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  Je me sens vide.

...

  En fait, je l'ai toujours été. Autour de moi, que des chimères, que des mensonges. J'ai grandi dans un vaste gâchis. Je suis, moi-même, vide.

  Vide de tout. Je n'ai jamais pensé de moi-même. J'étais à travers autrui. La vraie Lunera n'est rien. Je ne m'en suis jamais rendue compte auparavant... mais aujourd'hui, cette pensée me frappe de plein fouet.

  Le Chapitre Neuf d'Uraera m'a eue. Ce puissant souffle m'a littéralement brisée, encore plus que je ne l'étais. Je n'ai jamais ressenti de douleur aussi insoutenable. Mon être tout entier se consume, des plaies terribles parcourent mon corps. L'éveil même n'a pas suffi à me protéger.

  Je sens comme mon ventre déchiré en deux. Uraera a vraiment tenu à nous emporter avec elle. Je sens une sensation vraiment étrange. Mes pieds sont froids, mes jambes aussi. Je respire difficilement et je sens une sorte d'obstruction au niveau de ma poitrine, comme si... comme si c'était la fin.

  Uraera est morte sur le coup, je crois.

Le Coeur Arkhale s'emballe. Même sans le voir, je le ressens tout entier. Sa magie titanesque se déchaîne sur tout Terhera. Il a pourtant explosé sous mes yeux... mais je sens sa présence. Il m'étouffe, il m'écrase tout entier.

  Le Coeur Arkhale semble enragé. L'Âme de la Planète s'embrase dans un sursaut de haine, comme si Terhera voulait nous châtier pour l'avoir brisé. Le monde entier est plongé dans un chaos terrible. Les cristaux catalyseurs se sont tous détruits. À Arkhess, ma première patrie, le vent se rebelle et déploie des tempêtes cycloniques dans tout le pays. À Sultakara... ma... deuxième patrie... les vagues de la mer se déchaînent. Le littoral se noie dans un raz-de-marée effroyable. Les volcans de Ganymède, pourtant éteints, sont furieux, eux aussi. Je sens qu'ils crachent leur haine ; ils brûlent le continent dans une fournaise effroyable. Et partout... La terre s'anime, des séismes destructeurs terrassent le monde. La terre se déchaîne. Les crevasses s'ouvrent comme des gueules béantes et avalent tout dans les entrailles de la terre.

  Là-haut, le ciel se déchire. Le soleil levant et la lune noircissent, comme gâtés par l'élan meurtrier du Coeur Arkhale. Les étoiles se ternissent. Cette vision du ciel qui s'écorche me donne la chair de poule. À ma douleur s'ajoute celle des âmes arrachées. Certaines avec tant de violence que j'en ai le vertige. Le Coeur Arkhale fauche les êtres humains sans se soucier de quiconque dans cette apocalypse terrestre.

  On dirait que la Planète reprend tous les dons qu'elle a accordé aux êtres qui la peuplent. Le cristal est furieux, si furieux... J'ai peur... J'ai vraiment peur... On dirait que le Coeur Arkale réabsorbe toute magie, au prix de la vie humaine, pour se reformer et panser ses trop grosses lésions.

  La mort ne cesse de faucher, quelque soit l'endroit, quelque soit l'âge, quelque soit l'origine.

  Le flux magique reste perturbée. Malgré toute sa colère, le cristal ne parvient pas à se soigner. Les âmes alimentent sa magie dangereuse. Il essaye de retrouver son équilibre. Le Coeur Arkhale le recouvrira coûte que coûte...

...

  Saphir ! Elle vient de mourir ! J'ai senti sa force de Sorcière s'éteindre ! Non... Non... Je n'ai jamais voulu... Je ne peux même pas te dire à quel point je suis...

  Ah ! Le Coeur Arkhale se calme ! Les éléments s'apaisent ! Mais... pourquoi... Ah ! Je sens... Je sens... Quelle est cette force redoutable ? Je la ressens intensément dans chaque parcelle de ma peau. Elle s'approche du Coeur Arkhale... plus grande... plus forte... démesurée... je... ah ! Immense, gigantesque. L'ensemble des âmes aspirées par le cristal ne rivaliseraient pas avec celle-ci. Elle déborde de pureté... Que... ? Cette lumière bleue ! C'est... ? Non !

  Saphir.

  Je t'ai reconnue. Je sens ta volonté, la force de ton esprit, l'énergie fantastique de ton âme... Saphir, que fais-tu ?

  Ah ! Le Coeur Arkhale se calme... il s'agite encore... mais sa fureur s'amenuise... Mais je ne sens plus ta présence, Saphir...

  Te serais-tu... sacrifiée ?

  Oui, c'est ça ! Tu t'es sacrifiée. Pourtant... tu aurais pu t'en sortir... même si tu étais grièvement blessée. Pourquoi ? J'aimerais comprendre, avant de... à mon tour...

  Est-ce que... ce serait... parce que tu voulais sauver Terhera ? Le Coeur Arkhale veut restaurer sa magie en tuant les hommes qui ont profité de ses dons. Il veut que les âmes reviennent à lui pour qu'il puisse recouvrir sa santé. T'es-tu sacrifiée volontairement pour apaiser le cristal... ? L'empêcher de faucher davantage de vies ? Je suis certaine que oui. Peut-être que je me trompe... mais je pense que c'est le cas.

