III - Reine des Abysses - Partie 1
25 février 1875 — Arkhess
Dix jours étaient passés. Ce jour-là était important à Arkhess. La reine Sawse N se donnait en spectacle et paradait dans les rues de la ville. Sa tyrannie et son orgueil démesuré faisaient d'elle une souveraine peu appréciée. Les habitants de la capitale étaient forcés de se prêter au jeu, sous peine de s'attirer des sanctions colossales. Répressions, assassinats sur la place publique, humiliations, taxes élevées, Sawse N ne lésinait pas sur les moyens de punition. La parade ne figurait guère dans les traditions d'Arkhess. Ce n'était qu'un moyen de flatter l'égo de Sawse.
Sawse N demeurait assise sur une chaise luxueuse à l'assise large accueillant son énorme postérieur, tandis qu'une femme s'apprêtait à la coiffer. Petite de taille et forte, elle avait des cheveux argentés. Ceux-ci étaient habituellement dissimulés sous une très imposante couronne, qui respirait le faste et le luxe, posée à ce moment sur la table en face d'eux. Ce n'était pas une couronne traditionnelle, mais plutôt une sorte de casque dorée, serti de joyaux précieux, gros comme des pouces. Mais luxueux ne rimait pas forcément avec beau.
La reine d'Arkhess se démarquait par une apparence où la sobriété n'était guère le maître mot. Sawse N avait la peau du visage bien flasque sur laquelle était apposée une épaisse couche de fard ainsi qu'un maquillage très voyant. Un épais trait de rouge à lèvres violet maculait ses lèvres charnues et ses paupières étaient recouvertes d'une poudre verte. Elle était vêtue d'un ensemble de draps aux couleurs ridicules et criardes. Tantôt du vert, du rose, et parfois une touche d'orange. Le tout surmonté d'un manteau-cape rouge, qui descendait jusqu'à ses pieds, avec un col de fourrure.
— Ministre Solèna, commencez sans plus attendre, je commence à m'impatienter ! ordonna Sawse.
Sa voix s'accordait parfaitement avec son apparence. Légèrement plus grave que la moyenne pour une femme, elle était aussi criarde que ses vêtements et s'agrémentait d'une touche d'orgueil horripilante. La dénommée Solèna soupira et commença à coiffer la reine.
Sept ans d'étude en droit, puis plusieurs années supplémentaires pour gravir les échelons de la hiérarchie du palais, pour finir obligée de coiffer cette immondice...
Solèna était une femme approchant de la quarantaine. Rien qu'à la voir, il était aisé de distinguer la sagacité qui émanait d'elle, notamment avec ses yeux perçants, reflétant une remarquable intelligence. Derrière sa pèlerine en laine blanche, elle arborait une lance dont le manche noir semblait être ciré avec un soin particulier. Fixé solidement à une sangle, la pertuisane montait haut pour se finir en une pointe adamantine, renforcée par une fine tige de corail.
Tandis qu'elle s'affairait à rendre la reine présentable, Sawse N ne cessait de geindre et de piailler comme une poule.
— Regardez ! s'écriait-t-elle, en désignant le miroir de ses mains potelées. Appréciez, Solèna ! Voyez comment le conseiller des grâces me renvoie mon doux reflet...
La ministre lui lança un regard mauvais.
— Quel reflet, quel reflet, Solèna ! Ah ! Il confirme cette beauté si suprême qu'est mienne, et mon pouvoir. N'est-il pas si merveilleux mon pouvoir ? N'est-ce pas Solèna ? Ma beauté et mon pouvoir sont supérieurs, n'est-ce pas ?
N'ayant pas d'autre choix que d'acquiescer, la pauvre Solèna répondit par un « oui » peu convaincu.
C'est pour ça qu'Arkhess est en train de couler... Les trois derniers rois ont été de véritables catastrophes, et Sawse N est un vrai fléau.
Soudainement, Sawse N se leva et la tresse que Solèna avait commencé se défit, à son plus grand malheur.
— Aria, hurla Sawse comme une damnée. Apporte-moi un bain intérieur !
Solèna s'écarta un peu de la reine.
Mais quelle est cette ridicule façon de parler ?
Quelques secondes plus tard, une jeune femme entra. C'était Aria, la servante privée de Sawse N. Aria, sans un mot, tendit un verre d'eau à la reine. Solèna regardait le récipient avec des yeux ronds.
C'est donc ça... un « bain intérieur » ?
Incrédule, Solèna vit la reine boire son eau en émettant des bruits de gorges peu reluisants. Elle murmura quelques mots à l'oreille d'Aria, auxquels celle-ci répondit tout aussi doucement :
— Elle essaye de parler comme ce groupe de femmes de la noblesse, vous savez, celles qui se nomment « les précieuses ».
