XIX - Visite chez les Lamias - Partie 1
07 juillet 1875 — Tanière des Lamias, au Nord-Est d'Arkhess
Assise dans un fiacre en face de Solèna, Lunera regardait le paysage qui s'étendait à perte de vue à travers la petite fenêtre à sa droite.
— Nous serions arrivées beaucoup plus rapidement avec un vaisseau, remarqua-t-elle en faisant la moue.
— Pour la troisième fois, Votre Majesté, ce n'est pas possible. Les Lamias des Sables Noirs sont réfractaires à tout type de technologie.
Lunera soupira, lasse. Pas que le convoi était désagréable avec ses confortables assises de velours, mais voyager en étant tirée par des chevaux l'incommodait quelque peu. Le terrain inégal faisait que la voiture cahotait souvent et elle s'était cognée la tête plus d'une fois.
Elle posa sa tête sur la fenêtre, regardant avec désintérêt le défilé des terres arkhasiennes. Une semaine était passée depuis sa sortie de l'hôpital. Solèna avait réussi à convenir un rendez-vous avec la Grande Dame Vipérine et ensemble, elles se rendaient donc dans leur tanière qui se situait dans les grottes du nord-est d'Arkhess.
Cette histoire avait embrouillé la jeune fille. Elle n'était même pas au courant que des créatures humanoïdes vivaient en paix avec les hommes au sein de la Terre Mère. Solèna lui avait expliqué que pendant sa convalescence, deux émissaires serpentins avaient pénétré la capitale pour apporter un message de la Grande Dame. Solèna les avait réceptionnés et leur avait demandés de transmettre à leur cheffe que l'Ange d'Arkhess était hospitalisé.
Les Lamias des Sables Noirs étaient un peuple d'hybrides, mi-serpents, mi-femme, qui depuis des temps immémoriaux, entretenaient des relations cordiales avec Arkhess. Même si d'après Solèna, celles-ci furent mises à mal par Sawse et ses prédécesseurs. Leur prêtresse, la Grande Dame Vipérine était très respectée et on lui prêtait de grands pouvoirs de divination et de clairvoyance.
— N'oubliez pas, lui rappela tout à coup Solèna. N'évoquez surtout pas Garland V devant la Grande Dame Vipérine. Attendez le moment opportun pour demander son aide pour le retrouver.
Lunera acquiesça. Officiellement, Solèna profitait donc de la précédente venue des messagers pour renouer les liens avec ce peuple en leur présentant la nouvelle reine d'Arkhess, Ange émérite qui avait l'admiration de ses sujets.
En réalité, derrière la façade d'une visite de courtoisie, Solèna désirait surtout bénéficier des dons sibyllins de la prêtresse pour essayer de retrouver la trace de Garland V sur Terhera, si encore subsistait-elle. Ravie de ce plan, Solèna avait veillé à tous les détails pour que l'entretien se passe de la meilleure des manières. En l'occurence, Lunera avait reçu un cours appliqué sur l'étiquette de ce peuple et s'était faite ensevelir par un tas de consignes à respecter à la lettre.
La reine trouvait l'idée formidable. S'appuyer sur une créature à qui on prêtait, apparemment, une omniscience certaine lui permettrait sûrement de retrouver Garland V. Pour autant, elle était angoissée à l'idée de rencontrer cette dame de légende.
Deux heures plus tard, le fiacre avait atteint la lisière du village de Tiamat, au nord-est. Là-bas, Solèna informa la reine qu'elles étaient presque arrivées dans le domaine des Lamias des Sables Noirs. Le convoi s'enfonça dans une forêt obscure, la luminosité mise à mal par les branches des arbres qui couvraient le ciel, presque comme une bâche.
— C'est sinistre, ici... remarqua Lunera en jetant un regard incertain vers la fenêtre.
— Je ne vous savais pas petite nature, ricana Solèna.
— J'ai de mauvaises expériences avec les forêts, marmonna-t-elle. Il n'y a pas de Blambourinos-Nocterus, au moins ?
— Ah, parce que vous avez fréquenté la Forêt Noire ?
Lunera grommela quelque chose d'indistinct en guise de réponse. Elle préférait ne pas y repenser. Rapidement, le carrosse sortit des bois, retrouvant la lumière du soleil à la plus grande joie de la reine. Là, ils descendirent un chemin en pente et arrivèrent dans des marais pestilentiels à l'eau fangeuse.
— Le terre est vraiment noire ! s'étonna Lunera.
— D'où leur nom, oui. Par contre, c'est vraiment du sable. Pas de la terre.
Accrochée à la fenêtre, elle observait les marécages boueux. La surface lisse des eaux demeurait docile, tantôt perturbée par quelque créature qui passait par là. Des nénuphars fleuris se mouvaient doucement, leur fragile structure parfois mise à mal par une grenouille qui sautait par là. Les roseaux agitaient lentement leurs tiges d'un balancement régulier, presque envoûtant, au gré des brises fétides. Lunera s'attarda un instant sur la lisière des différents lacs, cerclés par un amas sableux d'une couleur aussi noire qu'une onyx.
