— Non ! crièrent Lunera et Solèna en même temps, choquées.

Pourtant peu impressionnable, Solèna s'était levée, complètement horrifiée par une telle révélation. Aria resta sans voix. Les frères demeurèrent interdits, frappés eux aussi de stupeur. Secouée par les larmes de Sawse, Lunera sentit son coeur se serrer. Elle pressentait une histoire terrible.

— Il y a soixante ans, mugit-elle, cet immonde porc m'a mise au monde. Dès ma naissance, j'ai passé huit ans enfermée dans un cachot avec ma pauvre mère. À terme de ces huit années, il l'a tuée sans aucun remord, la jetant comme un déchet. Il m'a utilisée comme un cobaye ! Il a fait de moi la Sacrifiée d'un Rituel de l'Aspire et m'a transféré les pouvoirs d'un redoutable chevalier d'Éterneige, connu pour maîtriser le froid avec une dextérité légendaire. Ensuite, il m'a banni d'Arkhess et m'a abandonnée dans la Forêt Noire près de Viridis. Je me souviens encore de ses derniers mots, hurla-t-elle. Les seuls qu'il m'ait jamais prononcé : « Va-t-en et meurs, immonde bâtarde ! »

Sawse était en proie à une véritable crise de nerfs.

— Le pouvoir qu'il avait insufflé en moi me rongeait comme une maladie. Je ne supportais pas une telle déferlante magique. Mon corps d'enfant était inapte à juguler une telle puissance. J'en devenais folle de douleur. La magie corrodait mes veines et avait un besoin fou d'être expulsée hors de ma personne. Je ne savais pas la catalyser, je ne savais pas la canaliser, et je dépérissais seule dans ces bois hostiles avec pour seules compagnies mon chagrin et ma douleur.

« Autour de moi, une véritable glacière frappait les lieux comme une malédiction tant j'étais incapable de me maîtriser. Partout où j'allais, que ce soit à Viridis, à Assenass, à Taliria, ou au Village des Peuples Antiques, j'étais chassée sans cérémonie pour l'hiver que j'apportais. Si je m'attardais trop longtemps dans un lieu, je le transformais en tombeau de glace. Je fus rouée de coup, insultée de tous les noms, et je n'ai cessé de m'enfuir d'un endroit à l'autre, sans le sou, sans la moindre nourriture, vivant une vie de damnée.

« Après des années de malheurs, mes pas m'ont menée à Éterneige où je me suis installée dans les sommets enneigées. Les tempêtes éternelles sont les seules à ne pas êtres dérangées par ma présence. C'est le seul endroit sur Terhera où mes pouvoirs n'écrasaient pas la nature. Heureusement, je ne ressentais pas le froid. Mon corps était déjà habitué à vivre à des températures extrêmes. Je m'aventurais parfois dans des villages du royaume pour y voler à manger et ensuite je retournais dans ma grotte.

Lunera mordillait sa lèvre, bouleversée par une telle vie.

Je me plaignais souvent mais... au moins, moi, Darkodem m'a aimée... je pense ?

— J'ai vécu dans le cauchemar, reprit Sawse les larmes coulant à flot sur son visage. Éveillée, je ressassais de terribles souvenirs. Endormie, je les revivais avec encore plus de réalité. Je le revoyais me lançant des injures terribles. Je me revoyais subir à nouveau le Rituel de l'Aspire et sentir la magie pure assaillir mon corps d'une douleur insoutenable. Je revoyais ma pauvre mère cruellement tuée sur ordre de ce barbare.

« Pourquoi m'a-t-il fait ça ? Je n'étais qu'une enfant ! Ce père indigne a fait de moi une réprouvée ! Je voulais savoir désespérément quelle était la raison qui l'avait poussé à agir d'une telle sorte avec moi. Pourquoi ? tonna-t-elle. Pourquoi ?

Révulsée, Lunera eut un haut-le-coeur. Sawse aussi avait subi la perte d'un être cher et s'était prise de plein fouet les méfaits de son père en plein visage. Elle avait vécu en damnée et cherchait elle aussi à reprendre les pleins droits sur sa vie. À ce moment, Lunera se sentit plus proche d'elle qu'elle ne l'avait jamais été.

— La tristesse s'est vite transformée en colère. Je ne voulais qu'une chose : voir son vieux visage se tordre de douleur. Lui faire endurer ce que j'ai vécu au centuple ! Je voulais rejoindre Arkhess. Cette terre haïe qui m'avait rejetée, cracha-t-elle avec haine. Mais j'avais peur... si peur d'affronter l'inconnu une nouvelle fois.

« Un jour, cependant, en descendant à un village pour voler de quoi manger, j'étais tombée sur un article de journal. J'avais appris à lire avec ma mère... C'est un des seuls souvenirs qui me reste d'elle, expliqua-t-elle, la voix chargée d'une tristesse infinie.

