Chapitre 13 : Le Péché originel
L'histoire aurait pu s'achever ainsi, Maël, une fin heureuse pour Lucifer et moi, vivant hors du Monde, par-delà les voiles éternels, en paix. Oui, cela aurait pu se terminer ainsi. Mais pas pour Adam. Je l'avais abandonné. Je les avais abandonnés, le paradis terrestre, mon peuple et lui.
Écoute-moi bien, mon fils, mon très cher enfant. Écoute-moi bien et tu vas comprendre pourquoi je les hais, pourquoi il existe une hostilité entre son sang et le mien.
Tout a commencé parce que mon Jardin me manquait et que ce manque déchirait mon âme immortelle. Tu connais les Limbes, Maël. Tu y es né, tu y as vécu. Tu sais bien qu'ils ne sont en rien comparables à ma Terre natale. Et encore ! Tu n'as pas connu mon Éden. Je me languissais tellement de celui-ci que j'ai décidé de briser la promesse que ton père avait faite à Gabriel. Cela s'est fait de manière progressive. J'ai pris l'habitude d'écarter les voiles pour jeter un coup d'œil à mon ancien royaume.
Juste un petit regard de rien du tout. Je ne faisais rien de mal. Après tout, je n'enfreignais pas réellement les règles. Et ce regard s'est transformé en une longue contemplation. Celle-ci m'a poussée à m'aventurer de l'autre côté des voiles. Juste quelques instants. Pas longtemps...
Ces promenades en Éden sont devenues une habitude secrète. Un moment volé où je retrouvais la quiétude de ma Terre. Si tu savais ce que j'ai ressenti la première fois que mes orteils ont de nouveau foulé l'herbe fraîche... Quel bonheur de laisser mes empreintes sur le sol humide ! Quel plaisir quand les senteurs boisées ont envahi mes narines !
Je faisais mon possible pour rester invisible aux yeux des hommes. J'avais bien conscience de ne plus appartenir à la même espèce qu'eux. Même en revêtant mon apparence de femme, mon corps ne pouvait être confondu avec leur fragile enveloppe charnelle.
Et puis, pour tout te dire, j'avais peur de croiser Adam.
Je ne craignais pas qu'il me violente. Non, je ne le craignais plus. Mon pouvoir était bien supérieur au sien. Mais j'appréhendais toutefois de le rencontrer, même si à l'époque je ne réussissais pas à mettre des mots sur ce que j'éprouvais vraiment.
De la culpabilité ? Il m'avait pourtant remplacée par une autre femme. Une toute jeune fille.
Ève.
Ève, la soumise, celle qui respirait au rythme de ses ordres. Celle qui courbait la tête devant ses caprices. La légende dit qu'Ève a été créée à partir d'une côte d'Adam. Tu sais bien ce que je pense des légendes et des hommes qui les racontent. Mais je comprends qu'ils aient pu s'imaginer cela, car Ève se comportait comme si elle était la chair d'Adam, comme si elle n'avait pas d'existence propre en dehors de la sienne.
La première fois que je l'ai aperçue, j'ai remarqué sa chevelure blonde qui brillait sous la lumière. J'ai cru que les rayons amoureux désiraient se mêler à ses mèches d'or, et je me souviens avoir souri devant l'innocence qui se dégageait de toute sa personne.
Je l'observais de loin en loin et j'avais vu son ventre s'arrondir peu à peu.
Un beau jour, alors que je m'étais assise au pied d'un figuier, profitant de l'ombre bienfaisante que me dispensait son feuillage, j'ai senti la présence de la jeune fille. Je n'ai pas eu le temps de me cacher. J'avais été distraite par la saveur exquise des figues. Ève s'est arrêtée à quelques pas de moi, interdite. Même si elle obéissait à Adam, elle n'était pas stupide. Elle m'avait reconnue.
Elle savait qui j'étais. Elle savait ce que j'étais devenue.
Elle est restée figée ainsi un long moment, comme indécise. Elle semblait à la fois fascinée et apeurée, telle une proie face à un serpent. Ses grands yeux bruns me scrutaient, incertains.
Je lui ai offert mon sourire le plus doux et l'ai invitée à s'asseoir à mes côtés. Comme elle se tenait le dos, je suspectais que son ventre proéminent était la cause de ses douleurs. Je l'ai donc aidée à s'adosser au large tronc et à atteindre le sol tendre. Elle a tressailli sous mon toucher, comme si le contact de ma peau la brûlait. Mais quand elle a pu enfin se reposer, la nuque contre l'arbre, ses mains aplatissant l'herbe autour d'elle de manière machinale, elle a paru se détendre. La crainte a cédé la place à la curiosité.