Solèna pouffa.
Les Précieuses ? Sawse N ? C'est tout bonnement ridicule, elle n'en a ni la grâce, ni la finesse !
Aria aussi lâcha un rire discret. Mais ayant fini de boire, Sawse la regardait d'un œil mauvais.
— De quoi ris-tu, espèce de souillon ? cria avec hargne Sawse N, tout en jetant le verre par terre qui se fracassa en mille morceaux.
Les fureurs de la reine étaient terribles. Personne n'osait la remettre à sa place. L'immense femme s'approcha d'Aria et la poussa si violemment qu'elle tomba par terre. Solèna eut mal au cœur pour elle. Aria était un peu plus jeune qu'elle et avait suivi un parcours similaire au sien pour se tailler un nom au sein de la hiérarchie ministérielle. Mais Sawse N en avait décidé autrement et l'avait désignée comme sa servante.
— Va récurer les couloirs et les toilettes, ajouta-t-elle, un rictus mauvais déformant ses vilains traits.
Sur ce, elle sortit, laissant les deux femmes sur place. Au bord des larmes, Aria se pencha et ramassa les morceaux.
☾☾☾
25 février 1875 — Arkhess
Loin du château royal, là où vivait Nani dans les quartiers moyens d'Arkhess, la vie de Lunera se faisait tranquille et paisible. Ces dix derniers jours demeuraient parmi les plus paisibles de son existence.
Nani n'avait pas renouvelé sa volonté de voir Lunera changer son prénom. Ceci dit, elle était tellement avenante et protectrice auprès de Lunera, que cette dernière ne tenait nullement lui porter préjudice. Si jamais Arkhess venait à apprendre qu'elle était hébergée chez Nani, les conséquences seraient fâcheuses.
Finalement, la veille de la parade, Lunera avait accepté de dissimuler ses origines. Décidée de suivre les conseils de Nani jusqu'au bout, elle répondait désormais au nom d'Ariès. « C'est le prénom que j'aurais donné à ma fille ! » s'était réjoui la vénérable femme. Ariès était donc la nièce de Nani, nouvellement arrivée à Arkhess après avoir vécu son enfance à Viridis.
Vivre auprès de Nani changeait grandement. Son hôtesse ne se contentait pas seulement de jouer le rôle factice de sa tante, elle le faisait vraiment. Sa présence était chaleureuse et aimante. Jamais Lunera n'avait connu un tel sentiment. Nani était constamment avec elle et ne la laissait jamais seule. Elle lui donnait davantage d'attention en ces quelques jours que Darkodem ne lui avait donné en dix-sept misérables années.
D'ailleurs, elle avait même appris que cette bonne Nani n'avait jamais cessé de veiller sur elle : en effet, son affable tante de coeur assurait constamment le ravitaillement du Palais des Chimères au cours des dix-sept années passées ! Fruits et légumes de saisons, légumineuses, viandes et poissons, pains et brioches, Nani n'avait point lésiné sur cette tâche. Elle acheminait le tout grâce à un sortilège que lui avait montré Darkodem, afin de passer outre les mailles des sévères douanes d'Arkhess.
Nani avait toujours des histoires intéressantes à raconter et Lunera les écoutait avec plaisir. Elle lui avait parlé abondamment d'Arkhess, lui expliquant que le règne de Sawse N avait bien affaibli le pays, déjà en piteux état avant. Ainsi, la partie d'Arkhess proche du palais royal respirait le faste et le luxe ; les nobles vivaient là-bas. Le reste de la ville était réservée aux classes moyennes, comme Nani. Enfin, dans les basses-villes à l'extrême périphérie d'Arkhess, il y avait la majeure partie du peuple qui croupissait dans la pauvreté et la misère. Arkhess allait mal ; les inégalités sociales ne cessaient de se creuser de jour en jour.
Outre cette désolante situation, Nani orientait souvent la conversation sur la mère de Lunera, à son plus grand bonheur. Dessins réalistes, anecdotes en tout genre, détails amusants, Nani n'en tarissait pas. Cette dernière et Zahira étaient des amies d'enfance.
Plusieurs fois, Lunera avait tenté de faire dévier la conversation sur Darkodem. Comment avait-il pu accéder au trône d'Arkhess ? Qu'avait-il fait pour se faire haïr du peuple ? Comment avait-il connu sa mère ? Pourquoi était-il subitement parti d'Arkhess ? Comment sa mère était-elle vraiment morte ? Nani ne répondait jamais à ces questions et tentait tant bien que mal de détourner l'attention de Lunera. Comprenant sa réserve, Lunera avait décidé de lui laisser une part de secret. Non pas pour ne pas la gêner, mais aussi pour préserver la sienne. Elle ne voulait pas davantage développer ses liens avec l'Adrastée.
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