Moi et mes copains
Je repense à ce que cette conne de DRH m'a dit l'autre jour à propos de mes relations sociales inexistantes. Ce n'est pas du tout vrai. Je connais des gens. Des fois même, je sors avec eux. Dans des lieux publics. Je déteste ça, mais ça fait partie de la vie. Si on veut avoir une vie normale, on doit s'obliger à faire des trucs normaux, comme par exemple s'occuper de son jardin, aller chez ses parents le dimanche au moins une fois par mois, faire ses courses dans son hypermarché préféré, ne pas tuer tous les blaireaux qu'on croise, mettre des photos de ce qu'on mange au restaurant sur les réseaux sociaux, rendre visite à sa soeur malade à l'hôpital et avoir une vie sociale à la con. Ce n'est pas évident, mais c'est nécessaire.
Pour ce qui est d'entretenir des relations amicales avec des gens, je me limite au strict minimum. Au fil des ans, j'ai réduit mon entourage humain le plus possible. Je me suis vite rendu compte que les amis, c'est juste bon à générer des spirales de merde; il faut toujours être gentil et patient avec eux, ne jamais dire un mot de travers, respecter leurs épouses et montrer de l'intérêt pour leurs marmots. Autant de trucs débiles qui me font chier. Aujourd'hui, je n'ai plus que deux groupes d'amis : Maxesther – un couple de guignols insupportables constitué de mon auto-proclamé ami d'enfance Maxence et de sa bonne femme Esther – et une bande de trois blaireaux que je traîne depuis la fac. C'est tout. Et c'est même déjà trop à mon humble avis.
Maxesther sont sans doute persuadés qu'ils bénéficient de rapports privilégiés avec moi, mais en réalité, je me contente de les fuir et refuser leurs invitations incessantes à sortir, manger chez eux, rencontrer des super filles célibataires qui seraient ravies de me rencontrer. Par contre, comme Angevilliers est une petite sous-préfecture de province riquiqui, je tombe très souvent sur eux par hasard, ce qui entretient cette illusion de relation suivie. En général quand je les croise, je fais l'effort de discuter un peu avec eux – ou plutôt j'acquiesce poliment en écoutant leurs bavasseries stériles – et on se dit à la prochaine et que, oui, à l'occasion ça serait cool de s'organiser un petit apéro, c'est juste que là, en ce moment, avec ma soeur qui est malade et mon boulot qui me prend beaucoup de temps, c'est pas trop l'idéal, mais on se rappelle par téléphone juste après Noël. Bien entendu comme je ne les rappelle jamais, ils perdent patience et ils viennent sonner à ma porte de temps à autre pour prendre des nouvelles – comme ils passaient dans le quartier.
Je n'aime pas trop Esther parce qu'elle est conne. Je veux dire : elle a été assez idiote pour se marier à un empaffé comme Maxence et aujourd'hui encore elle n'a toujours pas divorcé; c'est dire si elle est conne. Bon, par contre, elle est méga gaulée. Elle est bonne à ranger dans la catégorie "avion de chasse" selon la nomenclature de Maxence.
Maxence quant à lui je le hais. C'est sans doute l'humain que je hais le plus au monde avec ma DRH, les membres de ma famille, Mylène Farmer, mes autres potes de fac, les chauffeurs de bus, mes collègues de boulot, les gendarmes et Rose-Marie. Un jour je tuerai Maxence pour me venger de tout ce qu'il m'a fait subir depuis mon enfance. Mais pas aujourd'hui.
Aujourd'hui, on est le dernier vendredi du mois, ce qui veut dire que c'est dîner au Buffalo Grill en compagnie de la bande de gros losers de la fac.
