XIII - La Couverture Tombée - Partie 2
18 juin 1875 — Arkhess
Le lendemain, Solèna décida de passer à l'action. Une nouvelle descente aux archives la veille l'avait encouragée à ne pas repousser le couperet fatal qui ne manquerait pas de s'abattre sur la reine d'Arkhess. Il était temps d'en avoir le coeur net.
Toute la matinée avait été ponctuée d'une certaine appréhension de la part de la ministre. Elle avait songé aux moindres détails de son plan et n'avait qu'une hâte : acculer Ariès. Elle n'avait que des soupçons à ses propos, mais son intuition la poussait à agir.
Ce fut seulement après le déjeuner que Solèna consentit à rejoindre la reine dans son cabinet. Avant de partir, elle veilla à bien accrocher sa lance derrière son dos. De même, elle saisit plusieurs documents qu'elle rangea dans la poche de sa cape. Alors, revêtant pour l'occasion son visage le plus aimable qui soit, elle se présenta au bureau d'Ariès.
— Solèna ? dit Ariès, une fois la ministre entrée. Où étiez-vous donc passée ? Je vous attendais depuis ce matin !
— Oh, excusez-moi, j'étais absorbée par un travail important. J'espère qu'il n'y a rien de grave, s'enquit la ministre en feignant l'inquiétude.
Avec un sourire radieux, Ariès balaya sa réplique d'un geste nonchalant.
— Trois fois rien, ne vous inquiétez pas. Mais c'est votre lance, là !
Solèna se retourna et montra l'hallebarde à la pointe adamantine.
— Vous partez au combat, c'est ça ? plaisanta la reine.
Pour toute réponse, la ministre esquissa un sourire énigmatique.
— Je vous sers quelques chose à boire ?
Après avoir accepté, Solèna observa l'Ange d'Arkhess s'affairer à la préparation du thé tout en fredonnant d'un air léger. Elle ne savait pourquoi, mais Ariès était d'une humeur excellente ces derniers jours. Elle adressait des gentillesses à quiconque croisait son chemin, et avait même souri à Sawse avant de lui souhaiter une bonne journée.
—Tenez ! chantonna-t-elle en lui tendant une tasse.
Presque attendrie, Solèna veilla à se reprendre et à ne pas se laisser tomber dans l'indolence. Arkhess primait. Si Ariès s'avérerait être une traîtresse, la ministre prendrait un malin plaisir à dissiper toute trace de joie sur son visage.
— Avez-vous passé une bonne journée ? s'enquit Ariès, avec amabilité.
Solèna savait saisir les occasions quand elles se présentaient à elle.
— Très bien, oui. J'avais du temps libre, ce matin, j'ai donc fait un peu de rangement. J'ai retrouvé aux archives tout un tas de documents que l'on pensait perdus !
— Vraiment ? se réjouit Ariès.
— Tout à fait ! C'est très important pour l'histoire de notre pays et pour la postérité. Plein de documents, vous disais-je, sur Garland V et son prédécesseur. Des documents sur la guerre civile après le départ de Darkodem, et même d'autres papiers inédits sur son épouse ! Notamment des articles de journaux les concernant, dont un sur leur mariage et même un sur la grossesse de Zahira !
L'expression de la reine se figea.
— V-vraiment ? demanda-t-elle, en articulant difficilement.
Solèna, à qui rien n'échappait, acquiesçait tout en jubilant intérieurement.
— Je les ai classés et rangés dans leurs sections respectives. Peut-être même que nous pourrons les soumettre à un expert, qu'il puisse apporter plus de clarté quant à certains évènements encore obscurs.
— Oui, oui, murmura la reine, n'écoutant déjà plus.
— Mais bon ! Ce n'est pas le propos. Avez-vous bien reçu ma lettre de ce matin ?
Perturbée, Ariès resta stoïque quelques secondes avant de se ressaisir et d'hocher la tête.
— Je vais donc m'absenter pendant quelques heures car ma fille est malade, cela ne vous dérange pas ?
Les yeux de Lunera s'écarquillèrent et elle hocha lentement la tête.