Touchée, la sensible Aria éclata en sanglots. Livide, Akman passa une main autour d'elle et l'attira dans une étreinte pour la réconforter.

— J'avais lu qu'une guerre civile terrible faisait trembler Arkhess, poursuivit Sawse. J'avais donc décidé de profiter de ce chaos pour entrer incognito dans le pays et porter le coup fatal à Garland V. J'y suis donc allée. Là-bas, le royaume souffrait de terribles maux. C'était l'enfer sur terre. J'appris que Garland avait disparu d'Arkhess, chassé deux ans auparavant par Darkodem. Ce dernier avait à son tour quitté la royauté et avait laissé le siège de roi vacant. Le Sceau de l'Ange demeurait dans une stase indésirable. Il ne parvenait pas à choisir le futur souverain. Personne ne le gardait suffisamment longtemps pour être désigné comme le futur roi d'Arkhess.

Le regard de Sawse se fit dur. Une expression de franc dégoût distordait ses traits.

— Pour la première fois de ma vie, j'ai décidé d'agir comme bon me semblait. Fini, le temps où Sawse était celle haïe et rejetée par tous. Fini, le temps où Sawse était considérée comme une moins-que-rien. Arriva, le temps où Sawse domina ! acheva-t-elle, presque en hurlant.

Elle se tut et essuya son visage d'un revers de main rageur, achevant de gâcher son maquillage déjà mis à mal par ses rivières de larmes.

— J'ai décidé de châtier le peuple d'Arkhess... Ce peuple de chien, trop faible, trop lâche pour combattre cet immonde roi pendant ses années de règne. Ils l'ont laissé agir à sa guise et j'en ai subi les frais. Je me suis imposée comme illustre souveraine du royaume, en écrasant mes opposants avec le pouvoir que je haïssais tant. Tous ceux qui venaient m'affronter mourraient frigorifiés par ma glace démoniaque.

Lunera n'eut aucune peine à ressentir la souffrance de Sawse. Son récit éveilla en son sein d'anciens souvenirs qu'elle pensait avoir oublier.

En fait, nous sommes pareilles...

Trop longtemps malmenées, trop longtemps négligées, chacune d'entre elles avait exprimé sa rage envers le monde entier qu'elles avaient voulu voir souffrir autant qu'elles souffraient.

— Je me fichais éperdument du destin d'Arkhess, reprit Sawse, et je n'agissais qu'à ma guise, satisfaisant la moindre de mes envies. J'ai profité de mon nouveau rang pour mener des recherches sur Garland V. Ce fourbe n'a laissé aucune trace derrière lui. Aucun indice. Rien. Mais je n'ai pas abandonné ! Je voulais des réponses ! Pourquoi ? Quel fut mon crime pour être une Sacrifiée à un si jeune âge ?

Une expression démente apparut sur son visage. On aurait dit que Sawse N venait de succomber à la folie. Elle se mit à hurler de toutes ses forces, ses mains agrippant ses cheveux et les tirant à s'en détacher. Sa voix tonitruante emplit tous l'espace et elle tomba à genoux. Cette plainte hurlée était une expression de toute cette colère, toute cette rancoeur, tout ce chagrin qui l'avait animée toute sa vie. Pâle comme la mort, Lunera se leva et fit un pas vers la pauvre Sawse en détresse.

— J'AI FOUILLÉ SA MÉMOIRE DURANT LE VOYAGE ! PAS LE MOINDRE REGRET ! PAS LE MOINDRE REMORD ! SA SEULE PEINE, C'ÉTAIT DE NE PAS M'AVOIR TUÉE APRÈS M'AVOIR UTILISÉE !

Sa voix se brisa. Elle se prit le visage dans ses mains.

— Il devenait trop vieux, dit-elle amèrement, et sa santé était précaire. La mort le guettait, mais il ne voulait pas quitter le pouvoir d'Arkhess. Il cherchait de quoi se renforcer et est parvenu à la conclusion que seul le Rituel de l'Aspire pouvait l'aider. Cependant, il craignait que le Rituel ne le tue sur le coup, tant il était vieux. Il m'a donc conçue et m'a utilisée pour faire ses expériences.

— Il a osé ? s'exclama Solèna, outrée. Les enfants ont un noyau magique très fragile. Un Rituel les tuerait à coup sûr.

— Exactement, renifla Sawse. Et c'est pareil pour les personnes âgées. En utilisant un enfant issu de ses entrailles qui partageait la même chair et le même sang, il espérait recréer les conditions du rituel. Si je survivais au contre-coup...

— ... alors Garland pourrait l'appliquer sur lui-même, compléta Arkh, dégoûté.