Quand j'arrive sur le parking du restaurant rouge et blanc, je regarde les bagnoles de mes potes s'aligner les unes après les autres le long de la haie et je me dis que, sérieusement, je peux être assez fier de moi sur ce coup là. J'ai réussi à maintenir un équilibre solide sur le long terme avec ces guignols. Équilibre entre régularité, normalité et pénibilité. Je veux dire : ça fait désormais presque quinze ans que je continue à fréquenter les mêmes blaireaux rencontrés à l'université, que je les vois une fois par mois et que ça ne me coûte que onze vendredis soirs par an; en général on saute celui de décembre parce que c'est les vacances de Noël ou de nouvel an et que c'est toujours un peu compliqué. En me soumettant au rituel du Buffalo Grill j'envoie un signal très fort à la société : j'ai un cercle d'amis proches et j'adore les rendez-vous mensuels. Autrement dit : je suis un mec normal dépourvu du moindre sens de la fantaisie. Je suis prévisible et inintéressant. À l'image de mes compagnons de tables. Tous les vendredis de tous les mois de chaque année (sauf en décembre), je commande la même andouillettes avec la même sauce au poivre sur mes frittes. Les points de repères fixes dans l'inconscient des gens, c'est une excellente méthode pour baliser mon existence. Je veux dire : si pour une raison ou une autre, les gendarmes se mettaient en tête de mener une enquête sur moi, ils découvriraient quoi ? Que tous les derniers vendredis du mois, je mange dans le même restaurant avec mes potes. Et si on interrogeait mes potes, ceux-ci n'auraient d'autre choix que répondre des banalités à mon sujet. Ils diraient que Didier est un type sympa et calme, qu'il n'a jamais un mot plus haut que l'autre, qu'il est parfaitement transparent et réglé comme du papier à musique, qu'il aime son travail, qu'il s'occupe un peu de sa soeur malade, que c'est un bon gars et qu'il est de bonne composition. Ça serait à peu près tout pour la simple et bonne raison que depuis plus de douze ans, ces trois connards ne savent absolument rien d'autre de moi. Quand on est à table, je les laisse parler et quand ils me demandent mon avis sur quelque chose, soit je suis mitigé et je réponds à côté de la plaque, soit je me range du côté de la majorité. Comme ils sont trois, l'opinion majoritaire est facile à connaître. Comme ils aiment s'entendre parler et que leur jeu favori c'est de se tirer la bourre pour savoir lequel à la plus belle vie, ils ont rarement besoin d'aborder des sujets profonds qui touchent aux tréfonds de l'âme humaine. Ils sont parfaits : ils ne cherchent jamais à savoir ce que je fiche dans mon coin le reste du temps. Ils sont persuadés que tout va bien dans ma vie, que pour moi c'est la routine, que je n'ai rien à ajouter à part une fois de temps en temps une petite anecdote toute pourrie, genre que j'ai trouvé une pièce de deux euros par terre l'autre jour, que j'ai passé presque toute ma semaine sur un dossier de recouvrement hyper compliqué au boulot, que ma soeur va un peu mieux mais qu'elle n'est toujours pas tirée d'affaire, que j'ai croisé Corine il y a deux semaines – la petite mignonne qui faisait du tir à l'arc à la fac avec nous : elle a pris pas mal de kilos depuis le temps; les enfants sans doute. Dans ces cas là, ils m'écoutent, commentent brièvement mes interventions et orientent très vite la conversation vers autre chose qui les intéressent davantage. Franchement ces trois blaireaux sont merveilleux pour quelqu'un dans ma situation. Je veux dire : si je ne devais pas être un type normal, je ne me serais jamais entiché de copains de fac. Rester pote avec trois guignols rencontrés au cours de tir à l'arc, c'est absolument nul. C'est même carrément un constat d'échec : qui aurait envie d'aller au Buffalo Grill tous les mois pour entendre ressasser les mêmes anecdotes moisies vieilles de douze ans ? Qui à part un Didier lambda bien sous tous rapports ? Et à part ces trois bouffons eux-mêmes ?
