X - Opportunistes - Partie 1
09 mars 1875 — Arkhess
Le lendemain de la Conférence, Ariès s'était levée tôt. Le soleil ne s'était même pas montré qu'elle demeurait déjà assise derrière son bureau. Tendue, elle n'avait pu trouver le repos dans ses appartements.
Ce jour-là, c'était la première fois que Lunera se retrouvait seule au sommet d'Arkhess. En effet, Solèna s'était absentée pour le temps d'une journée, partie prêter main forte à un maire d'une petite bourgade à l'ouest suite à un incident majeur. À cette angoisse de gérer le royaume sans la précieuse aide de sa collaboratrice s'ajoutait celle du retour de Shân, prévu dans la matinée. Quelles nouvelles allait donc apporter la greffière ? Qu'est-ce qu'Assad avait bien pu dire à son encontre lors du Conseil des Rois ?
J'ai beaucoup de chance que Solèna se soit absentée aujourd'hui... C'était presque inespéré !
Lunera avait un plan tout prêt pour dissimuler les informations rapportées par Sultakara. Il ne fallait surtout pas qu'elles tombent entre les mains de Solèna.
Si jamais Solèna apprend qui je suis vraiment...
Rusée comme elle l'était, sa ministre en était bien capable ! Lunera frissonna à cette idée. Elle avait appris à ne jamais sous-estimer Solèna. Que ce soit lors du procès des gouverneurs de Sawse ou dans les affaires quotidiennes du château, Solèna avait montré sa grande vivacité d'esprit et une redoutable perspicacité.
Lunera espérait donc trouver un peu de réconfort dans son cabinet personnel. Tenant un thé fumant d'une main et un traité sur la Conférence Internationale de l'autre, elle s'installa confortablement sur un divan. Satisfaisant son besoin de savoir sur le Conseil des Rois, elle s'adonna à une lecture sur le sujet qui faisait l'actualité de Terhera.
La reine était si intéressée qu'elle ne remarqua même pas la lumière envahir son bureau au fur et à mesure que le soleil se dévoilait dans le ciel. Elle ne consentit à lever ses yeux qu'au moment où quelqu'un toqua à la porte.
C'est sûrement Shân !
Sa tension montant d'un cran, elle invita d'une voix fébrile le nouveau venu à se présenter. La poignée cliqueta et le battant s'ouvrit dans un grincement sourd que Lunera n'entendit pas, tant son propre coeur battait à tout rompre.
— Gloire à l'Ange, persifla une voix nasillarde.
Toute la tension accumulée s'évapora d'un seul coup lorsqu'Ariès vit le crâne dégarni de Qatmon se présenter. Jamais elle n'avait été aussi mécontente de voir l'homme aux allures de rat.
Comme par hasard, le jour où Solèna s'absente, il a fallu que les rapaces d'Arkhess me rendent visite...
Déçue et frustrée, elle répondit néanmoins à sa formule de politesse, plus par politesse à l'égard de l'illustre Sceau de l'Ange que pour l'ignoble personnage qui se tenait devant elle.
— Que me voulez-vous ? demanda froidement Ariès.
Elle se souvenait encore de ses désagréables interventions lors de la réunion d'inauguration à la royauté, lorsque Lunera avait dépossédé Sawse de son trône. Avec les mises en garde de Solèna, elle avait compris également que ce noble n'était que le larbin de Dlavonine. D'un air hautain, Qatmon s'avança et tira un des fauteuils pour s'assoir en face de la reine.
— Je ne me rappelle pas vous avoir invité à vous asseoir, déclama Lunera d'une voix réfrigérante.
Le patriarche se figea net, tétanisé. On aurait dit que la reine lui avait donné un soufflet. Sa main s'éloigna lentement du dossier.
— Hum... toussota-t-il pour reprendre une certaine contenance. J'ai besoin de m'entretenir avec Solèna. Elle n'est pas dans son bureau.
— Dame Solèna, reprit la reine en croisant ses bras. Et donc ?
Qatmon lui lança un regard hostile.
— Où est-elle ? finit-il par dire, agacé.
Lunera haussa ses sourcils.
— Elle n'est pas au château si c'est ce que voulez savoir. Maintenant, partez, ajouta-t-elle sans cérémonie.
Une expression outrée plaquée sur son visage, Qatmon s'approcha du bureau.
