Chapitre 11 : Lady Lilith
La façade du Delaware Art Museum est éclairée par des spots qui trouent l'obscurité. Je fais quelques pas sur la pelouse. Le silence s'est emparé des lieux et seul le grésillement des lumières résonne dans la nuit. Il faut dire qu'avec le décalage horaire, il doit être deux ou trois heures du matin ici.
Ma mère a bien choisi son moment, comme toujours.
J'observe les alentours, un peu méfiant, mais l'aura envoûtante de Lilith est la seule que je perçois. C'est comme si elle créait des volutes reptiliennes autour de moi pour mieux m'attirer à elle. Je respire un grand coup, avant de m'avancer vers l'entrée du bâtiment. Je prends le temps, tout de même, d'examiner le fronton qui imite celui d'un temple grec. Un temple grec en briques rouges ! Quelle idée ! Les goûts des humains me laissent parfois perplexe.
L'un des battants de la porte d'entrée est entrouvert. Je pourrais me téléporter directement aux côtés de ma mère avec facilité. Cependant, ce ne serait pas très avisé d'apparaître ainsi aussi près d'elle et, en ce qui la concerne, je préfère jouer la carte de la prudence.
Je pénètre alors dans le musée sans faire de bruit. C'est une précaution inutile, pourtant. Ma mère sait très bien que je suis là. Elle perçoit ma présence, tout comme je ressens la sienne. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Il y a quelque chose d'étrange dans ce lieu prisonnier de la nuit... quelque chose de presque merveilleux, comme si je m'aventurais chez la Belle endormie du conte.
Je dépasse un garde assoupi à son poste. Il n'y a aucun risque qu'il se réveille à mon approche, puisqu'il ne dort pas d'un sommeil naturel. Pris d'un doute, je lève la tête et constate que les caméras de surveillance ont été déconnectées.
Comme toujours, elle a pensé à tout.
Guidé par le parfum de son aura, je progresse dans le musée, passant d'un étage à un autre. Tout semble figé dans la solitude nocturne. Le bâtiment entier a l'air pétrifié dans l'attente d'un jour nouveau, telle une parenthèse dans la réalité. Tel le décor d'un film endormi, attendant ses acteurs. Mais, patience, ils approchent. Ils vont entrer en scène et faire renaître ces pièces vides, désertées par la vie.
Après plusieurs détours, je m'arrête enfin devant la salle où elle se trouve.
« Dante Gabriel Rossetti »
C'est évident, j'aurais dû m'en douter. Lilith ne pouvait être que là. Je mets toutes mes hésitations de côté, fais taire mes craintes et entre d'un pas décidé dans la pièce consacrée au peintre préraphaélite.
Ma mère me tourne le dos, toute à sa contemplation d'un tableau de Rossetti. Elle a revêtu sa forme humaine, son corps de chair. Celui qu'elle avait quand elle n'était pas encore la compagne de Lucifer. Celui qu'elle avait à l'aube de l'humanité.
Ses magnifiques cheveux roux ondulent sur ses épaules en une profusion de boucles flamboyantes. Et, elle n'a pour seule parure qu'une longue robe verte, dont la simplicité frise la perfection.
J'attends qu'elle daigne se retourner, tout en essayant de conserver mon calme. Ce qui n'est pas chose aisée. Je ne suis plus certain d'avoir envie d'être là ni d'écouter ce qu'elle a à me dire. Rien de bon ne pourra naître de cette discussion, je le sais bien. Pourtant, je reste là. J'attends, comme un simple figurant suspendu au souffle de l'héroïne tragique, qui se dresse sous ses yeux.
Ma mère échappe enfin à l'attraction que la peinture exerce sur elle et vient à ma rencontre, le regard encore lointain, encore embrumé de souvenirs. Elle n'a pas changé. Mais comment l'aurait-elle pu ? Le temps n'a pas de prise sur sa beauté éternelle. Son visage ressemble à celui des statues et ses yeux, ses yeux brûlants, sont d'une nuance de vert que je n'ai retrouvée nulle part ailleurs, si ce n'est chez mon père.
Ils partagent la même lumière.
— Mon fils !
