XII - Intermède Ludique - Partie 2
17 juin 1875 — Arkhess
Minuit sonna. Les rares fenêtres où persistait encore la frêle lueur orangée d'une bougie s'obscurcissaient une à une. Au château, la même tranquillité régnait. Seuls quelques chevaliers patrouillaient, l'air ensommeillée. En somme, Arkhess dormait à poings fermés. Seules deux personnes demeuraient parfaitement éveillées. Le coeur fébrile, elles se faufilaient chacune de leur côté dans les couloirs du domaine royal, pour rejoindre la fameuse balustrade nord du cinquième étage.
Ariès arriva la première. Drapée dans une sublime robe de soie noire, un peu de fard sur les joues, la jeune reine s'était mise en valeur de la plus belle des manières. Elle avait veillé à congédier sa servante privée, désireuse de n'avoir aucune justification quant à cette virée nocturne.
Arpentant le parapet de marbre de ses mains délicates, ses longs cheveux vaporeux virevoltant avec la brise estivale, Lunera huma longuement l'air, qu'elle trouvait délicieux. Tout la ravissait, sans exception. Un sentiment de plénitude la saisit, une paix et une joie auparavant inconnues apportant la sérénité qu'elle désirait tant.
Il ne restait plus qu'à attendre l'arrivée du major. Impatiente, presque fébrile, elle leva les yeux au ciel. L'empyrée, teintée d'un camaïeu de bleu foncé et de violet, offrait à quiconque contemplait une tapisserie céleste des plus exquises, mêlant les étoiles scintillantes parmi la lune éclatante. Une harmonie mêlant obscurité et clarté, dans laquelle la reine se complaisait.
Auparavant symbole de longues attentes, de déception et de tristesse, le firmament se remodelait pour faire don à Lunera de sa plus grande splendeur. Ce soir, peut-être que les désirs et espoirs inavoués de la jeune fille s'exauceront.
— Majesté... ?
Son coeur battant avec une allure plus cadencée qu'à l'accoutumée, Lunera se retourna, un franc sourire sur le visage. Le major s'avança et elle put alors voir la somptueuse livrée frappée aux armoiries d'Arkhess qu'il revêtait. Ce dernier n'avait pas non plus raté l'occasion de se parer de ses plus beaux atouts.
— Arkh... Je suis heureuse de vous voir...
Le général esquissa un sourire gêné et répondit :
— Et moi donc.
— Venez !
Elle l'invita à se poser à côté d'elle et, sans un mot, ils se laissèrent aller à une contemplation béate du ciel, profitant d'un spectacle qu'ils n'auraient plus l'occasion de voir. Après plusieurs minutes de silence, Arkh prit son courage à deux mains :
— C'est si beau... murmura-t-il. La lune, surtout. On dirait une broche de diamant. Je ne me souviens pas de l'avoir vu aussi brillante que ce soir...
— N'est-ce pas ? J'ai toujours aimé la lune...
— Vous aussi ? demanda le major.
Ariès sourit.
— J'ai toujours pensé, répondit-elle, depuis que je suis enfant, que sa lumière était capable d'apporter la bénédiction.
— C'est vrai... Je pensais la même chose aussi... Je me sens toujours proche de la lune, rien qu'avec le prénom que je porte, lui confia Arkh.
— Vraiment ? s'étonna Lunera.
— Tout à fait ! Arkh est un nom tiré d'un conte. Il s'agit d'une chimère venant d'un monde où non pas une - mais deux ! - lunes bénissent les cieux.
— C'est joli ! se réjouit Lunera. C'est pareil... pour... moi...
Les couleurs de son visage se flétrirent tandis qu'elle prononça ses mots, lentement. Ses pensées, happées dans un passé qu'elle préférerait renier, la coupèrent de l'instant présent.
— Comment ? demanda la douce voix d'Arkh.
Sa voix lui parut lointaine.
— J'ai cru entendre...
— Non ! Ce n'est rien ! s'écria Lunera, avec beaucoup plus de verve qu'il n'en était nécessaire.
Je... Fais attention, Lun... Ariès. Tu as failli faire tomber ta couverture.
Elle se tut, tandis que d'autres pensées, toujours aussi vilaines, venaient lui empoisonner l'esprit. Un flash s'y imposa et elle vit la lettre de Darkodem. Nettement, en bas de page, elle revoyait son écriture marquer : « La lune te guidera toujours. »
— Dame Ariès ?