Non, vraiment, Rose-Marie est une salope si elle croit que je n'ai pas d'amis. Je fais des efforts tous les derniers vendredis du mois. Je ne comprends pas pourquoi cette pute est la seule personne au monde qui ait des doutes sur ma normalité. Pourquoi elle s'acharne sur moi ? Vraiment son comportement m'échappe. En tout cas, une chose est sûre, si elle commence à me faire chier d'un peu trop près, je la buterai sans état d'âme. Même si c'est une collègue et que jusqu'ici je me suis toujours refusé de tuer des collègues, je dois quand même avouer que ce n'est pas une proche collègue. Et puis, statistiquement, ça arrive de temps en temps qu'une morue meurt par accident au sein d'une entreprise. Ça pourrait très bien arriver au Crédit Angevillin. Et ça pourrait très bien arriver à la DRH.
— Oh Didier ! Tu viens ?
Jason vient de toquer à la vitre de ma clio. Son sourire de bien heureux me fatigue déjà. Pourtant c'est lui le moins débile des trois. Limite le plus intéressant. S'il n'était pas rouquin et père de trois autres rouquins je pense que je pourrais le considérer comme un vrai copain.
Je sors à contre-coeur de ma voiture et je suis Jason vers le portique d'entrée pour rejoindre les deux autres. Comme à leur habitude, Jean-Manu et François-Xavier finissent leurs clopes avant qu'on s'installe à notre table de quatre habituelle; celle qui fait angle au fond de la salle à manger. C'est une bonne place : à travers la baie vitrée on peut voir le parking et plus loin l'autoroute. Quand je m'ennuie, je compte les voitures jaunes qui passent à toute allure.
Jason. François-Xavier. Jean-Manuel. Didier.
Vu de l'extérieur, il n'y a rien de choquant à nous voir traîner tous les quatre ensemble. C'est en tout cas ce que j'espère de tout mon coeur. Je veux dire : quitte à m'infliger des sorties avec un groupe d'amis, autant que celui-ci ait l'air un minimum authentique.
On s'est tous rencontré au cours de tir à l'arc pendant nos études. Le sport était en option dans nos cursus respectifs et le cour se déroulait le vendredi soir. Autant dire qu'il n'était fréquenté que par des losers qui habitaient près du campus de Saint-Quentin et qui n'avaient pas besoin de rentrer le weekend au fond de leur cambrousse. Quoique techniquement, pour ma part j'aurais très bien pu rentrer chez mes parents à Angevilliers en fin de semaine. C'est juste que je refusais. Je prétextais avoir plein de devoirs à faire pour ne pas retourner chez eux. Ma mère fantasmait que j'avais enfin rencontré une fille et que je passais mes weekends avec elle, ce qui la rendait à la fois fière – de quoi ? – et un peu nostalgique du temps où j'étais son petit rien qu'à elle.
À l'époque du tir à l'arc, je ne sortais pas encore avec Maryline mais c'était quelques mois avant et je l'avais déjà repérée dans l'amphi. Jean-Manu était aussi dans la même promo de droit que moi. Il y avait aussi Maxence, mais lui s'intéressait plus au mélange cul-alcool-boîtes de nuit qu'au sport pendant ses weekends, du coup je ne l'avais pas trop dans les pattes à cette époque de ma vie – sans doute la seule d'ailleurs.
Jason étudiait les maths et la physique en sciences et F-X était en bio après avoir raté médecine. Globalement on était des quiches niveau étude, à part Jason, qui lui était déjà une tête et moi, à la limite, puisque j'ai quand même réussi à obtenir ma licence même après mon interruption à cause de l'accident de bagnole.
Depuis, Jason est devenu contrôleur aérien et c'est clairement lui qui gagne le plus d'argent de toute la bande. Je veux dire : au niveau du salaire en tout cas, parce que moi, la majeure partie de mon argent ne vient pas de mon boulot. Il est marié à une rouquine comme lui et pour l'instant il a trois gosses. Mais je pense qu'il est capable de pousser jusqu'à cinq ou six ce connard. D'ailleurs je crois que sa femme est encore enceinte. Il me semble en tout cas. De toute manière, à chaque fois que je la vois, j'ai l'impression qu'elle est enceinte. C'est d'ailleurs ça le plus gros défaut de Jason : trop de famille, trop d'impératifs, trop de gentillesse. Sérieusement : quoi qu'il fasse, il le fait avec politesse et moi ça me crispe. Je veux dire : ok, moi aussi je suis gentil et poli avec les gens, mais c'est juste parce que je suis obligé de l'être. Lui, il le fait naturellement. Genre il n'a aucun problème relationnel et il s'entend bien avec le moindre quidam. Ce type est juste sociable. Moi ça m'écoeure.
