— Ava ! Que fais-tu là ?

Une lueur d'amusement brille dans ses iris argentés. Elle ne daigne pas me répondre, mais soulève le chat, qui somnolait sur ses jambes, afin de le déposer par terre avec douceur. Elle se redresse et s'avance d'un pas assuré, avant de s'incliner devant moi :

— Mon prince, je suis ravie de vous revoir.

Elle reste courbée, dans une posture respectueuse qui ne lui sied guère. Une posture qui ne lui est pas naturelle.

— Ava, voyons, arrête ça !

— Je ne voulais pas vous manquer de respect, mon prince. Ni à vous ni au protocole, ajoute-t-elle d'une voix effrontée qui lui ressemble un peu plus.

— Toi ? Te soucier du protocole ? Ce serait bien nouveau, ça ! Et puis, depuis quand me vouvoies-tu ? Tu es ridicule !

Elle éclate d'un rire sauvage. Un rire qui fait voler ses longs cheveux roux autour de son visage à l'ovale parfait.

— Je voulais juste te rappeler qui tu es, Maël. J'ai comme l'impression que tu l'as oublié, ajoute-t-elle plus sérieuse.

Je sens ma mâchoire se crisper. Que fait-elle là ? Sa présence n'annonce rien de bon. Je me demande si c'est ma mère qui l'a envoyée. Après tout, aux dernières nouvelles, Ava était son lieutenant préféré. La plus fidèle à sa cause. La plus loyale.

Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle poursuit :

— Lilith aimerait que son fils revienne aux Enfers. Elle trouve que ta « petite escapade humaine », pour reprendre ses mots, a assez duré.

Elle hésite un peu, me scrutant avec attention.

— Nous avons besoin de notre prince, renchérit-elle finalement. Une nouvelle guerre s'annonce. Les choses se précipitent. Lilith m'a envoyée, car elle veut que son héritier revienne lutter à ses côtés. Maël, tu ne peux pas nous abandonner pour ce combat... Ce sera peut-être le dernier.

Elle a posé une main sur mon bras et sa voix s'est faite suppliante. C'est bien la première fois que je l'entends supplier quelqu'un. Revoir Ava après toutes ces années, et en un lieu si proche de l'endroit où ELLE habite, est déjà assez inquiétant en soi. Alors si elle se met en plus à demander mon aide et à évoquer une guerre, cela devient vraiment préoccupant.

— Est-ce parce que vous préparez une guerre qu'il y a de plus en plus de démons sur Terre ?

Elle ne me répond pas. Néanmoins, ses lèvres s'étirent en un sourire cruel, qui lui correspond davantage. Elle renifle l'air nocturne avec une moue dégoûtée.

— Cet endroit pue ! La pollution agresse mes sens ! Je suis venue pour te transmettre le message de ta mère. Cela dit, je crois que je vais en profiter pour assainir cette ville de ses humains.

— Non !

Je n'ai pas réussi à retenir mon cri. La surprise passe sur son visage, telle une ombre, rapidement chassée par la colère. En un éclair, elle me jette à terre et comprime ma trachée avec sa botte. Elle a été trop vive pour que j'aie le temps de me défendre. J'étouffe et la semelle de sa chaussure m'empêche d'émettre le moindre son.

Ava... je la reconnais bien là. Une furie sauvage qui n'obéit qu'à Lilith. Un démon lunatique capable de passer d'une douceur moqueuse à la violence la plus brutale en un claquement de doigts. Elle semble avoir oublié qu'elle me doit le respect. Je savais bien que cette attitude servile ne lui ressemblait pas.

— Et qui va m'en empêcher ? Toi ? Si j'ai envie d'exterminer cette vermine, je le ferai !

J'essaie de me dégager, mais elle a toujours fait preuve d'une force incroyable.

— À moins, poursuit-elle, que tu ne veuilles pas que je m'en prenne aux habitants de cette ville en particulier... Peut-être désires-tu protéger une humaine chère à ton cœur.

Elle a prononcé ces mots avec toute la malice dont elle est capable. La rage m'envahit alors et me brûle les entrailles. Je réussis à me relever, entraîné par cette énergie belliqueuse, celle que ses paroles ont fait naître en moi, et la projette avec violence contre la façade d'une maison. J'ai envie de lui arracher la langue pour la punir de ce qu'elle vient de dire. Comment ose-t-elle LA menacer ?

Ava se dégage du mur, qui porte désormais sa trace. Le crépi a été endommagé et forme une cavité de la taille du démon. Elle secoue sa chevelure pour en chasser la poussière et les débris, avant de me considérer en riant.