La reine secoua sa tête, toujours aussi pâle. Elle reprit ses esprits et sourit tristement au major.
— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta-t-il.
— Rien, Arkh... Rien.
— Des souvenirs... douloureux ? insista-t-il, quoique hésitant.
Le coeur de Lunera se serra. Sa lèvre tremblait imperceptiblement. Son regard fuyait celui d'Arkh. Si elle se plongeait dans ses prunelles pailletées d'or, elle ne répondrait plus de rien et confierait ses tracas. Anciens démons qui ne manquaient pas une occasion de la tourmenter. Sa gentillesse était si touchante... Ariès ne désirait pas que celle-ci se transforme en haine s'il venait à apprendre qu'elle était la progéniture d'un monstre.
— Pardonnez-moi... Je ne voulais pas paraître indiscret... souffla-t-il, lorsqu'il comprit que la reine ne répondrait pas.
— Non ! s'écria cette dernière, horrifiée à l'idée qu'elle puisse attrister Arkh.
Leurs yeux entrèrent en contact, et Lunera ne put se détacher de son regard envoûtant où une tendresse était clairement lisible. Elle ne pouvait pas, elle n'arrivait pas à lui mentir ! Et pourtant...
— Pas... pas ce soir. Profitons... profitons... ensemble.
Le major écarquilla ses propres yeux et acquiesça la requête de la reine.
— Ariès suffira d'ailleurs. Vous n'êtes pas mon vassal, ni même mon sujet. Nous sommes... plus.
Le mot « ami » ne voulut pas franchir sa bouche. Cette fois, ce fut au tour d'Arkh de voir son teint virer au cramoisi. Il se détourna, gêné mais heureux. Un peu plus courageux quant à l'idée d'un plus envisageable, Arkh dévia la conversation vers des sentiers plus sûrs, tout en s'assurant de toujours l'appeler Ariès, comme cette dernière le lui avait demandé. La reine fut ravie de voir à quel point le major conservait cette loquacité dont il se paraît à ses côtés. Il avait toujours un avis à donner, son point de vue lui était enrichissant et leurs conversations, précieuses.
— Mon frère est tout ce qu'il me reste, vous savez. J'y attache encore plus d'importance que la prunelle de mes yeux. Pour reprendre un livre que j'ai lu un jour, « je lui donnerai ma vie sur un plateau d'argent ! ».
Touchée par ses sentiments intenses, Lunera se demanda si un jour, elle aussi, trouverait-elle une personne qui tienne aussi fermement à sa vie. Voyant qu'elle ne répondait pas, Arkh poursuivit.
— Et vous, Ariès, murmura-t-il d'une voix douce, avez-vous une personne chère à vos yeux ?
La reine secoua sa tête négativement, en guise de réponse.
— Pas même cette dame, qui vous rend souvent visite ? Est-ce votre mère ?
Lunera sursauta. Elle avait failli oublier tante Nani. À sa pensée, son coeur se remplit d'une certaine tendresse, même si... ce n'était pas encore ça.
— Non... C'est ma tante. Ma tante Nani.
— Oh... C'est vrai que Solèna nous en avait parlé, il y a quelques temps.
Ils se turent tout deux.
— C'est bien d'avoir un parent à proximité... Gardez la bien précieusement.
Lunera acquiesça tout en se demandant pourquoi une telle remarque.
— Nous n'avons pas pu profité de nos parents, Akman et moi, reprit Arkh. Mon père est mort il y a dix-sept ans de cela, assassiné.
Aussitôt, Lunera se tendit.
Est-ce lié à la guerre civile qui a mené Sawse au trône ?
— J'étais très jeune. Ma mère l'a rejoint quand j'ai eu dix ans, décédée cette fois d'une sévère maladie. Akman s'est donc occupé de moi, même s'il était très jeune aussi. Finalement, avec notre maigre héritage, nous n'avons pas pu subvenir à nos besoins. Nous nous sommes donc enrôlés dans l'armée.
Lunera pressa le coude du major, comme pour communiquer sa compassion, nouveau sentiment qui lui faisait défaut auparavant. Arkh s'interrompit et lui jeta un regard avant de sourire honteusement. Il n'avait pas l'habitude de partager son passé avec autrui.