...

— Ah...

...

— Ah...

...

— Ah...

...

  Je me suis forcée à ramper jusqu'au sommet de la colline. L'épicentre de cette apocalypse est impressionnant. On dirait la force d'Uraera au centuple... Une pulse de magie brute suffirait à me pulvériser...

...

  C'est moi. C'est moi qui a engendré tout ça. C'est à cause de moi. Depuis le début, je me suis fourvoyée. À cause de ma folie, j'ai fait tellement de mal. Voir le cristal en transe, sentir tout Terhera flamber dans sa fureur me fait tellement mal au coeur.

  Je pense aux Arkhasiens... à Akman... à Aria... À Dediaja et Tayitoma... À Solèna... Je ne sais même pas si elle est sauve... ils doivent tous être terrifiés. Et tout ça... tout ça, c'est de ma faute.

  Cette histoire était ténébreuse. Solèna avait raison, cette vérité m'a propulsée dans les ténèbres. Et Terhera avec.

  Je repense aussi à... Zahya... Assad... Amèrius... Néalia... Aswad... Fenrir... Grenat... Shems... Je vous ai fait du mal à vous aussi. Entre ceux que j'ai tué, ceux que j'ai blessé...

  Oh... je... je regrette tellement.

...

  Pardonnez-moi, je vous en prie. Pardonnez-moi.

  Je dois réparer mes torts. Faire... peut-être... comme Saphir... ?

...

  Je suis Lunera. Je n'ai pas de nom. Ou plutôt si, Sulta. Mais je ne mérite pas de le porter. J'ai dix-sept ans. Je suis une Sorcière Hératerra. J'ai beaucoup souffert dans ma vie. Je n'ai été conçu que pour servir les ambitions démesurées d'Uraera, l'aînée des Trois Soeurs. Je suis une des héritières du trône sultakarois, mais même si je serais la dernière descendante vivante de la lignée des Sulta, jamais je ne le prendrais. J'ai été reine d'Arkhess et j'ai essayé de servir mes sujets avec dévotion.

  Je reste tout de même assez heureuse de savoir que mon père n'était pas le démon dépeint par toutes les nations de Terhera. Les quelques mots que j'ai pu échanger avec lui ont apaisé mon âme. 

  Terhera... Vous tous... Ne soyez pas sourds à mes prières.

  Pardonnez-moi. Ne me jugez pas trop sévèrement.

  Je m'en vais rejoindre les étoiles. Peut-être retrouverais-je Arkh, mon bien-aimé... ?

  De là-haut, je veillerais sur vous.

☾☾☾

  La fureur sourde du Coeur Arkhale cessa soudain. Dans les landes de Ganymède, méconnaissables, apocalyptiques, la terre fumante après avoir été brûlé par l'élan magique brutale du cristal, ce dernier disparut, son tribut de magie satisfait.

  Le sacrifice des deux Sorcières avait contenté ses appétits et sa rage féroce.

  Miraculeusement réchappés des folies cristallines, Assad et Solèna gagnèrent enfin la terre. Ils s'empressèrent de s'éloigner du Palais des Chimères. En ruine, la forteresse céleste tombait sous les coups de l'Âme de la Planète. Une pluie de gravats s'abattait sur la terre en contrebas.

— Ma fille ! Ma fille ! criait Assad, échevelé.

— Lunera ! Où est-elle ? criait aussi Solèna.

  Ils s'arrêtèrent devant la terre, métamorphosée durablement par la terreur du cristal. Des pans terrestres étaient surélevés dans tous les sens, rendant l'évolution très difficile.

— Je vais essayer Gravija... proposa Assad. On pourra les voir depuis le ciel. Gravija !

  Rien ne se produit.

— Gravija !

  Rien non plus.

— Concentrez-vous, bon sang, rouspéta Solèna. Oh ! À quoi bon ! Laissez-moi faire. Gravija !

  Rien de rien.

— Q-que... s'inquiéta l'ancienne ministre. Ma magie ! Elle ne répond plus !

  Alarmé, Assad essaya les sortilèges les plus élémentaires qu'il connaissait. Rien ne suivit ses incantations inquiètes. Il ne sentit plus l'habituelle sensation de fourmillement dans ses veines. Ses pouvoirs ne circulaient plus avec la même ardeur que le sang.

  Une sueur froide coulant le long de son échine, il leva son visage au ciel. Le soleil levant jetait des clartés pâles depuis sa haute position, comme s'il demeurait lui-même ébranlé par la fureur du cristal. Assad redoutait le pire : les êtres humains revenaient-ils à leur état primaire ? 

— Peut-être... p-peut-être qu'Uraera paralyse nos pouvoirs ? proposa Solèna, alarmée.

— Non... murmura-t-il. La magie... On dirait qu'elle a disparu.

  Il avait raison. Elle était emportée par les affres du cristal. Le Coeur Arkhale avait quitté Terhera. Dans un dernier élan, il priva tous les hommes de ses dons. Ils devraient vivre sans, en guise de châtiment. 

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