— Bien sûr... Bien sûr, répéta-t-elle avec plus de vigueur. Prenez soin de votre fille, je saurais m'occuper d'Arkhess une après-midi.
— Bien. N'hésitez surtout pas, si vous avez besoin.
Ariès répondit par un sourire qui ressemblât davantage à un rictus, puis salua Solèna qui prit congé d'elle. Une fois la porte refermée, Lunera se leva brusquement. Elle resta immobile, comme si son corps était paralysé, mais son esprit s'agitait furieusement.
De son côté, diablement satisfaite, Solèna regagna son bureau et s'y terra, tout en veillant à fermer la porte à clé. Il ne restait plus qu'à attendre.
☾☾☾
Il ne fallut pas plus d'une heure pour que Lunera se décide. Darkodem n'était certes plus d'actualité dans ses pensées, étant devenue Ariès pour de bon. Malheureusement, ces derniers jours tendaient à lui rappeler ce lien filial honni, que ce soit lors de sa soirée en compagnie d'Arkh ou les informations nonchalantes de Solèna. Lunera était pourtant décidée de passer à autre chose, et pourtant... et pourtant elle n'a pu résister à la tentation.
Pourquoi et comment le père d'Arkh était-il décédé sous les coups de Darkodem ? Quelles intrigues avait-il fomenté pour pousser Arkhess dans une lutte fratricide ? Pourquoi avait-il fui ? Quel rôle avait sa mère dans tout ces évènements ? Finalement, ce fut la pensée attendrie de Zahira qui poussa Lunera à se rendre aux archives.
Descendant au rez-de-chaussée du palais, la reine prit un couloir caché par une grande tenture rouge, à la dérobée des regards. Éclairant les lieux par une sphère lumineuse de sa conception, elle avançait sur ce sentier aussi obscur que l'était sa destinée.
— Au moins, murmura-t-elle pour elle-même, Solèna est partie. Ça m'évitera des questions gênantes si jamais...
L'allée se terminait par un large escalier en colimaçon qui descendaient aux profondeurs d'Arkhess. Déglutissant, craignant de découvrir une vérité qui l'ébranlerait, Lunera hésita un instant.
— Allez, ma vieille... Il ne faut pas reculer, maintenant...
Elle hocha la tête et se lança alors dans les catacombes du palais, plongeant à corps perdu dans l'obscurité insondable des lieux. À peine effleura-t-elle la première marche qu'une succession de torches murales s'embrasèrent, offrant un certain réconfort à la reine angoissée.
— Ils ont du bon à Arkhess, il faut le reconnaître.
Rassurée, la reine entama donc une longue descente vers les bas-fonds du palais. Chaque pas était ponctué par les battements vifs de son coeur, emplissant pleinement son corps et brouillant ses pensées. Elle ne mit pas moins de cinq minutes à dévaler toutes les marches avant de se retrouver dans une petite salle circulaire dans laquelle deux issues s'offrirent à elle.
Étant déjà venue ici avec Solèna au début de son règne, Lunera prit la porte de droite qui la mènerait aux archives. La porte de gauche, fort bien protégée, menait au cristal catalyseur du royaume.
Une fois la porte ouverte, la reine se retrouva dans une vaste pièce semblable à une cathédrale. Plusieurs lustres de cristal étaient accrochés au plafond dont les bougies s'allumèrent pour l'éclairer. Intimidée par la solennité des lieux, Lunera resta sur le seuil à observer les imposantes armoires de rangement où s'entassaient des documents séculaires, témoins de l'histoire de la Terre Mère.
Prise d'un sentiment d'humilité qu'elle ne pensait pas éprouver, Lunera avança à petits pas, les mains jointes, tout en jetant des regards curieux tout autour d'elle. La reine avait l'impression de pénétrer dans un sanctuaire et que la moindre effervescence de sa part pourrait violer la sainteté des lieux.