— Solèna, regardez !
La ministre se rapprocha de la jeune fille et guetta en direction de son doigt pointé. Une jeune lamia serpentait sur la terre ferme avant de s'engouffrer dans de hautes herbes.
— Elles ont vraiment un corps de femme...
— Tout à fait... Maintenant, évitez de montrer votre étonnement devant nos hôtes. Ce serait déplacé.
— Cette remarque n'était vraiment pas nécessaire, grommela Lunera. Je sais me comporter en société.
Solèna émit un reniflement amusé.
— On arrive ! cria le cocher.
Lunera se redressa, un peu tendue.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Solèna. De toute manière, je reste avec vous. Respectez les consignes je vous ai donné et tout se passera pour le mieux.
Enfin, la voiture s'immobilisa tout à fait. À travers les carreaux du fiacre, Lunera vit la façade escarpée d'une imposante montagne qui s'élevait haut dans le ciel. Autour d'eux, des lamias affluaient en grand nombre. Le conducteur ouvrit la porte et offrit sa main à la reine pour descendre. Solèna sortit derrière elle et une grande lamia s'avança, foulant la terre de son épais abdomen.
— Ange d'Arkhess... siffla-t-elle. Ministre Thévena... Je suis l'Oracle Freya. Soyez les bienvenues chez les Lamias des Sables Noirs ! Nous sommes très honorées de vous accueillir.
Avec un naturel effarant, Solèna s'avança de bonne grâce et tendit sa main à l'oracle.
— Oracle Freya, tout l'honneur est pour nous. Nous sommes ravies d'être venues vous rendre visite.
Lunera les regardait avec des yeux ronds. L'oracle était une grande créature. Tout comme ses congénères, tête et buste étaient féminins, avant de s'effiler en une queue musclée aux écailles blanches comme la neige qui la maintenait en station debout. Ses cheveux blonds étaient noués en un imposant chignon mêlant tresses et vanilles qui parcouraient sa chevelures. Ses pupilles bleues témoignaient d'une grande sagesse. Le corps nu, recouvert seulement d'une fine brassière de lin qui enserrait une poitrine abondante, était recouvert d'une peau humaine. À ses mains, trônait un trident d'argent où plusieurs rubans étaient noués. Autour d'elles, d'autres lamias aux écailles de couleurs diverses et variées observaient les nouvelles-venues avec un grand intérêt.
— O-oracle Freya, merci de votre accueil, remercia Lunera avec une certaine appréhension.
Freya inclina sa tête et tendit sa main à la reine que. En la serrant, la froideur de la peau de la créature la fit frissonner imperceptiblement.
— La Grande Dame Vipérine nous attend, annonça l'oracle d'une voix éthérée. Si vous voulez bien me suivre...
Et ensemble, elles se mirent en route sous les applaudissements et les vivats de la foule des lamias. Face à cet accueil, Lunera fut rassurée un peu.
— Nous apprécions le fait que vous ne soyez pas venues armées, dit l'oracle.
— Voyons, ma chère Freya... répondit Solèna. Le peuple des Lamias est une constante pour Arkhess. Ce serait une offense auprès de vous.
La créature serpentine jeta un regard à la ministre d'Arkhess, que Lunera jugea franchement inquiétant.
— Nos relations étaient toutefois tendues ces dernières années... Il serait tout naturel de conserver une certaine méfiance vis-à-vis de nous.
— Croyez-moi bien que je regrette ces tensions...
Lunera se désintéressa de la conversation, laissant son regard divaguer autour d'elle, très curieuse. Elle pénétrèrent ensemble la grande montagne qui s'apparentait au domaine royal des Lamais et descendirent le long d'un boyau enluminé par des candélabres disposés çà et là.
De grandes galeries étaient creusées sous terre. Une odeur envoûtante d'encens flottait dans l'air que Lunera prit un certain plaisir à humer. Des plantes venaient agrémenter leur traversée, donnant un semblant de verdure qu'elle ne pensait pas rencontrer dans ces catacombes. Les quelques lamias qu'elles rencontrèrent, occupées par leur travail, les saluèrent chaque fois avec de grands sourires.
Ensemble, elles bifurquèrent à l'embranchement d'un couloir et là, le terrain s'égalisa, devenant plat. En compagnie de l'oracle, Lunera traversa un autre boyau où cette fois, de grandes fleurs agrémentaient leur marche.
Un champ de violettes se dressait d'un côté, qu'elles longèrent l'espace d'un instant. Les fleurs étaient si douces que Lunera tremblait à l'idée d'en meurtrir la moindre pétale. Elles laissèrent place à des plants de pivoines de toute beauté, dont les pousses s'ouvraient comme une robe de mousseline vaporeuse. Elles se mêlaient à de grandes digitales rouges, s'élevant comme des colonnes qui firent grande impression auprès de la reine. Plus loin, des volubilis voyaient leurs pétales humblement se courber en avant, comme si elles saluaient l'Ange d'Arkhess. Elles ressemblaient à des clochettes dont les étamines sonnaient un silencieux carillon de couleurs frappantes, délice visuel dont on ne se laissait point.