— Vous ne me faites pas peur, Ariès ! couina-t-il d'un ton qu'il voulait menaçant.
Ayant déjà repéré son naturel couard, la reine demeura interdite devant cette soudaine audace. La provoquer aussi ouvertement dans son cabinet ? Ariès déglutit, presque intimidée.
Qu'aurait fait Solèna ?
La réponse lui vint tout naturellement. La ministre ne se serait jamais laissée impressionner par un homme aussi méprisable et aussi vilain.
— Vous ne semblez toujours pas saisir le genre de personne que je suis, Qatmon, commença Lunera, d'un air plus assuré qu'elle ne l'était vraiment. Je suis la reine d'Arkhess et je ne laisserez personne - vous m'entendez bien ? Personne ! - me manquer ouvertement de respect.
Maintenant que la machine était lancée, le cerveau de Lunera parvenait à concocter des répliques toutes aussi formidables les unes que les autres pour réduire à néant l'impudent Qatmon.
— Le Sceau de l'Ange me confère des droits auxquels vous n'accèderiez jamais, même en rêve. Je vous suggère donc de déguerpir immédiatement de mon bureau avant que je ne vous provoque en duel, en vertu des Anciens Décrets d'Uraera pour outrage. Je ne vous permets nullement de m'appeler par mon nom, petit vermisseau, ajouta-t-elle avec une expression emplie de dédain. Sortez ! Sortez, ou je ne laisserai même pas de quoi vous enterrer !
Scandalisé, Qatmon cligna des yeux bêtement tout en se redressant lentement.
Dlavonine avait tout faux ! Cette simple paysanne connaît parfaitement les Anciens Décrets !
Provoquer Ariès revenait à creuser sa propre tombe. Sans un mot, le front moite et le visage pâle, il sortit. Une fois la porte refermée, les épaules de Lunera s'affaissèrent. Elle soupira profondément, laissant évacuer la tension accumulée.
— Dommage que les conflits ne se résolvent pas tous en combats... Ce serait drôlement plus simple...
C'était la première fois qu'elle se confrontait à ses opposants en l'absence de Solèna. La reine jeta un coup d'oeil au petit salon près de son secrétaire en bois massif et vit sur une petite pile de livres posée sur un divan.
Comme quoi, lire ce bouquin sur les anciennes lois m'aura été très utile. Darkodem n'avait pas tort... Le savoir est une arme.
Tout à coup, quelqu'un toqua bruyamment à la porte, sortant Lunera de sa torpeur.
— Ce maudit Qatmon... grinça-t-elle entre ses dents. Quoi ? aboya-t-elle. Entrez !
Le battant s'entrebâilla et une petite tête affublée d'une frange surgit.
— Je... ne vous dérange pas ? demanda une petite voix hésitante.
— Oh ! Shân, excusez-moi, entrez, entrez, je vous attendais ! Je pensais que c'était... enfin bon, laissez tomber.
— Le patriarche Qatmon ? suggéra Shân en s'avançant vers le bureau. Je l'ai vu marmonner dans sa barbe tout en remontant le couloir.
— Lui-même.
— Que voulait-il ?
— Trois fois rien, répondit Lunera en fixant le rapport que venait de sortir la greffière. Me parasiter, simplement.
Shân se mit à discourir sur des détails insignifiants à propos du patriarche que Lunera n'écoutait même pas. Presque fébrile, elle se retenait à grande peine d'arracher le dossier sur la Conférence qu'elle guettait d'un drôle d'air.
Mon avenir se joue dans les heures qui suivent...
— Et l'autre jour ! Il passe son temps à fureter dans le palais avec ses airs de rats. Je...
— Et cette Conférence, alors ? l'interrompit Ariès, presque irritée et ne supportant plus ces bavardages incessants.
— Il s'en est passé des choses, Dame Ariès, se réjouit Shân, nullement décontenancée par le changement de sujet. Je vous ai mis dans ce dossier tous les éléments qui ont été abordé pendant la Conférence.
Lunera marmonna un remerciement distrait et s'empara du dossier d'une main avide, dont elle parcourut brièvement les pages.
— Le roi de Sultakara s'est attiré les foudres de la Conférence, commenta Shân. Sire Reitei a révélé qu'il avait lancé un Sortilège de la Mort sur cette fille, Lunera.