Étrangement, elle en vint à s'estimer chanceuse d'avoir été propulsé au rang de reine d'Arkhess. Son goût du savoir, qui s'était manifesté tout le long de ces derniers mois à travers ses multiples lectures, se réjouissaient du sceau éminent qui trônait à sa main et qui lui faisait jouir des pleins droits et pouvoirs. L'histoire d'Arkhess, de la Terre Mère, était consignée en ces lieux et Lunera pouvait y avoir accès quand elle le voulait.
Je ne dois pas m'égarer en contemplations inutiles... Pressons.
La jeune fille avança d'un pas plus franc et décida de sortir du couloir principal pour se perdre dans les allées entre les armoires. Une bonne demi-heure à déambuler dans ce dédale où s'amassait un savoir infini, tout en plissant ses yeux pour lire les étiquettes cornées et jaunies par le temps qui triaient les sections des archives, la reine arriva enfin devant « Histoire d'Arkhess ; royauté ».
Elle était passée par tant de catégories, allant de « Histoire d'Arkhess ; noblesse » à « Guerre Arkhale », en passant par « Conférences Internationales » ou encore « Patrimoine culturel d'Arkhess ». Tant de dossiers qu'elle aurait adoré feuilleter, mais jamais sa détermination ne fléchit. Elle n'avançait que pour trouver la section qui aborderait son damné père.
Les doigts tremblant légèrement, le front en sueur, étouffant presque, Lunera s'empara d'une pile de dossier au hasard dans l'armoire et alla s'asseoir sur un petit bureau à quelques pas.
— Brasiem, souffla-t-elle.
La chandelle s'alluma et elle s'assit, prête à s'autoriser l'accès à des vérités longtemps occultées. Le premier classeur était si lourd que Lunera aurait pu assommer quelqu'un avec et précipiter sa mort par commotion cérébrale. Un tas de paperasse s'entassait dedans relatant le règne de...
— Sire Garland V Terranova Nycedarg Arkhasia CLXVI... Eh bien...
Elle jeta un coup d'oeil à la durée de règne.
— Plus de quatre-vingt ans de règne ? s'étrangla-t-elle, abasourdie. Il est mort au trône ?
Lunera retourna le dossier, demandant ainsi un effort colossal à ses bras, et y extirpa la toute dernière feuille de parchemin. Brève, seuls quelques mots y figuraient.
Mis en échec par Darkodem. Fuite. Toujours recherché par les autorités.
— Décidément, la fuite est une manie pour les rois d'Arkhess, cingla-t-elle avec âpreté.
Elle rangea le document et mit le dossier par terre avant de se pencher sur les deux autres qu'elle avait pris. Il y avait celui de « Dame Sawse Nasaradit Arkhasia CLXVIII » mais seul le nom de son père retint son attention.
— C'est à nous... Sire Darkodem Kujydrah Arkhasia CLXVII... Bah dis donc, même sur un document officiel, mon... ton nom de famille n'y figure pas. 1856 à 1858... Deux ans seulement ?
Nauséeuse, Lunera délia le ruban qui scellait le dossier de Darkodem et l'ouvrit. Les premières feuilles étaient tout ce qu'il y a de plus basique. Quelques articles du journal officiel à propos de modifications de loi, ou encore des notes sur les chantiers navals entamés sous son règne.
La reine s'attarda davantage sur le contrat de mariage de ses parents. Leurs noms, tracés avec de grandes fioritures, se mêlaient aux armoiries d'Arkhess. Elle passa rapidement sur d'autres documents, peu intéressants, avant de s'arrêter sur compte-rendu judiciaire.
— Ça alors...
Daté de mars 1858, soit deux mois après son départ inopiné, tous les hauts-gradés d'Arkhess s'étaient accordés pour accuser Darkodem de haute trahison envers le Sceau de l'Ange.
— Délit de fuite... Vols multiples... butin, vaisseaux... dragon ! — Dracaena serait donc originaire d'Arkhess ? — et... un fragment du cristal catalyseur...
Interdite, Lunera se demanda comment son géniteur avait fait pour fuir avec tout cela sans se faire appréhender. Elle se rappelait avoir vu des carcasses de machine dans les sous-sol du palais, ainsi que tout un tas de dorures dans les couloirs et les pièces de chez elle. Mais qu'en était-il du cristal catalyseur ? Avait-elle vécu toute sa vie à proximité de cet artéfact de haute magie ? Elle haussa les épaules.
