrement à cause de mon vote contre lui qu'Assad agi comme ça. Il a du voir ça comme une trahison. Ah ! S'il savait tout le plan avec Reitei, il m'aurait chassé à grands coups de pied à l'instant même où je serais venu à Sultakara.
Soupirant, Talius s'efforça de reprendre leur conversation.
Courage. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Ensuite...
Sa main vint caresser la poche de sa toge qui contenait un objet dur et saillant. Il sentit les cheveux de sa nuque se dresser dans un frisson de volupté, comme si ce fameux objet réveillait des sensations inouïes, d'une douceur absolue.
— J'aurais bien voulu emprunter le miroir pour venir... reprit Talius dans un effort extrême pour se détacher de la précédente extase. Il servait bien à cela, non ?
— Il s'est cassé par inadvertance, mentit Assad.
— Hum.
Talius se retint à grande peine de renverser la table basse d'un coup de pied rageur. Ne pouvant en supporter davantage, il entra dans le vif du sujet.
— Comment va Saphir ?
— Bien.
— J'ai ouï dire qu'elle avait de graves problèmes de santé, insista Talius.
— Plus maintenant. Elle va mieux.
— Ah... Et qu'avait-elle donc ?
Assad lui décocha un regard furieux. Talius pressentit sa colère et avant que son confrère ne la laisse éclater, il ajouta :
— Je ne vous demande cela qu'en ma qualité de médecin, vous savez... Par pur souci médical.
Assad se fit impénétrable et resta parfaitement immobile pendant quelques instants.
— Saphir était sujette à un sévère trouble de stress post-traumatique. Des insomnies fréquentes la surprenaient aussi. Et surtout, elle est devenue aphone depuis... depuis ce jour. Toutefois, son mutisme n'est toujours pas résolu.
Talius feignit la compassion et dit d'une voix douce qui ne lui ressemblait pas :
— Pauvre Saphir... Ça devait être bien difficile... Je pourrais la consulter alors, proposa-t-il, peut-être que-
— Non ! déclara Assad d'une voix ferme. Elle est prise en charge par des guérisseurs sultakarois compétents et de confiance.
Bien que ses intentions ne soient pas saines, il n'y avait pas pire affront pour un guérisseur et encore moins pour quelqu'un de la trempe de Talius. Il cilla et se retint de crier, enragé que son plan ne se déroule absolument pas comme prévu.
Je dois à tout prix voir la princesse !
Seules ses jointures serrées qui agrippaient sa robe trahissaient son énervement. Son visage montrait un calme et une sérénité fausse qui se recouvrit ensuite d'une tristesse feinte.
— Assad... soupira Talius, peiné. Je-
Il ne put poursuivre sa phrase, interrompu par la porte du salon ouverte à la volée. Claquant sur le mur, elle dévoila Shems qui accourut auprès de son roi, complètement affolé, ne prenant même pas la peine de s'excuser.
D'abord alarmé, Assad resta immobile tandis qu'il écoutait les explications que Shems lui murmurait à l'oreille. Ses yeux s'écarquillèrent à l'extrême et sans plus attendre Assad se leva en faisant renverser sa tasse de thé par terre.
— Talius, excusez-moi, bredouilla-t-il. C'est une urgence. Je ne serais pas long.
Ne comprenant à rien à toute cette confusion, le roi de Viridis ne put même pas demander ce qu'il se passait qu'Assad était déjà sorti, aux talons de son chevalier maître. Clignant plusieurs fois des yeux, il resta cloué sur son fauteuil pendant de longues secondes avant de reprendre brutalement ses esprits. Il n'avait discerné que les mots « frontières » et « arc » dans les murmures saccadés de Shems.
Se délestant de son masque en plastique, son visage reprit l'air morne et aigri qui le caractérisait tant.
— Va donc, Sulta, grinça-t-il. Au moins, je pourrais me reposer de ton absence.
Sa propre complaisance envers Assad l'écoeurait. Mais il n'avait pas le choix.
Je vais mettre son absence à profit pour réfléchir à comment je peux accéder à la princesse...
Soudain, il se releva, effaré.
— Mais, oui... murmura-t-il, surpris de la fantastique chance qui s'offrait à lui. Si Assad va aux frontières... je peux alors en profiter !
Fébrile, il se fraya un passage entre les fauteuils, butant même sur le tapis tant il était impatient.
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