— Voilà le Maël que je connais et que je respecte ! J'avais peur qu'au contact des humains tu ne te sois affaibli.

— Tu sais tout ! Tu es au courant de son existence ! Si tu t'approches d'ELLE...

— Ne t'inquiète pas, m'interrompt-elle. Je ne vais pas faire de mal à ton jouet humain, pour l'instant en tout cas...

Elle m'offre un sourire narquois et ma rage menace de reprendre le dessus. Je ne vais pas lui laisser la possibilité de la blesser. Non, je ne peux pas courir ce risque. Malgré notre passé commun, malgré les souvenirs qui me lient à elle, s'il le faut, je suis prêt à la détruire. Je suis prêt à tuer Ava pour la protéger, ELLE.

Mon ancienne camarade a dû sentir qu'elle avait franchi une frontière invisible. Celle de ma patience. Alors que je m'approche d'elle, elle lève la main pour m'arrêter :

— Attends ! Je ne suis pas venue pour me battre avec toi. Je n'ai pas l'intention de blesser ton humaine, ajoute-t-elle d'un ton sérieux. De toute façon, Lucifer nous l'a formellement interdit et je n'ai pas envie de désobéir à mon roi.

J'en reste bouche bée.

— Qu'est-ce que mon père vous a interdit exactement ?

— Eh bien, nous n'avons pas le droit de tuer ton humaine. Ni même de la faire souffrir, il me semble... Enfin, il n'a pas précisé, mais je crois que c'était l'idée ! Il ne nous a rien dit en ce qui te concerne. Je pense que ça ne lui a même pas traversé l'esprit qu'un démon puisse te faire du mal. Il a une grande confiance en ton pouvoir.

— Mon père me protège !

Cette découverte surprenante a éteint les dernières braises de ma colère. Incrédule, je contemple Ava, attendant des explications qu'elle n'est sans doute pas en mesure de me donner.

— Oui... Enfin, ne te réjouis pas trop vite ! Cette décision ne fait pas l'unanimité aux Enfers. Certains de nos congénères digèrent mal ta trahison. Tu devrais te méfier... surtout de tes anciens amis.

— Et de toi, Ava ? Dois-je me méfier de toi ?

Elle s'incline de nouveau, sans ironie cette fois-ci. Quand elle relève la tête, elle plonge ses yeux d'argent dans les miens.

— Maël, tu es mon prince. Jamais je ne ferai quoi que ce soit contre toi. Je suis au côté de ta mère depuis toujours et, comme elle, j'espère que tu seras auprès de nous dans la guerre qui approche. Nos armées ont besoin de toi !

Je me détourne et m'éloigne de quelques pas. Si ELLE est en sécurité, tout va bien alors, je suis rassuré. Ava reste immobile, telle une statue de sel, attendant ma réponse.

— Je ne rentre pas avec toi, Ava. Je ne le peux pas.

— Bien sûr que si, tu le peux ! s'énerve-t-elle.

— Non, tu ne comprends pas...

— Oui, ça, c'est sûr ! Je ne comprends pas pourquoi tu défends ces ignobles créatures ! Je vais porter ta réponse à Lilith. Je ne suis pas certaine qu'elle l'apprécie !

Sur cette dernière menace, Ava disparaît dans un halo orangé, me laissant seul dans cette ruelle qui commence à se teinter des premières lueurs de l'aube. Échos involontaires de l'aura de mon ancienne camarade.

Je m'assois à mon tour sur les marches. J'ai l'impression que ma tête va exploser, tant mes pensées s'entrechoquent. Les démons sont au courant de SON existence, mais mon père nous protège... Pourquoi fait-il cela ? Il n'est pas un grand défenseur de la race humaine, pourtant. Bien au contraire ! Et ma mère, comment va-t-elle réagir quand elle apprendra mon refus de rentrer au bercail ? Et surtout... De quelle guerre parlait Ava ? Toutes ces questions se heurtent dans mon esprit confus.

Le gros chat gris me fixe de son regard de sphinx. Ses miaulements me tirent alors de mes pensées. Je le caresse et il arrondit le dos pour manifester son contentement, avant de s'allonger sur le trottoir afin que je lui gratte le ventre. Tandis que son ronronnement sonore emplit de nouveau la ruelle déserte, je songe à Haiaiel. Il va falloir que je lui rapporte toute cette discussion.

Je soupire et mon esprit s'égare dans les brumes changeantes de mes souvenirs, cette fois-ci. Et si je ne l'avais pas rencontrée ? Que se serait-il passé, si je ne l'avais jamais rencontrée, ELLE ? Est-ce que je serais resté ce démon redouté de tous ?

Le prince des Enfers.