François-Xavier quant à lui est resté écumer un tas de cursus sans jamais aller plus loin que la première année. Au bout d'un moment, comme son père chirurgien avait un peu la honte, F-X a été plus ou moins forcé de passer le diplôme de préparateur en pharmacie – le seul en lien avec le corps de métier de sa famille et à portée de ses capacités intellectuelles limitées. Il a été pistonné pour bosser dans l'officine de sa mère – je veux dire : qui appartient à sa mère. De temps en temps, il nous explique que c'est la bonne planque, qu'il a plein d'avantages et pas trop de responsabilités et que de toute manière, tôt ou tard, on finira par lui donner le diplôme de pharmacien et il pourra reprendre la boutique à son compte quand sa mère partira à la retraite, ce qui ne saurait tarder. Ma propre mère, qui est au courant d'absolument tout ce qui se dit et se trame à Angevilliers, a une autre théorie qui semble assez fondée : elle pense qu'en réalité la mère de François-Xavier attend que sa petite-fille obtienne le diplôme en question pour lui céder le fond de commerce. Et F-X ne paraît pas encore l'avoir compris. De toute manière F-X est un con et il sort avec une fille qui a à peu près l'âge de sa nièce – celle qui s'apprête à reprendre la pharmacie. F-X ne sort qu'avec des minettes beaucoup trop jeunes. Soit disant c'est à cause de son charme et de ses blagues. Moi je pense surtout que c'est parce qu'il est trop con pour s'engager dans une vraie relation avec une femme normale et qu'il est incapable de se projeter dans l'avenir.
Enfin, Jean-Manu est chauffeur de bus. Je déteste les chauffeurs de bus : je déteste Jean-Manu.
Le déroulement de nos soirées est à chaque fois identique : moi je grignote ma salade de bienvenue en attendant de commander mon andouillette, F-X hésite entre deux trucs chers ou atypiques même s'il a déjà fait sept fois le tour de toute la carte, Jean-Manu sextote sa meuf et Jason consulte la météo sur tablette pour se faire une idée de sa journée de boulot du lendemain. La routine, c'est rassurant.
Au moment où tout le monde a choisi ce qu'il voulait bâfrer, il est admis que F-X lève la main pour héler la serveuse la plus jeune et la plus jolie de la salle. Il commence toujours par lui faire un compliment sordide avec un sourire de vieux beau avant d'énoncer son choix et d'insister sur la cuisson à point. Il n'y a donc aucune raison pour que nous dérogions à la tradition. Sauf que, ce soir, pour une raison inconnue, Jean-Manu retient la serveuse au moment où elle finit de pianoter la commande sur son carnet électronique et ce con se met à lui demander quatre kyr-framboises.
Il y a un moment de flottement. Je veux dire : ça n'arrive jamais. Même quand Jason annonce qu'il y a un nouveau rouquin en préparation dans l'utérus de sa femme, il a au moins la décence d'attendre la fin du repas pour offrir un digestif, histoire de marquer le coup. Pareil quelques mois après pour la naissance. Mais, là, démarrer les hostilités avant même le début du repas, c'est de l'inédit. Nous ne prenons jamais d'apéritif. En plus je déteste le kyr.
— Voilà, commence Jean-Manu. Je voulais vous offrir l'apéro parce que j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Mademoiselle, s'il vous plaît, gueule François-Xavier pour rappeler la serveuse. Ça serait possible de remplacer le kyr-framboise par une Suze ou un vrai truc ?