Des mystères, des mystères, des mystères... Darkodem ne cesse de se complaire dedans.
Juste sous l'accusation, une autre feuille de parchemin faisait office d'avis de recherche pour sa mère, portée disparue. Un portrait hautement représentatif montrait Zahira avec un sourire triste. Elle caressa l'image avec un air peinée.
Qu'es-tu devenue, maman ? Es-tu vraiment morte en me mettant au monde ?
Soupirant, Lunera poursuivit son étude minutieuse du règne de Darkodem. Les autres papiers n'étaient pas vraiment dignes d'attention, mais à la fin, un se démarqua de tous les autres déjà feuilletés. C'était une feuille blanche, pliée en deux et fermée par un sceau rouge. « Enquête » figurait dessus, d'une écriture proprette et penchée. Lunera avait comme un air de déjà vu...
Curieuse, Lunera s'attela à desceller le rapport et déplia le parchemin.
— Ah ! glapit-elle, effrayée.
Comme brûlée, elle retira ses mains du document et s'éloigna, prise de panique. Son prénom, son vrai prénom, figurait en première ligne.
— Qu-qu'est-ce qu-que ça signifie ?
Déglutissant difficilement, les mains parcourues de violents tremblements, apeurée à l'idée qu'un rapprochement entre sa personne et Darkodem ait pu être fait, Lunera reprit le papier et le lut.
Lunera est le nom de l'union entre le roi déchu Darkodem et son épouse, Zahira. Les guérisseurs ayant consulté la reine peu avant sa naissance ont été formels : la jeune fille serait née à la fin du mois de janvier 1858. Sorcière ?
Dévoilée au grand jour par le roi Assad Sulta de Sultakara, suite à l'assassinat de son épouse, Zahya, de Shymérius, Lunera semble suivre les traces de son père. À noter les différents attentats avant le meurtre de l'épouse Sulta. Fin février 1875, Dame Arkhasia CLXVIII est déchue, et laisse la place à Dame Ariès Arkhasia CLXIX. La nouvelle reine, âgée de dix-sept ans, est Sorcière.
Suffoquant, Lunera sentait une terrible douleur dans sa poitrine.
Non... Non ! Ce n'est pas possible !
Elle ne remarqua pas que le papier s'illuminait au fur et à mesure de sa lecture. À la fin, la conclusion, implacable, vint la frapper comme un coup de poing.
— « Ariès serait-elle Lunera ? Solèna Ignis Thévena. » lut-elle.
Lunera faillit faire un arrêt cardiaque. Pour autant, la pauvre reine n'eut même pas le temps de s'interroger quant à ce que ce document impliquait qu'une lumière verte éblouissante surgit du parchemin et vint la surprendre.
C'est Immobilis !
Paralysée net, elle ne put plus bouger, ses mouvements scellés par la magie traîtresse du parchemin. De celui-ci s'éleva ensuite une sphère qui gravita quelques instants sous les yeux effarés de la jeune fille avant de filer à toute vitesse hors de la salle des archives.
— Reviens ! Reviens ! cria-t-elle inutilement, des larmes coulant sur ses joues.
Elle tenta de se délier du maléfice mais la magie qui l'avait ensorcelée était trop puissante et son état d'angoisse ne contribuait qu'à rendre sa magie labile. Son regard tomba sur le document, signé par sa ministre. Ses yeux écarquillés à l'extrême, elle comprit que c'était un piège, fomenté par cette chère Solèna.
Douloureusement, Lunera repensa à toutes les fois où celle qu'elle considérait comme une amie lui posait, en apparence, d'innocentes questions.
Elle n'a jamais eu confiance en moi... Depuis le début, elle avait des soupçons.
La reine eut une soudaine envie de vomir. Solèna allait révéler au grand jour son lien honteux avec Darkodem ? Serait-elle ostracisé comme l'avaient été Sawse et ses gouverneurs ?
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