Elle ressemblait à une biche. J'ai mis quelques minutes à l'apprivoiser, avant de réussir à la faire parler de sa vie avec Adam.
Je sais ce que tu penses, Maël ! Je vois bien ton petit sourire narquois ! Mais ce n'est pas ce que tu crois. Je n'étais pas jalouse d'elle. Tout mon être appartenait à Lucifer. Tout mon être lui appartient encore.
Ce n'était pas de la jalousie, non ! C'était de l'inquiétude. Elle était si différente de moi, c'est certain ! Mais je voyais en elle celle que j'aurais pu devenir, si je n'avais pas rencontré ton père. Alors qu'elle chassait une mèche blonde, qui était tombée sur son visage, j'ai aperçu une marque bleuâtre sur son poignet. Une marque qui avait la forme d'une main.
Une main d'homme.
La colère, qui s'était endormie en mon sein, s'est réveillée aussitôt. Adam ! Comment osait-il faire souffrir un être aussi pur ?
J'ai alors tendu à Ève le fruit que je tenais encore. Le parfum de la figue juteuse embaumait l'air vespéral. La jeune femme a hésité, puis l'a attrapée en tremblant. Elle m'a avoué dans un murmure qu'Adam lui interdisait de manger des fruits du jardin. Il prétendait que Dieu le leur avait défendu.
Mon rire méprisant a fait écho à son aveu. Adam avait édicté des règles pour affirmer son pouvoir sur sa jeune épouse. Il savait que mon amour du Jardin m'avait menée jusqu'à Lucifer. Peut-être craignait-il qu'elle ne fasse, elle aussi, une rencontre.
Eh bien ! Elle m'avait rencontrée, moi ! Lilith, la tentatrice.
Ève a mordu à son tour dans le fruit, laissant l'empreinte de ses dents auprès des miennes. Et tandis qu'elle goûtait avec délice aux figues sucrées, je lui ai révélé que Dieu n'avait pas interdit de manger de ce fruit. Dieu nous voulait libres. C'était pour cela qu'il nous avait offert ce magnifique Jardin. C'était pour cela que nous étions nés dans l'Éden, pour savourer la beauté et nous émerveiller de sa création.
Pour l'aimer, Lui, à travers elle.
Tandis que mes paroles imprégnaient son esprit, j'ai réalisé que je lui taisais les parties les plus dérangeantes. Je lui susurrais ces mots à l'oreille, omettant volontairement les détails les plus perturbants. Comme Adam et sa violence. Comme Gabriel et sa loi inflexible. J'étais l'enchanteresse de l'Éden et je laissais mon charme agir sur Ève, espérant que cela lui insufflerait le courage de s'opposer à la volonté tyrannique de son mari. J'avais semé des graines dans son cœur innocent et j'attendais avec impatience qu'elles éclosent.
Mais cela ne s'est pas passé comme je l'avais prévu...
Je croyais la libérer et je n'ai fait que donner à Adam l'opportunité de resserrer ses chaînes. J'avais sous-estimé l'emprise qu'il avait sur elle. Quand Ève est retournée chez eux, des figues plein les mains, elle a fait l'erreur d'en offrir une à son mari. Dans sa naïveté, elle a voulu partager avec lui ce que je lui avais révélé.
Adam n'était pas dupe. Il a croqué dans le fruit, tout en lui demandant qui lui avait appris toutes ces choses. Quand Ève a prononcé mon nom, il a manqué s'étouffer et un bout de figue a failli s'incruster dans sa gorge. Il s'en est suivi une violente dispute dans laquelle Adam a laissé libre cours à toute sa mauvaise humeur, à toute la frustration qu'il avait de ne pouvoir me rouer de coups.
Je ne sais pas si elle arrivait au terme de sa grossesse ou si ce sont ces événements qui ont précipité son accouchement, et je ne le saurai jamais. Les douleurs de l'enfantement se sont abattues sur Ève, obligeant Adam à fuir leur foyer et à la laisser entre les mains des autres femmes.
Les hommes étaient rassemblés devant la maison de leur chef. Adam aurait pu être inquiet et faire les cent pas, comme n'importe quel homme sur le point de devenir père. Mais non, sa colère avait pris le dessus et le bourdonnement de ses paroles haineuses parvenait jusqu'à mes oreilles.