— Oh, oui, une Suze, renchérit Jason. Ça fait longtemps. Et puis ça me rappellera mon enfance à La Bourboule.
— Didier, tu veux une Suze toi aussi ? me demande F-X; je lui fais non de la tête et lui réponds que je préférerais un Campari.
— Les gars ? soupire Jean-Manu qui voit la situation lui échapper. C'est bon ? Vous avez tous commandé ? On peut reprendre ?
— Tu nous en veux pas au moins, s'enquiert Jason. C'est juste que j'aime pas trop la framboise.
— Et moi je ne supporte pas le kyr : ça me donne des gaz, le mousseux, explique F-X.
— Ok, pas grave, chouine Jean-Manu. Je voulais juste partager un moment convivial avec mes potes et trinquer avec un verre de cocktail que j'aime bien, mais c'est pas grave. Faites-vous plaisir, tant qu'on peut trinquer, ça me va.
— C'est pas vraiment un cocktail le kyr-framboise, se moque F-X.
— Parce que la Suze, c'est un, peut-être ? râle Jean-Manu.
— Oh, bah, si c'est une question de mélange, on peut demander à la serveuse de nous faire un Suze-cassis.
— Non, je m'en fous. C'est pas grave, vraiment.
— Bah, on dirait que si : t'es en train de faire tout un foin, là.
— Non, mais ce que veux peut-être dire Jean-Manu, c'est qu'il aurait préféré quelque chose de plus festif pour aller avec sa grande nouvelle.
— Non, mais... Vraiment : c'est pas grave. On s'en fout. Laisser tomber cette histoire de cocktail.
— Mademoiselle, s'il vous plaît ?
— Laisse tomber, je te dis. On va pas y passer des heures.
— Quatre Suze-cassis.
— Non, trois : Didier veut un américano.
— Mais arrêtez vos conneries à la fin !
— Mademoiselle : trois Suze-cassis et un Martini rouge s'il vous plaît.
— Putain, mais vous me foutez la honte, là.
— Oh, ça va !
— Non, mais vraiment, les gars : ça prend des proportions dingues cette affaire. On s'en fout de quoi on boit.
— Bon, ben si on s'en fout alors : va, pour quatre Kyr-cerise.
— Mademoiselle ?
— Mais arrêtez, bordel !
— Si ça te fait plaisir, de nous offrir du kyr, on va prendre du kyr, t'énerve pas comme ça.
— Oh puis merde à la fin. Vous me faites chier !
Pendant que je laisse ces trois crétins s'engueuler, je sors mon téléphone histoire de passer le temps et faire croire que j'ai une vie en dehors du Buffalo Grill. Bien entendu, je ne m'attends pas à recevoir des sms ou des notifications de mails – j'ai coupé les notifications à cause des spams. Et pourtant, j'ai un message non lu. Il n'y a pas de nom. Juste un 07 qui m'écrit un truc cryptique par texto.
Slt Didier J'ai appris ce qu'il t'ai arriver Je suis désolée Bon courage Si tu veux en parlé de ça ou autre chose fait moi signe ça me ferais plaisir de te voir a l'ocase Esther.
— Bonsoir, Messieurs. Alors : j'ai un kyr-mandarine, deux américano et un diabolo banane-kiwi. C'est pour qui ?
— Je vais prendre le kyr.
— Qui a demandé un diabolo ?
— Ah pardon, c'est pas pour vous en fait. C'est pour la quatorze. Ma collègue va vous apporter ça tout de suite.
Ce qu'il m'est arrivé ? De quoi ? Esther ? Qu'est-ce qu'elle me veut cette illettrée ?
J'ai à peine le temps de réfléchir, qu'un nouveau sms apparaît à l'écran.
PS jai trouver ton num dans le protable de max Bonne soirée Bisous XXX.
— Non, mais je m'énerve pas. C'est juste F-X qui fait encore le mariole. Moi je voulais juste porter un toast. Et lui il en fait des caisses, comme tout le temps.
— Ouais, bon... Mais si tu partais pas au quart de tour à chaque fois plus... Tout ça pour pas grand chose.
