30 juin 1875 — Arkhess

Le lendemain, tard dans l'après-midi, Lunera fut autorisée à quitter l'hôpital. Les médecins lui avaient fait don d'une petite canne pour un troisième appui afin d'éviter de trop gros efforts à son pied encore fragile. Elle leur promit de s'en servir avant de s'en débarrasser à peine pointa-t-elle son nez dehors.

Solèna et un convoi de soldats menés par les généraux en personne vinrent l'accompagner et ensemble, ils remontèrent l'avenue principale d'Arkhess. Même si elle était très heureuse de revoir Arkh et Akman, la reine n'attendait que le moment où elle rejoindrait le bureau de Solèna pour discuter de l'affaire de la veille.

Lors de son passage dans la rue, les membres du peuple occupés à leur besogne s'arrêtèrent tous pour l'applaudir de bonne grâce. Toute son trajet fut ponctué par de grands vivats et des « Gloire à l'Ange ! Gloire à l'Ange ! » qui gonflèrent de plaisir le coeur de la jeune fille. Elle répondait par des gestes de main timides et des sourires hésitants.

— Votre popularité est montée en flèche, remarqua Arkh en voyant le monde affluer.

Certains s'attelaient même à jeter des pétales de fleur sur son passage.

— Regardez donc comment la reine est raide, ricana Akman. Elle ne se dérouille que pour donner des raclées à ses adversaires.

— Surveillez votre langage, siffla Solèna.

Mais Lunera rit à gorge déployée. Les brimades de ses amis lui avaient tellement manqué !

Comme au bon vieux temps...

Cette pensée fit flétrir quelque peu sa joie. Sa vie se gâtait avec la présence mortifère de son géniteur qui planait au dessus d'elle, comme un vautour. Lunera craignait de perdre à jamais ses instants simples de la vie.

En arrivant au palais, ce fut les membres de l'administration et le personnel qui vinrent la féliciter. Tous cherchèrent à lui serrer la main et à lui souhaiter un bon rétablissement pour sa santé. Les mots qu'elle entendit furent comme un baume au coeur. Aria la prit dans ses bras et la serra de toutes ses forces.

— Bon retour parmi nous !

Arkhess m'aime... Et je les aime tellement aussi !

Seule Sawse N se tenait en retrait, observant la reine d'un air mystérieux. Lunera s'attarda un instant sur elle, surprise de la voir aussi impénétrable, avant de détourner son regard vers les gens du château qui l'acclamaient.

— Merci, merci infiniment, répétait-elle à chaque fois qu'une personne lui disait des amabilités.

Yousra, sa servante privée, alla même jusqu'à embrasser les mains de sa souveraine. Très émue, Lunera s'estima très chanceuse d'avoir atterri à Arkhess.

Au moins, la larme de saphir de Darkodem est le seul bien qu'il ait pu me faire...

Les majors la saluèrent et allèrent vaquer à leurs occupations. Ils promirent de passer un peu plus tard. Le reste des membres du château se dispersa également, laissant Solèna et Lunera seules. Se jetant un regard entendu, elles montèrent en silence dans le bureau de la ministre.

Une fois installées, un thé fumant entre leurs mains, Lunera émit un claquement appréciateur.

— Ce plaisir d'être avec vous autour d'un thé, je ne l'échangerai pour rien au monde !

Solèna inclina sa tête avec grâce. Elle jeta ensuite des sortilèges de sécurité pour pouvoir s'entretenir tranquillement avec la reine.

— J'ai bien réfléchi, vous savez... lui dit la ministre. Cette affaire est franchement intrigante. Avant même qu'il ne soit question de résurrection ou quoi, le rêve que vous avez fait, la marque d'Uraera, la mention de Garland V... Tout ça, affirma-t-elle, est franchement curieux.

Lunera acquiesça vigoureusement.

— Je suis donc descendue aux archives et j'ai fouillé un peu.

— Votre passe-temps favori, ironisa la reine.

Non sans froncer les sourcils, Solèna poursuivit comme si de rien n'était.

— Toutes les enquêtes sur Garland V après son départ d'Arkhess se sont révélées stériles.

— Sommes-nous surprises ? ronchonna Lunera en levant les mains au ciel.

— J'ai vu cependant qu'une Quête Éternelle a été dressée pour Garland V. C'est la seule image de bonne qualité que j'ai pu retrouver de lui. Sûrement la plus « récente ».

— Une... quoi ?

Pour toute réponse, Solèna se leva et prit une boîte poussiéreuse qui reposait sur un de ses meubles. Elle la posa sur les genoux de la reine et s'assit près d'elle. Lunera balaya d'un revers de main l'épaisse couche de poussière du couvercle en carton et le releva, dévoilant un certain nombre d'affiches parcheminées aux coins cornés, d'une couleur jaunâtre. Elles étaient abimées.