Son étreinte m'apaise et me brûle à la fois, tandis que son parfum suave m'enivre. Il ne faut pas que je la laisse me manipuler. Je mets donc de la distance entre nous et de la froideur dans ma voix pour essayer de contrer son influence.
— Pourquoi m'as-tu convoqué ?
Elle scrute chaque parcelle de mon visage, de mon essence, et fronce les sourcils.
— Tu es différent, murmure-t-elle attristée.
Je reste muet, ne sachant que répondre. C'est évident que je suis différent. Je ne vivrais pas ainsi, si je ne l'étais pas. Ma rencontre avec ELLE a marqué mon âme au fer rouge. ELLE m'a transformé de manière irrémédiable. Mais ça... je ne peux pas le confier à ma mère. Elle déteste trop les humains. Elle me donne d'ailleurs aussitôt raison, en crachant avec haine :
— Vivre auprès des hommes t'a changé ! J'ai appris que tu les protégeais. Au début, je n'ai pas voulu le croire... Comment mon fils, mon héritier, pourrait-il protéger cette vermine puante ? Mais les témoignages se sont multipliés, ces dernières années. Et je vois bien, maintenant que tu es là face à moi, que ton âme est différente !
Je la regarde toujours sans rien dire. Mon silence est un aveu à lui tout seul et il n'y a rien à ajouter. Lilith me détaille, incrédule.
Je reprends alors la parole, dans une tentative pitoyable d'éviter d'aborder la raison de mon changement.
— C'est une peinture fascinante.
Je m'éloigne d'elle et m'approche de la toile, qui la représente. Il s'intitule « Lady Lilith ». Sur le tableau, ma mère se contemple dans un miroir, tout en brossant son opulente chevelure. Sans me retourner, je reprends :
— Tu as posé pour cet artiste, non ? C'est impossible qu'il ait aussi bien capté ton essence en utilisant un modèle humain.
— Oui, j'ai posé pour lui.
Son ton inexpressif devrait m'inciter à ne pas poursuivre sur cette voie-là. Je ne peux pourtant pas m'en empêcher.
— Tu as donc passé du temps avec un humain... Pardon, je voulais dire avec une « vermine puante ». En plus, tu lui as permis de reproduire ton image !
— Oui, répond-elle de sa voix douce. Et ensuite, je l'ai rendu fou.
Je ne connaissais pas cette partie de l'histoire. Je la fixe donc avec intérêt, attendant la suite de son explication. Elle soupire, comme lassée de mes questions, mais finit pourtant par satisfaire ma curiosité.
— Rossetti était un artiste qui avait attiré l'attention de ton père. Il avait peint des dizaines de fois Elizabeth Siddal, son grand amour. Il avait écrit aussi de nombreux sonnets en son honneur. Quand la jeune femme est morte, il a enterré ses poèmes avec elle. Il les a sacrifiés sur l'autel de sa passion amoureuse, et cela a impressionné ton père. Il a cru avoir trouvé sur Terre un amour qui ressemblait au nôtre.
Un sourire cruel étire les lèvres de ma mère.
— Alors, je lui ai proposé un pari. J'ai parié avec Lucifer que cet amour n'était pas comparable au nôtre. Comment aurait-il pu l'être ? Je lui ai affirmé être capable de lui apporter la preuve que cet homme était aussi méprisable que tous les autres.
— Qui a gagné le pari ?
— Moi, me répond-elle. Rossetti a fini par regretter son œuvre. Il a profané la tombe de la femme qu'il aimait pour récupérer ses poèmes. Il a dérangé le repos éternel de son grand amour par orgueil... Comprends-tu ? Il voulait qu'on reconnaisse son talent littéraire.
Elle laisse échapper un rire moqueur et poursuit :
— Alors j'ai posé pour lui et j'ai profité de ces séances pour altérer son esprit. Je l'ai rendu fou. C'était ma récompense ! Lucifer, dégoûté, m'avait laissé carte blanche. Les troubles mentaux ont assombri la fin de son existence et il est mort une dizaine d'années plus tard, si mes souvenirs sont exacts.