— F-X, s'il te plaît. On se calme. On descend tous d'un cran : ce n'est pas grave. Regardez Didier. Lui au moins il reste calme et bienveillant en toute circonstance. Prenez exemple sur lui.
— C'est, bon : pardon. Je m'excuse. Je ne voulais pas ruiner l'ambiance. C'est juste que le kyr, ça me donne des gaz.
— Bref !
— Oui, bref. Donc. Tu voulais nous annoncer quoi, Jean-Manuel ?
— Non, mais c'est pas grand chose en plus. En fait, ça vaut même pas le coup de trinquer à ça. Vous aller trouver ça nulle. Surtout maintenant, après toute cette histoire.
— Dis toujours.
— En tout cas, moi ça m'intrigue, maintenant.
— Nan, mais oubliez. Vraiment. C'est parti trop loin. Vous allez vous foutre de ma gueule.
— Ah, non, hein ! Commence pas comme ça. Tu nous a promis une bonne nouvelle, alors tu vas nous la dire !
— Ok ! Mais ne vous attendez pas à...
— Pardon, Messieurs : trois kyr-cassis et une Suze. C'est pour qui la Suze ?
— Posez ça là, on va se les partager. Merci, Mademoiselle.
— Donc : ta grande nouvelle.
— Bon. Allons-y : je vais être muté sur la ligne numéro cinq à partir de la semaine prochaine.
Jean-Manu : son sourire figé, le bras tendu solennellement au-dessus de la table, attendant que les autres viennent frapper son kyr avec leurs verres.
F-X : son air rigolard, cherchant à ne pas exploser de rire.
Jason : les sourcils froncés, en train de réfléchir intensément au sens profond de cette déclaration.
Moi : une expression neutre sur le visage, me trifouillant la cervelle pour savoir de quoi parle Esther et pourquoi elle a fouillé dans le téléphone de son mari pour dénicher mon numéro.
Ce moment gênant se termine par un tintement de coupes de mousseux qui s'entrechoquent et chacun essaie d'oublier pour un temps qu'il est entouré de débiles profonds.
Jason, qui est de loin celui des trois le mieux pourvu en matière cérébrale, réussit à enchaîner parfaitement et à reporter l'attention vers un nouveau sujet de conversation. Le genre de sujet que je ne supporte pas : ma vie privée.
— Didier ? Ça va ? me demande-t-il.
Il ne me demande pas ça pour la forme. Non. Il veut m'obliger à prendre la parole. Je le sais à son regard franc et au ton bienveillant de sa voix.
— Oui, oui, ça va. Tu sais, la routine, tout ça. Rien de passionnant. Et toi ? Ta femme, elle accouche bientôt, non ?
— D'ici deux mois et demi.
— Ah cool ! Vous avez hâte j'imagine...
— Bien sûr. Mais écoute, Didier : on a tous appris ce qu'il t'est arrivé l'autre jour. Du coup on s'inquiétait pour toi, comme tu ne donnais pas de nouvelles. Tu as dû être pas mal chamboulé. C'est pas rien quand même, le meurtre d'un voisin.
Ah ! Ce truc là. Du coup je suppose que c'est aussi à ça qu'Esther faisait référence.
Je hais les petites villes. Tout le monde est au courant de tout et tout le monde croit avoir quelque chose à dire sur n'importe quel incident qui touche la communauté. Merde, quoi ! Un blaireau se fait refroidir à vingt mètres de chez moi et tout Angevilliers n'a plus qu'un objectif en tête : savoir comment je me sens.
— Ah. Euh... C'est gentil de t'inquiéter pour moi, Jason. Mais tu sais, je le connaissais à peine ce type. Enfin ! Ce que je veux dire c'est que... C'est la vie, quoi. Je ne préfère pas trop y penser, vous savez. Mais merci de me demander.