— C'est cela. J'ai survécu, mais à quel prix ? Je n'étais qu'un pion, qu'une quantité négligeable dans sa vie. Il s'est ensuite appliqué le Rituel de l'Aspire sur lui-même et a renforcé son propre corps pour s'empêcher de mourir. Il a continué à jouer avec la magie rituélique pour prolonger sa vie, sacrifiant à chaque fois de nouvelles victimes capturées à divers endroits de l'Adrastée. C'est là, conclut Sawse N, le secret de la vitalité légendaire de Garland V.

Elle se tut. Toujours agenouillée, Sawse leva sa tête vers le plafond, sanglotant sur l'amère vérité de son existence. Des bruits de pas s'approchèrent d'elle et avant qu'elle ne comprenne ce qu'il se passait, l'ancien Ange sentit une personne lui sauter au cou.

— Oh, Sawse... murmura Lunera. Oh, Sawse... Je suis tellement, tellement, tellement désolée pour vous...

Lunera pleurait aussi, touchée. Elle s'accrocha avec force au manteau de Sawse et la serra de toutes ses forces, sous les regards stupéfaits de ses amis. Mais aucun ne fut aussi médusé que Sawse. S'il y avait bien une personne qu'elle ne pensait pas émouvoir avec le récit de ses tristesses passées, c'était bien l'actuel Ange d'Arkhess.

— Je vous comprends tellement... reprit Lunera. Ce n'est pas facile du tout quand le monde entier est contre vous... Ce que vous avez enduré outrepasse ce dont un être humain est capable de supporter. Mais Sawse... Vous n'êtes plus seule !

Cette dernière remarque était comme une flèche qui vint se ficher en plein milieu du coeur de Sawse. Une grande émotion fit trembler ses lèvres.

— J'ai beaucoup souffert aussi à cause de mon propre père... et j'ai vécu seule pendant si longtemps. Je suis ensuite devenue cette Lunera, haïe de tous, à cause...

Lunera se tut immédiatement et se tendit, consciente d'avoir fait une erreur.

— Vos paroles sincères me vont droit au coeur... souffla Sawse N dans son oreille.

Puis, après une seconde d'hésitation :

— Je sais qui vous êtes, ajouta-t-elle, et qu'elle est réellement votre identité.

Le souffle de la reine se bloqua dans sa poitrine. Elle perdit le peu de couleur qui lui restait.

— Mais vous m'avez aidée dans la recherche de Garland V. Même si ce n'était pas votre intention au départ, c'est grâce à vous si je l'ai retrouvé. Votre secret est bien gardée avec moi. V-vous... vous avez toute ma loyauté. Je ne vous trahirai pas, Votre Majesté.

Lunera se détacha de Sawse et la regarda droit dans les yeux. Celle-ci lui fit un petit sourire et acquiesça. Ses mots réchauffèrent son coeur, si heureuse d'avoir à ses côtés une nouvelle alliée qu'elle avait pourtant autrefois méprisé du plus profond de son âme.

— Sawse... Nous sommes amies, maintenant.

Lunera prit ses mains dans les siennes et les étreignit. Cette nouvelle amitié saugrenue fit sensation auprès de la suite de la reine. Bien que les horreurs de Sawse N ne puissent être pardonnés, tous ressentirent beaucoup plus de compassion à son égard. Sa vie n'avait pas été facile.

Finalement, les deux femmes se relevèrent. Toute trace de tristesse avait disparu de leurs visages et seul du dégoût y transparaissaient. Déterminée, Lunera indiqua une chaise vide à Sawse et reporta son regard sur Garland. Toujours ligoté et bâillonné, il n'avait pas bougé d'un millimètre et ses yeux la lorgnaient avec malveillance.

— Rien ne sera réalisé sans votre consentement, Sawse... promit la reine.

— Choisissez la sentence et laissez-moi la lui infliger, cracha Sawse avec mépris.

— Naturellement, naturellement. J'ai de grands projets pour Garland que je vous expliquerai plus tard... En attendant, il pourrira dans ce geôle.

Lunera se retourna vers Sawse et claqua des doigts. Les bracelets parsemés de runes de la matriarche Dediaja s'ouvrirent et la reine l'en ôta.

— Vous n'avez plus besoin d'être emprisonné. Ces menottes serviront à cette crapule. Solèna... Pouvez-vous me ramener le document qui explicite leur pose ? Il est dans mon armoire.

Silencieuse, Solèna acquiesça et quitta furtivement la cellule.

— Sawse, enlevez donc le bâillon de Garland.

Cette dernière s'exécuta et la couche de glace qui couvraient les lèvres du prisonnier disparut.

— Une dernière parole, Garland V ? demanda Lunera, d'un ton supérieur.

— Argh... Hum... Cer-certai-tainement, mâchonna-t-il très lentement, la voix enrouée. Aviez-vous... dit à vos chers... collaborateurs... que... vous étiez la fille de Darkodem ?