— J'espère ne pas vous embêter...
— Absolument pas ! s'exclama-t-elle, hâtivement. Au contraire !
Le général prit sa main dans la sienne.
— Vous incitez aux confidences... Je n'ai jamais ressenti pareilles sensations.
Lunera rougit, touchée qu'il mette son coeur à nu et qu'il lui confie des bribes de son passé. Elle aurait tellement aimé en faire de même ! Se réfugier au sein d'Arkh qui, elle le savait, ne la jugerait jamais.
— Je disais donc, reprit-il en souriant davantage, qu'avec le renommée de notre père, nous avons pu nous faire une joli place. Bien sûr, nous avions aussi des capacités propres, sinon Sawse ne nous aurait pas attelés à sa garde personnelle.
— Votre père devait être remarquable, commenta Lunera.
— Tout à fait ! C'était un grand chevalier du temps de Garland V, puis de Darkodem.
Lunera se raidit à la mention de son père.
— Mais il est mort lors de la guerre civile, confia Arkh avec une amertume palpable, assassinée crûment par son propre roi.
Ariès glapit et s'agrippa sur le parapet, sentant son corps faillir. La respiration manquait et son visage devint blême. Arkh l'attrapa de justesse.
— Ce n'est rien... ce n'est rien, dit-elle d'une voix blanche à ses questions inquiètes.
Ah... Darkodem... Tu ne me laisseras donc jamais ?
Elle en aurait pleuré de rage. Partout où elle se rendait, son ombre planait derrière elle. Lunera porterait son engeance sinistre jusqu'à la fin de ses jours. Chaque fois, elle entendait à quel point son géniteur était effroyable, semant un chaos infernal sur son sillage. Tous avaient été touchés, à divers degrés, par ses perfidies.
Même le digne major en face d'elle, l'homme qu'elle avait appris à aimer au fil des semaines et des mois, lui faisait part d'une blessure infligée par Darkodem. Son lien seul était une obstacle à son bonheur. Et ce, depuis toujours. Il était tout bonnement inconcevable, désormais, de lui faire part de sa véritable origine. Elle ne désirait surtout pas que ce regard si tendre, si doux, ne se consume de haine et de colère à son égard. Les vieilles plaies se rouvraient, blessures qu'elle pensait avoir mises de côté pour toujours.
— C'est... terrible... murmura-t-elle, songeant à son père.
— N'est-ce pas ? répondit Arkh, mésinterprétant sa remarque.
Désireux de ne pas bouleverser davantage la reine, il alla sur des sentiers qu'il estimait plus sûrs. Mais la conversation ne fut plus la même, et rapidement, la reine se faisant laconique, toujours bouleversée, la rumeur se tut, et ils restèrent côte à côte, se repaissant du spectacle des étoiles.
Bien qu'aucun mot ne fut prononcé, leurs mains ne se séparèrent jamais. Serrées, elles témoignaient de leurs intenses émotions.
☾☾☾
Bien loin en dessous d'eux, dans l'obscurité des catacombes du palais d'Arkhess, Solèna fouillait dans les archives, la lueur vacillante de sa chandelle comme seule source de lumière. Baillant à s'en décrocher la mâchoire, les paupières lourdes, elle s'efforçait de maintenir une concentration optimale quant à l'épluchage de ces dossiers poussiéreux.
Son enquête quant à l'effraction de son cabinet stagnait depuis quelques semaines. D'ailleurs, la ministre n'avait parlé à personne de ce malheureux évènement, lors de sa dernière absence. Pas même à la reine, qu'elle considérait d'ailleurs comme une des suspectes.
Le ton surpris qu'elle avait arboré lors de leur entrevue, sans compter le mystère qui gravitait autour de son identité, encourageait Solèna à ne pas l'écarter de la liste. Ses soupçons sur Ariès se confirmèrent davantage quant elle remarqua, par pur hasard, son annulaire coupé. Coïncidence ? Elle n'en savait rien, surtout que la blessure semblait ancienne.
