who sits alone
Vêtu d’un long manteau et d’un col roulé taupe, Felix poussa la porte du restaurant en expirant tout l’air de ses poumons. Il avait des fourmis au bout des doigts et son cœur battait si vite qu’il avait l’impression d’être essoufflé.
C’était un samedi soir alors il avait décidé de se rendre à l’établissement relativement tôt pour être certain d’avoir une place et, visiblement, cette stratégie avait payé ; il n’y avait presque personne à cette heure. Il soupira de soulagement puis partit s’asseoir à une table près des fenêtres. Il était hors de question qu’il ne puisse pas manger ici, il avait déjà raté l’occasion la semaine dernière à cause du boulot et ça l’avait tellement travaillé qu’il n’avait pas pu dormir une seule nuit correctement.
Depuis qu’il était venu pour la première fois avec Jisung et Minho, Felix revenait sans cesse. Tout ça pour le serveur qui avait pris leur commande. Ce dernier n’avait pas arrêté de se montrer sympathique envers lui et puis, quand Felix y était retourné quelques jours plus tard - par pure curiosité - l’inconnu n’avait pas changé de comportement à son égard. Si de loin il avait l’air froid et désagréable, quand il se trouvait devant Felix, il devenait presque une autre personne. Il ne manquait jamais de sourire, de s’assurer qu’il ne manquait de rien et au fil du temps et des venues de son client, il se permettait même de lui adresser quelques mots bienveillants par-ci, par-là.
Felix en était ravi, il avait l’impression d’être un peu important et au final c’était devenu une sorte de thérapie. Il était heureux de retrouver son bel inconnu toutes les semaines.
Il avait commencé à faire plus attention à son apparence, en piquant des vêtements plus soignés dans le placard de Jisung et en se rendant désormais plus souvent au coiffeur afin que sa tignasse soit un minimum disciplinée. Il mangeait aussi, beaucoup plus, il avait pris des joues et un peu de ventre et son médecin l’en avait félicité.
Il savait qu’il y avait un long chemin à parcourir avant qu’il ne se sente réellement mieux, il marchait encore sur un fil et s’il s’avérait qu’il s’était trompé sur son serveur préféré et qu’il n’en avait rien à faire de lui, il sentait que tout pouvait basculer de nouveau. Felix en avait marre d’être aussi fragile, mais il lui semblait qu’il ne pouvait rien y faire. Alors pendant ce temps, il profitait de ce petit soupçon de bonheur que la vie avait bien voulu lui offrir, et même si tout s’arrêtait demain et qu’il allait sûrement se briser de nouveau, il avait envie de profiter de ce répit qu’on lui accordait jusqu’au bout.
Felix retira son manteau puis releva les manches de son haut en regardant autour de lui. Un souffle de panique l'effleura lorsqu'il se rendit compte qu'il y avait quatre serveurs qui s'occupaient des clients et qu'aucun d'entre eux n'était celui qu'il espérait voir aujourd'hui. Les sourcils courbés, il ravala sa salive avant de s'affaler sur la table face à lui. Cela faisait presque deux semaines qu'il ne l'avait pas croisé et il ressentait le manque de sa présence. Cette petite rencontre hebdomadaire, c'était ce qui lui permettait de sortir le temps d'une heure de son nuage de dépression et il l'attendait avec impatience, là, c'était la déception, comme si on venait de le priver de sa récompense. Difficilement, le jeune homme se redressa alors qu'il apercevait du coin de l'œil une employée qui s'approchait de lui.
– Bonsoir !
Felix fit de son mieux pour lui répondre sans paraître agacé mais il n'était pas certain que cela ait fonctionné.
– Pourriez-vous m'apporter la carte des cocktails ? demanda-t-il en logeant le menton dans sa paume de main.
– Bien sûr !
Quand elle eut tourné les talons, Felix soupira sans même l'avoir dicté. Il était vraiment dégoûté, tellement qu'il n'arrivait pas du tout à le cacher.
Perdu dans ses pensées, il observa la rue qui s'assombrissait à l'extérieur. Les lampadaires avaient été allumés et les éclats lumineux des décorations de Noël se reflétaient dans ses pupilles. Tout en haut dans le ciel, la lune scintillait. Elle était accompagnée d'une petite étoile, juste à ses côtés, qui brillait de manière presque imperceptible. Felix la contempla curieusement, interpellé par cette compagnie inhabituelle, jusqu'à ce qu'une présence se manifeste près de lui, l'obligeant à tourner la tête. Il s'attendait à retrouver le sourire figée de la serveuse qui était venue l'aborder mais quelle ne fût pas sa surprise quand ses prunelles rencontrèrent celles profondes du beau blond qu'il appréciait. Aussitôt, le jeune homme se redressa.
– Bonsoir.
– Bonsoir… articula-t-il en cherchant sa voix.
Le serveur lui adressa un de ses habituels sourires, presque charmeurs, puis se saisit de la carte calée entre son bras et son flanc pour la tendre à Felix.
– Les cocktails.