Alors, j'ai commis une autre erreur. Au lieu de retourner auprès de mon amour, au lieu de regagner les Limbes, je me suis avancée vers l'attroupement d'hommes fascinés par le discours d'Adam.
Et il m'a vue.
Adam m'a vue et sa bouche, déformée par le dégoût que je lui inspirais, a déversé toute sa rancœur sur moi. Il m'a rendue coupable de tous ses maux, tandis que les cris de souffrance d'Ève lacéraient l'air nocturne.
J'entends encore sa rage...
« Tu es un monstre, Lilith ! »
« Elle souffre par ta faute. Dieu nous punit par ta faute ! À cause de toi, elle enfante dans la douleur ! À cause de toi, nous souffrons tous ! Ta langue est aussi venimeuse que celle d'un serpent. Tu es le Serpent ! Et Dieu nous châtie par ta faute ! »
La haine est contagieuse. Je la voyais se propager, prendre possession des traits de ces hommes, qui autrefois étaient mes frères, et je ne pouvais rien y faire.
Adam me maudissait, me calomniait, m'humiliait.
« Tout ça parce que tu n'as pas su rester à ta place ! Tu as refusé que je te domine ! Tu voulais prendre la place de l'homme jusque dans notre lit ! Entends les cris de ma femme véritable, c'est ta faute, Serpent ! Tu ne peux plus enfanter, alors tu désires la mort de nos enfants ! Mais nous ne te laisserons pas faire. »
Ses mots étaient des gifles.
J'aurais pu tous les exterminer ce jour-là. Oui, Maël, c'est bien là mon seul regret. Si je les avais tués, mon Jardin aurait été épargné. Mais je crois que j'avais encore de l'affection pour ces humains parmi lesquels j'avais grandi. Malgré tout, je les considérais encore comme mon peuple. Une partie de moi n'avait pas fait le deuil de son humanité.
Quelle bêtise ! Si je ne m'étais pas enfuie de nouveau cette nuit-là... Si je n'avais pas abandonné ma Terre natale, mon Éden existerait toujours.
Ève a difficilement survécu à cet accouchement. Caïn était né dans le sang et les larmes de sa mère. La cruauté l'avait fait sien dès le jour de sa naissance. Adam, quant à lui, a poursuivi sa harangue bien après mon départ. Il a réussi à insuffler son courroux dans le cœur de ses semblables et ils ont brûlé notre Jardin.
Ils ont brûlé le paradis terrestre, Maël.
Voilà quelle a été l'ultime vengeance d'Adam. Il savait que c'était la seule chose qui pouvait encore m'atteindre. Il savait qu'en détruisant mon sanctuaire, il parviendrait à meurtrir mon âme.
La Bible raconte que Dieu a chassé Adam et Ève du Jardin d'Éden, avant de poster des anges pour garder les lieux et empêcher les hommes d'y retourner. Des Chérubins munis de leurs épées flamboyantes. Mais les seules flammes qu'a vues l'Éden ont été celles des hommes, quand ceux-ci l'ont incendié.
J'étais arrivée trop tard et cette vision est devenue mon enfer personnel.
Mon jardin de cendres.
Après son crime, Adam s'est exilé avec son peuple et ils se sont changés en nomades, errant à la surface de la Terre, sans jamais trouver d'endroit prêt à les accueillir.
Quant à moi, je me suis fait la promesse qu'ils paieraient pour cette abomination et, depuis, je ne l'ai jamais brisée. Je prends plaisir à me venger de ceux qui ont saccagé mon foyer. Leur sang n'est rien comparé à leur crime ! Tu m'entends ! Ce n'est rien de plus qu'une faible compensation.
J'aurais pu m'en satisfaire. J'aurais pu me contenter de cela pour assouvir ma vengeance jusqu'à la fin des temps. Cependant, ils ont recommencé à détruire ma Terre. Et je ne veux pas que la planète subisse la même agonie que mon Jardin ! Cette fois-ci, je ne les laisserai pas faire.
Oui, je suis bien en guerre contre les descendants d'Adam. Mais si tu crois que c'est juste à cause de ma rupture avec lui, tu te trompes. Cela va bien au-delà ! Je ne permettrai pas qu'ils détruisent ma planète. C'est hors de question ! Cette vermine va payer le prix fort et j'ai besoin que toi, mon fils, tu sois à mes côtés.
Maël, reviens vers moi, je t'en conjure ! Reviens auprès des tiens.
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