— Voilà, Didier ! C'est ça ! énonce F-X avec un grand renfort d'emphase. C'est exactement de ça qu'on parlait l'autre jour entre nous : tu ne t'épanches jamais. Tu fais comme si tout allait bien tout le temps. C'est une force, c'est vrai. Mais c'est aussi une faiblesse, quelque part. Si on y pense bien.
— Ce qu'on essaie de te dire, reprend Jean-Manu, c'est que tu n'es pas obligé de tout le temps tout garder à l'intérieur. Des fois, il faut que les émotions sortent. Il faut lâcher de la pression.
Putain, tu vas voir si je la lâche la pression, mon con ! Tu vas pas aimer.
— Didier, continue Jason. Nous sommes tes amis depuis plus de quinze ans. Même quand on se chamaille, qu'on monte dans les tours, on reste toujours les meilleurs amis du monde, nous quatre. Si tu as envie de parler, si tu sens que tu es sur le point de craquer : vas-y. Il n'y a pas de honte à montrer ses faiblesses. Si tu ressens le besoin de pleurer, fais-le. Mais ne garde pas tout ce mal en toi.
Je m'ennuie ! Je n'ai pas envie d'entendre ces salades : on dirait un article moisi de Psychomag. Je veux juste bouffer mon andouillette et me barrer et ne plus les voir jusqu'au mois prochain. En plus, je commence à transpirer et avoir les mains moites. Pas à cause de l'émotion, mais à cause de l'énervement.
Merde ! Ils se lèvent de leurs chaises. Ils s'approchent. Ils font la ronde autour de moi. Ils me dominent, debout et ils se penchent pour me...
Ah putain, non ! Pas le câlin collectif. Je déteste ça, je les hais, je veux qu'ils meurent. Pitié, arrêtez ces conneries. Là, j'ai vraiment envie de pleurer ! Là, je suis sur le point de craquer. Je ne supporte pas qu'on me touche. Qu'on m'étouffe. Gardez vos bons sentiments. Reprenez vos ondes positives de merde et carrez-vous les dans le cul !
Putain ! Je flanche. Je pleure. Vraiment, je pleure. Et plus je chiale et plus il me réconforte ces immondes pourceaux. Ils me tapotent les bras, le dos, les épaules, l'arrière du crâne et moi je chiale. Et eux sont persuadés que c'est un genre de miracle. Que pour la première fois depuis qu'ils me connaissent je lâche tout. Mais en réalité, c'est de frustration que je pleure. J'ai envie de tous les buter. Eux, leurs kyrs à la con, la serveuse, Esther : tout le monde. Je n'en peux plus !
Pourquoi ? Pourquoi je n'ai pas eu le courage de me foutre en l'air quand il en était encore temps. Quand j'étais adossé à cette carcasse de bagnole, hébété après avoir raté le chêne et le talus ? C'était le bon moment. J'aurais dû comprendre que c'était foutu d'avance. Que je n'aurais jamais une vie normale. Que je ne pourrais jamais montrer au monde entier l'étendue de mes pouvoirs. Qu'il n'y a pas de place pour les monstres comme moi sur cette planète.
Mais au lieu de ça, je me suis réfugié dans le mensonge permanent. Je joue le pire rôle qui soit : celui d'un type gentil. Je déteste la gentillesse. Je passe mon temps à me retenir de hurler et de tuer les gros débiles qui vivent autour de moi. Je veux m'enfuir. Je veux me réfugier loin d'ici. Mais ailleurs, c'est pareil : c'est gavé de cons au kilomètre carré. Les seuls endroits sur Terre où je pourrais vivre tranquille et reclus, sont aussi les endroits les plus éloignés de la 4G et des chaînes de vidéos à la demande. C'est insupportable !
— Là... là. Ça va aller, Didier. Tu es avec nous. Ne t'inquiète pas. Il ne peut rien t'arriver de mal.
Putain. Merde. Fichez-moi la paix. Je veux juste mon andouillette. Je veux que vous mourriez. Avec un peu de sauce au poivre. Et une pêche melba en dessert.
Mais il n'y a pas de pêche melba sur la carte du Buffalo Grill. Monde de merde.
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