— Il s'agit d'avis de recherches, expliqua Solèna.

Elle adopta alors le ton savant qu'elle affectionnait tant lorsqu'elle enseignait des choses à l'Ange d'Arkhess.

— L'histoire d'Arkhess est riche en légendes. Notre histoire est incomparable à celle des autres pays de Terhera. Étant la Terre Mère, nous étions le berceau du monde. Tous les champions qui l'ont traversé sont nés en notre sein. Au fil des siècles - que dis-je ! des millénaires ! - Arkhess a vu son histoire s'enrichir et s'ornementer plus que tout autre pays. Il existe donc bon nombre de mythes populaires, très appréciés par les arkhasiens. Si appréciés que nombre d'entre eux ont été repris dans des contes pour enfants ou même des pièces de théâtre.

« De grandes personnalités se sont même lancées dans des expéditions pour tenter de compléter une Quête Éternelle. Des hommes et des femmes dont la mémoire est honorée, encore aujourd'hui. Elles portent toutes soit sur une créature de légende, soit sur un objet de légende ou sur une personne de légende. Les propriétés de toutes les choses fichées dans les Quêtes Éternelles sont incroyables. De la haute magie semblerait-il. Ces Quêtes portent bien leur nom, ceci dit. Quand bien même l'objet qu'elle présente existe toujours, je ne vois pas comment il pourrait être retrouvé.

— Pourquoi garder de telles affiches alors ? Et qu'est-ce que Garland V fait dedans ?

— C'est le patrimoine culturel de notre pays ! Chaque roi est lié de près ou de loin à ces Quêtes. Pour Garland V... je n'en ai aucune idée. Peut-être que le peuple le haïssait tellement qu'ils ont sollicité Darkodem, quand il était roi, pour en faire une ?

Mais Lunera ne l'écoutait plus, feuilletant les feuilles de parchemin avec un regard intéressé.

— Oh ! s'exclama-t-elle. Ça remonte au premier roi d'Arkhess, carrément ?

Elle lui tendit une des affiches.

— Oui, oui. Les premiers rois y sont très liés. Nulle personne dans le royaume, pas même les jeunes enfants, n'ignore l'histoire du Plastron de l'Hérésie, appartenant au premier roi après Uraera. Ou celle du Génome Invincible, du neuvième roi.

— Qu'est-ce que l'Apparat d'Artemisia ? demanda Lunera en observant un des parchemins jauni par le temps.

— Une sublime robe appartenant à la huitième souveraine d'Arkhess. On dit qu'elle parvenait à contrôler le temps lorsqu'elle revêtait ce vêtement.

Lunera émit un bruit admiratif, puis passa à une autre affiche.

— Et le Dédain de l'Arlequin, c'est quoi ?

— Un masque de festival du sixième roi d'Arkhess, répondit Solèna, amusée de voir la reine tourner les affiches dans tous les sens. Avec, on dit que le pouvoir des Filles d'Uraera est neutralisé.

— Oh ! Tant que ça !

Lunera ne cessa de s'émerveiller à chaque objet qu'elle découvrait dans ces Quêtes Éternelles. La ministre retourna à son fauteuil et laissa la reine à ses amusements. Elle avait l'air d'une enfant qui jouait avec des cartes.

— Il y a des créatures aussi, dit la souveraine. Tiens... c'est bizarre... j'ai déjà vu cette créature là...

La ministre se releva brusquement et arracha sans cérémonie les feuilles des mains de la reine. De mémoire d'homme, personne n'avait déjà vu l'objet d'une Quête Éternelle. En jetant un coup d'oeil à l'affiche, elle vit qu'il s'agissait de la Quête de la Naga Exaltée.

— C'est pas possible, voyons, la houspilla-t-elle. La Naga Exaltée, il ne manquerait plus que ça...

— Mais Solèna, je vous assure que j'ai déjà vu cette bête quelque part...

La ministre n'en croyait pas ses oreilles. Elle se rassit en lançant un regard suspicieux vers la reine. Le visage de Lunera se crispa, dans un intense effort de concentration pour tenter de se rappeler. Soudain, une vague de souvenirs déferla dans son esprit.

Callisto... Les Gemmes Sidérales... Un dédale de couloirs inondés... Un serpent effroyable au visage féminin, aussi long que large...

— Mais oui ! Comment ai-je pu oublier ? Solèna ! cria Lunera. J'ai combattu cette chose à Callisto, c'était le piège de l'Émeraude Sidérale !

— C'est impossible ! s'exclama la ministre, soudain nauséeuse.

— Je ne mens pas !