Elle fut tellement concentrée sur cela qu'elle en oublia ses premières investigations ; à savoir l'origine d'Ariès. Fouiller les registres des naissances durant les dix-sept dernières années n'avait pas été contributif. Voilà maintenant plusieurs jours qu'elle songeait à se rendre aux archives, plus par désespoir qu'autre chose. Peut-être, se disait-elle, que les anciens rois avaient conservé quelques documents intéressants.
Ainsi, pour pouvoir mener ses recherches à bien, Solèna dut attendre le moment opportun : c'est-à-dire celui où Ariès ne graviterait pas autour d'elle. Ces derniers temps, la reine quémandait de plus en plus la compagnie de sa personne. Alors, ce soir-là, lorsqu'elle lui annonça avoir autre chose à faire de sa soirée, Solèna avait saisi l'occasion. Son escapade ne risquait pas d'être découverte par l'Ange d'Arkhess.
Elle avait revérifié le registre des naissances, en vain. Sans grande conviction, Solèna s'était ensuite rabattue sur les registres douaniers et autres documents confidentiels qui avaient ponctué le règne de Sawse.
— C'est idiot, j'étais déjà ministre à ce moment... marmonna-t-elle en rangeant les épais dossiers pleins à craquer.
La quantité colossale de feuilles de parchemin rendait la tâche très fastidieuse.
— Dix-sept années de règne... de bêtise, surtout !
Les lire avaient ravivées de bien mauvais souvenirs.
— Passons à Darkodem, maintenant.
La ministre s'empara d'un petit dossier - pour changer ! - retraçant les quelques jours de règne du mois de janvier 1875, avant le départ inopiné du roi.
— J'allais sur mon dernier semestre d'études là... commenta la ministre en esquissant un sourire.
Des accords signés entre les chefs des villes provinciales et approuvés par le roi, des permis de construction, une note d'un mécanicien ayant révisé tous les vaisseaux du château, d'autres documents peu intéressants et un compte-rendu de maternité. Somnolente, Solèna se réveilla aussitôt.
— Ça alors...
Lisant la petite note d'une traite, elle apprit que Zahira, l'épouse de Darkodem, était presque arrivée à terme de sa grossesse. L'accouchement semblait être prévu pour la fin du mois de janvier, voire le début de février 1875.
— Les dates concordent, qui plus est...
Ses méninges tournant à vive allure, Solèna se leva et marcha un peu.
— De ce que j'ai compris, Darkodem est parti avant d'avoir conclu le mois de janvier. Le trône laissé vacant a été l'objet de convoitise, d'où cette terrible guerre civile... Depuis ce jour, Darkodem est porté en tant que terroriste... Mais...
La ministre fila vers une armoire où était stockée les avis de recherche des portés disparus. La criminalité à Arkhess n'était pas très élevée, les quelques disparus par mois sur l'ensemble du royaume se comptaient sur les doigts d'une main. Pour autant, lors de la terrible bataille qui a suivi le départ du roi traître, ils se comptaient par milliers.
Solèna feuilleta chacune des affiches rapidement, jusqu'à que...
— « Zahira Qamar Javn, épouse Arkhasia cent soixante-septième, portée disparue lors de la guerre civile. Décès ? Désertion ? »
Un tampon « AFFAIRE NON RÉSOLUE » venait marquer l'avis en bas de page.
— Darkodem a été revu plusieurs fois... Ses manigances à l'égard de l'Adrastée sont connus de tous. Pourtant, Zahira n'a jamais été revu. Serait-il possible que...
Solèna laissa échapper un rire nerveux.
Non... Ça ne peut pas être possible... Ariès ne serait pas la fille de Darkodem ! La coïncidence serait trop... Mais... Toutes les fois où elle réagissait étrangement... Oh !
— Si Zahira est restée à Arkhess et qu'elle y a accouché... les perturbations pendant cette période ont sûrement dû empêché toute déclaration civile. Ariès aurait pu donc passer outre les mailles du filet... ?
Si cette hypothèse s'avérait vraie, Solèna en resterait abasourdie. Ariès ? La fille de Darkodem ?
— Non... Non, c'est beaucoup trop gros ! Elle vient de Viridis, la reine l'a elle-même... dit...
Solèna repensa à cette femme qui rendait souvent visite à Ariès, se présentant comme sa tante. Les yeux de la ministre se durcirent. Un tour s'imposait chez cette Nani. Il fallait en avoir le coeur net.
Demain, à la première heure.
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