La reine se redressa brutalement tout en laissant échapper un glapissement effrayé. Elle savait bien sûr que la Conférence réunie par Assad traiterait de son cas, mais la reine ne s'était pas préparée mentalement à ce que Shân évoque aussi vite sa véritable identité. Fort heureusement, la greffière n'y vit rien de suspect et s'extasia même de voir la souveraine réagir à cette nouvelle explosive.
— C'était la disgrâce totale pour Sultakara ! Ils ont perdu pas mal de leurs avantages ! Vous trouverez tout dans ces documents. Il y a aussi une petite feuille à part où j'ai aussi consigné les informations sur cette Lunera.
— Et... que d-disaient-ils globalement sur cette... Lunera ? questionna courageusement Ariès.
Sa lèvre inférieure tremblait imperceptiblement sans que la jeune fille ne puisse la contrôler.
— Oh... euh... Au vu des réactions des membres du Conseil, les révélations de Sulta devaient être assez bouleversantes.
— C'est-à-dire ?
Shân reprit le dossier qu'elle ouvrit à la dernière page et lut :
— Sorcière Hératerra, fille de Darkodem, porteuse de l'héritage de Jahanama, et tout un tas d'autres choses...
Lunera retint sa respiration, mortifiée.
— ... que je n'ai pas vraiment compris, continua Shân avec un sourire contrit.
La reine expira, soulagée. Ses épaules se relâchèrent et elle s'affaissa sur son divan. Cela lui paraissait presque invraisemblable que l'on ignore ce que signifiait la condition de Sorcière.
Tant mieux... Il faut maintenant que j'écarte le danger... c'est-à-dire Solèna !
— Merci Shân, soupira la reine en se massant l'arête du nez. Vous avez fait du bon travail. Je vais étudier ce que vous m'avez apporté.
— Que s'est-il passé pendant mon absence ?
— Pas grand chose... Solèna est en déplacement pour un incident à l'ouest.
— Ah... C'est pour ça qu'elle n'était pas dans son bureau, comprit Shân.
— Vous vous y êtes rendue avant de venir ici ? demanda la reine en fronçant les sourcils, mécontente.
Surprise, la greffière écarquilla ses yeux.
— Euh... bredouilla-t-elle timidement. Pour savoir si elle avait du travail pour moi...
— Vous dites bien ! J'ai un ordre de mission qui n'attendait que vous. Solèna m'en a fait part avant son départ.
La reine ouvrit un tiroir et en sortit un tas de paperasse qu'elle feuilleta rapidement avant d'en extirper un document.
— Tenez, voici les instructions. Cette fois aussi, c'est une mission en externe.
Shân parcourut l'ordre de mission pendant quelques instants, d'un air perplexe.
— Vraiment ? Je ne pense pas être cap...
— Si, l'interrompit Lunera avec une pointe de dureté dans la voix. J'estime que vous en êtes tout à fait capable. C'est urgent, il faudrait donc vous en allez immédiatement.
— Jugement d'un projet de milice spéciale dans les villages de l'est, lut la greffière. C'est... ambitieux... Je ne vois pas le sceau de l'urgence, cependant.
— J'ai estimé que cet ordre est urgent, déclara la reine d'un ton qui ne souffrait d'aucune réplique. Vous devrez juger si ce comité est viable pour assurer la sécurité de ces petites villes. Vous représenterez le palais.
— Bon...
— Allez, Shân. Faites vos préparatifs, mais ne tardez pas à partir. Je vous laisse une heure. Je compte sur vous.
La mine déconfite, Shân acquiesça tout de même et se leva. Elle salua la reine et sortit. La reine s'autorisa alors une petite pause.
Me voilà débarrassée d'elle pendant quelques temps... J'ai de la chance qu'elle ne saisisse pas les tenants et les aboutissants de toute cette affaire.
Maintenant que Shân était écartée du palais pendant quelques jours, Lunera ferait tout pour détourner Solèna du sujet de la Conférence. Si jamais la ministre parvenait à comprendre que la fille de Darkodem était une Sorcière, les connexions dans son esprit se feraient à une vitesse fulgurante et la couverture d'Ariès tomberait à l'eau. Celle-ci soupira et se pencha sur le rapport de la greffière, prête à l'éplucher avec minutie.
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