— Je ne dis pas ça ! Mais... c'est impossible, je ne peux pas le croire ! Callisto et tous les lieux que vous avez fréquentés regorgent de créatures étranges. Vous auriez très bien pu combattre avec un espèce de serpent qui ressemble-

— Je me souviens d'une créature aux écailles bleues avec un visage féminin, l'interrompit Lunera. Très agitée et qui se battait avec une fougue inhabituelle pour une bête. J'ai eu bien du mal à la vaincre. Ses cheveux, bleus aussi, serpentaient dans les airs et tentaient de m'attraper. Et puis, il y avait ce visage enragé. Elle faisait une grimace hideuse ! Je me souviens également de ses yeux. Ce serpent était borgne, un oeil crevé par une gigantesque balafre verticale. Elle me regardait avec haine, et en même temps, sa bouche distordue crachait des malédictions terribles. J'ai cru entendre « mon enfant ! mon enfant ! » entre deux sifflements.

Ébranlée, Solèna poussa un cri et tomba de sa chaise.

— C'est la deuxième fois, Solèna, s'esclaffa la reine.

— Grand Dieu, si vous saviez... dit-elle en se relevant, une main sur le coeur. Cela ne fait aucun doute... Vous avez bien croisé la Naga Exaltée. Mais comment... Je veux dire, par quel miracle... Non, enfin... Je ne pensais pas qu'une telle chose puisse arriver !

Luner haussa les épaules. Le serpent humanoïde était repoussant mais il n'avait pas été une très grande menace.

— La Grande Dame Vipérine sera... Oh mon Dieu !

— La quoi ?

— La Grande Dame Vipérine ! Ses émissaires sont d'ailleurs passés au château pendant votre coma. Elle aimerait vous rencontrer. Elle est la cheffe d'un clan de lamias qui vivent dans les grottes du nord-est. La Naga Exaltée est issue de leur tribu. Cette affaire a fait beaucoup de bruits chez eux. La Quête Éternelle a été instaurée à leur demande dans l'espoir qu'un guerrier humain puisse en venir à bout.

Confuse, Lunera fit une grimace.

— Je ne comprends plus rien Solèna, vous mélangez tout !

La ministre se força à se calmer. Elle inspira et expira un bon coup avant de reprendre :

— N'oublions pas ce pour quoi nous sommes ici. Gardez l'affiche de la Naga Exaltée de côté. Nous en reparlerons tout à l'heure. Prenez maintenant celle de Garland V.

Lunera obéit. Elle fouilla parmi les feuilles racornies et soutira l'avis de recherche du roi honni d'Arkhess. Une image réaliste était dessinée dessus, celle d'un vieil homme à la mine austère, enroulé dans une toge blanche. Une de ses paupières était fermée, mais celle qui demeurait ouverte laissait voir un oeil jaune, au regard si saisissant que bien qu'il s'agissait d'une affiche, Lunera se sentit comme criblée par des flèches ardentes.

— J'ai l'impression de l'avoir déjà vu, lui aussi... murmura la reine, songeuse.

— Et ce sera quoi la prochaine fois ? couina Solèna, d'une voix cassante. Vous m'annoncerez peut-être que vous avez séjourné dans la Forteresse d'Uraera ? railla-t-elle. Ou pire ! Si vous me dites que vous possédez les Psaumes d'Uraera dans votre besace, je me jette du haut de cette fenêtre.

— Oh, arrêtez donc... Je sais pas... Il a un air familier... c'est donc lui qui a gouverné Arkhess pendant quatre-vingt-dix ans ?

— Hum.

Lunera jeta l'affiche sur la table basse et s'affala sur le canapé. Elle soupira, soudain lasse.

— Comment allons-nous le retrouver, maintenant... ? Est-il toujours en vie, même ?

Les lèvres pincées, Solèna ne répondit rien. Après plusieurs minutes de réflexion, elle se releva soudainement faisant sursauter Lunera.

— Qu'est-ce qui vous prend ?

Solèna l'ignora et tira un rouleau de parchemin vierge d'un tiroir de son bureau. Elle s'assit sur sa chaise, saisit une plume, de l'encre et se mit à gratter frénétiquement la surface du papier.

— Une lettre ?

Concentrée, la ministre ne l'entendit même pas, continuant d'étaler des mots de son écriture fine et penchée.

— Vous pourriez me répondre, remarqua la reine, irritée de ce désintérêt soudain.

Elle dût attendre encore quelques temps avant que Solèna ne consente à lui donner une réponse satisfaisante. Elle fit couler une cire violette sur l'enveloppe, inscrivit le sceau d'Arkhess avant de lever un visage triomphant vers Lunera.

— Nous rendons visite à la Grande Dame Vipérine !