Enfin, alors qu'une arche se dessinait au bout de l'allée, un champ d'héliotropes s'offrit à Lunera, apportant une fragrance vanillée. D'une douceur heurtant sa sensibilité, elle sentait sa peau frémir à cette caresse de velours. Elle ferma ses yeux un instant, humant ce parfum exquis.
— Notre domaine est-il à votre goût ? s'enquit l'oracle.
— Tout à fait, murmura Lunera. Vous possédez de si belles fleurs !
— Et encore ! se réjouit orgueilleusement la lamia. Nos autres galeries sont parsemées d'espèces encore plus rares. Le soin de la nature est une valeur importante pour nous autres.
Ainsi, elles entrèrent enfin dans le domaine de la Grande Dame Vipérine. Toute trace d'anxiété s'était délestée de Lunera, apaisée par les fleurs qu'elle avait rencontré.
— Grande Dame, appela l'oracle. Je viens avec nos invitées d'Arkhess.
Enroulée sur un vaste trône, la Grande Dame Vipérine se reposait docilement. D'une taille trois fois plus grande que celle de Freya, que Lunera trouvait déjà impressionnante, la Grande Dame Vipérine dépassait les limites de l'imagination. Des écailles violines aux reflets d'or parsemaient sa queue. Son visage de femme était d'une grande beauté, alliant finesse et majesté. Son cou était orné de grands colliers d'or semblable à des cravaches et ses mains étaient serties de riches bagues et bracelets.
Des symboles mystérieux, presque semblables à ceux que l'on trouvait sur un Cercle d'Uraera, parcouraient sa peau basanée, renforçant son allure saisissante. Ses grands yeux lorgnaient ses invités d'un air indéchiffrable. Elle dégageait une aura mystique, comme si elle savait plus que les autres ne puissent savoir. Des servantes agitaient de larges feuilles de palmier pour la rafraîchir.
— Soyez les bienvenues, chères amies...
Sa voix sibylline prenait des accents de douceur que Lunera ne pensait pas entendre de la part d'une aussi imposante créature.
— Veuillez donc vous asseoir, les invita-t-elle en montrant de grands fauteuils.
Solèna et Lunera s'exécutèrent tandis que l'Oracle se rangea près de la Grande Dame. Les domestiques furent congédiées et une fois dehors, Lunera prit la parole, comme Solèna le lui avait recommandé.
— Grande Dame Vipérine, merci de nous accueillir.
Sa voix ne tremblait pas.
— Je suis heureuse de vous rencontrer et de... raviver les relations entre nos deux peuples. Ma conseillère m'a expliqué à quel point les Lamias des Sables Noirs sont essentielles à la terre d'Arkhess.
— Je suis ravie de savoir que vous accordez une certaine importance à notre espèce... déclara la maîtresse des lieux. Voyez-vous, les anciens rois d'Arkhess ont rompu toute diplomatie avec nous. À commencer par Garland V...
Solèna et Lunera échangèrent un regard éloquent en toute discrétion.
— ... puis Darkodem et Sawse N. Nous avons tenter de renouer des liens amicaux avec chaque nouveau roi. Au mieux, nous avons reçu une indifférence froide, au pire, du mépris.
Lunera déglutit.
Décidément, les anciens rois d'Arkhess étaient vraiment idiots. Ils ne font rien correctement !
— Eh bien... commença-t-elle tout en se remuant les méninges à la recherche des bons mots. Au nom d'Arkhess... je m'excuse pour le comportement de mes prédécesseurs, que... je désavoue avec force. Je suis ici... dans l'espoir de renforcer nos liens.
La prêtresse acquiesça lentement, ne quittant pas Lunera de ses pupilles fendues.
— Je suis heureuse de l'entendre de votre bouche, Ange d'Arkhess.
— Si je puis me permettre, enchaîna immédiatement la reine sans qu'elle ne puisse réprimer son élan, pourquoi désirer autant entretenir de bonnes relations avec la capitale ?
Sous la table, Solèna écrasa le pied de Lunera, mortifiée par cette remarque qu'elle jugeait impertinente. La jeune fille frémit imperceptiblement et se tendit.
— P-pardonnez-moi, bégaya-t-elle, j-je vous manque p-peut-être de respect avec-
La Grande Dame leva une main et intima à Lunera de se calmer.
— Il n'y a aucun mal, Ange d'Arkhess, soyez-en certaine... Votre question est légitime et puis...
Son visage se fendit en un sourire mystérieux.
— ... la curiosité de la jeunesse est bien difficile à réprimer.
Les joues de la reine rosirent et elle sourit honteusement. Irritée, Solèna se retenait de lui redonner quelques coups de pieds.
— Je ne me trompe pas en affirmant que les noms d'Uraera, de Janna et de Jahanama ne vous sont pas inconnus ?
Lunera acquiesça.
— Je vais vous conter l'histoire des Lamias des Sables Noirs...
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