– Merci…
Le brun se dépêcha de la saisir pour l’ouvrir et plonger son visage dedans. Il avait été pris de court, son cœur battait fort dans sa poitrine et il n’avait même pas eu le temps de se préparer mentalement à devoir lui parler. Même s’il ne s’agissait que de prendre une commande, il avait besoin de se détendre pour agir comme il le souhaitait réellement, pour que ses mots ne sortent pas trop sèchement, ou pour articuler. Il savait que son manque d’expression pouvait le faire passer pour quelqu’un d’arrogant et de froid, mais Felix, même s’il admettait avoir un petit caractère, il ne souhaitait de mal à personne, il voulait simplement qu’on l’aime un peu en retour.
– Vous n'êtes pas venu la semaine dernière.
Le corps tendu, Felix peina à quitter des yeux la liste de boissons qu’il avait dans les mains. Un petit sourire crispé se dessina sur son visage.
– C’est... parce que j'avais du travail…
– Je vois. J'ai cru que vous vous étiez lassé.
L’expression joueuse du serveur ne pouvait pas tromper et Felix comprit qu’il faisait beaucoup plus allusion à lui-même qu’aux plats du restaurant. Une sensation étrange tordit l’estomac du brun, ce n’était pas douloureux comme d’habitude, c’était presque agréable. Il esquissa un rictus nettement plus naturel.
S’il se lassait de lui ?
– Je ne pense pas que je le sois de si tôt, répondit-il en claquant le bout de ses chaussures l’une contre l’autre. J’aime vraiment… beaucoup venir ici.
Le blond face à lui parut surpris de sa réponse mais son éternel sourire ne manqua pas d'éclore sur son visage, il semblait encore plus éblouissant qu’à l’accoutumé.
– Vous m’en voyez ravi.
Les deux jeunes hommes se regardèrent yeux dans les yeux un instant avec que le bruit métallique de baguette s'écrasant au sol ne les sorte de leur bulle. Le serveur prit une longue inspiration en se frottant l'arrête du nez, il avait l'air d'essayer de s'empêcher de sourire.
– Je vous laisse regarder tranquillement et-
– J'ai déjà choisi.
– Oh, fit-il en sortant son petit carnet, je vous écoute.
Felix détourna le regard en fermant les deux faces de la carte. Il avait une petite idée derrière la tête, mais elle était sacrément osée... Son cerveau réfléchissait à cent à l'heure. Il hésita jusqu'à la dernière seconde puis finit par prononcer d'une voix qu'il lui parut étonnamment confiante à ses oreilles :
– Le kiss me quick¹.
(¹embrasse-moi vite)
Cette fois-ci, Felix vit clairement le blond se mordre l'intérieur des joues en notant le nom du cocktail. Il hocha plusieurs fois la tête, comme pour tenter d'assimiler, puis la releva afin de planter son regard dans celui de son vis-à-vis.
– C'est un ordre ?
Le brun piqua un fard alors qu'un éclat de rire filait entre ses lèvres, dépassé par tant d'audace. Mais bon. Au point où ils en était...
– Une proposition ?
– Bien, répondit le serveur d'une voix chantante. Je vous apporte ça. Aussi vite que je le peux.
Quand il tourna les talons, le corps du brun se ratatina sur la banquette. Il n'arrivait pas à croire ce qu'il venait de faire. C'était incroyable. Insensé ! Les mots étaient sortis tout seul, sans qu'il n'ait eu le besoin de les repenser, de les mâchouiller, de les tourner et d'essayer de rendre le tout cohérent. C'était étrange, la conversation aurait pu clairement être embarrassante avec ce petit jeu qu'ils avaient instauré et pourtant il n'avait jamais discuté aussi naturellement avec une personne qui ne faisait pas partie de son cercle proche. Sans cesser de rire, il se ventila à l'aide de ses mains pour tenter de faire baisser la température qui l'avait assaillie. Cela faisait bien longtemps qu'il n'était pas sorti de sa zone de confort et c'était revigorant.
Quelques minutes plus tard, le serveur refaisait son apparition, un plateau posé en équilibre au bout de ses doigts, il déposa le verre de Felix devant lui puis s'éclipsa aussitôt. Le brun cligna plusieurs fois des paupières en le regardant s'éloigner. Son cœur se serra. Avec la conversation qu’il venait de partager, il ne savait pas vraiment à quoi il s’était attendu mais sûrement pas à ce qu’il l’ignore.
Les sourcils froncés, Felix porta son attention sur le verre face à lui. Distraitement il effleura la couronne en sucre qui le décorait, observa le contenu rose où deux framboises flottaient. D'autres fruits étaient embrochés, il se saisit de la pique en bois puis se rendit compte un peu tardivement qu'un post-il était planté au bout de celle-ci. Dans la précipitation, Felix fit glisser le papier avant de l'étaler à plat devant lui. Aussitôt, il sentit tout son être se décontracter et une sensation de satisfaction indescriptible se répandre en lui. Il voulut s'empêcher de rire comme un adolescent niais mais c'était impossible. Sur la petite feuille était inscrit le numéro de téléphone du serveur, accompagné de son nom.
Les joues brûlantes de réconfort, Felix releva ses yeux vers l'extérieur pour jeter un regard triomphant à la lune.
– Tu as vu ? Je crois qu’il m’aime bien… Seo Changbin…
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