Elle m'observe du coin de l'œil, avant d'ajouter :
— Donc, si tu pensais utiliser ma relation avec ce peintre pour prouver que l'humanité a une quelconque valeur, c'était une mauvaise idée.
Une très mauvaise idée, même. Je m'en rends bien compte. C'est pourquoi je tourne le dos au tableau et décide d'aborder plutôt le sujet qui me préoccupe. La seule raison qui m'a poussé à répondre à l'invitation de ma mère.
— Ava m'a parlé d'une guerre. J'imagine que tu m'as fait venir pour me convaincre de combattre à vos côtés... Il va falloir que tu m'en dises plus, si tu veux me gagner à ta cause. De quelle guerre s'agit-il exactement ?
— Tu sais très bien de quelle guerre il s'agit ! Arrête de jouer les innocents ! s'emporte-t-elle.
Je reste bouche bée quelques instants. L'écho de ses paroles me frappe soudain de plein fouet.
« Vermine puante »
Mais bien sûr ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je sais bien quelle guerre ma mère souhaite mener depuis toujours. Elle veut exterminer l'humanité. Ce ne sont pas les anges qui sont visés. Pas vraiment... Ce sont les hommes !
Abasourdi, je pose la première question qui me passe par l'esprit :
— Mais pourquoi maintenant ? Cela fait des millénaires que tu souhaites détruire l'humanité. Qu'est-ce qui t'a décidée ?
— Tu oses me poser cette question alors que tu vis sur Terre depuis vingt-sept ans ! N'as-tu rien constaté ces dernières années ? Tout s'accélère ! Les humains sont en train de détruire ma terre d'origine. Les espèces disparaissent à une vitesse incroyable et la Nature est ravagée, violée ! Maël, ne vois-tu pas qu'elle est en train de mourir ? Ton amour pour cette humaine t'a-t-il aveuglé à ce point-là ? Ne vois-tu pas que bientôt il sera trop tard pour préserver le peu qu'il reste à sauver ?
La colère de Lilith envahit la pièce, à tel point que l'atmosphère me fait suffoquer. Elle réalise mon malaise et s'adoucit quelque peu. Néanmoins, sa voix demeure tranchante :
— Ma terre meurt. Le paradis terrestre n'est plus qu'un lointain souvenir ! La Bible veut nous faire croire que le problème est venu du Serpent et du fruit de la Connaissance... Non, le problème vient d'Adam et de ses descendants. L'homme est mauvais par essence ! Seul le pouvoir l'intéresse. Il est gouverné par ses désirs et se moque bien de détruire ce qu'il y a sur son passage pour les atteindre.
— C'est faux ! Tous les hommes ne sont pas comme ça ! Ils sont aussi capables d'amour, de bonté, de désintéressement et de sacrifice...
— Tu te trompes ! Au fond, ils sont tous les mêmes. S'ils n'étaient pas aussi égoïstes, la Nature ne serait pas en train de mourir sous leurs yeux dans l'indifférence générale.
Et, c'est à cet instant-là que je commets l'erreur de parler sans réfléchir. Dans une dispute, il y a toujours un moment où nos mots dépassent notre pensée. Il y a toujours un moment où l'on blesse l'autre, presque par mégarde. Nos paroles deviennent alors des armes, qui entaillent la chair et laissent des cicatrices invisibles.
— Tu veux me faire croire que tu mènes cette guerre pour protéger la Nature ! Mais les hommes font aussi partie de cette Nature. Non, ce que tu veux, en vérité, c'est te venger d'Adam. Tu désires juste nuire aux descendants de ton ancien compagnon !
Je me mords la langue à peine ces mots prononcés. Mais pourquoi ai-je dit cela ? Ma mère a blêmi sous l'insulte. Je serre les dents et baisse la tête, tandis que la honte enflamme mes joues. Je ne peux soutenir son regard déçu. Et, alors que je m'attendais à des hurlements, à des coups même, Lilith murmure, presque pour elle-même :
— C'est vrai... Je ne t'ai jamais raconté ma vie auprès d'Adam. Je ne t'ai jamais parlé de ma rencontre avec Lucifer. Il est peut-être temps de réparer cet oubli.
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