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Moi et les fêtes de Noël

Bon Dieu ce que je déteste ma famille.

Je les hais tous !

Tous autant qu'ils sont !

Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre, c'est pitoyable. Leur comportement est intolérable, leurs remarques sont insoutenables, leurs propos soit incohérents soit dénués de tout sens critique, ce qui veut dire pratiquement la même chose ! Dès que je pense à eux, ça me rend dingue, j'en fais des répétitions, des complexions, des périssologies... ah ! Je les déteste !

Je crois bien que je les tuerai tous un jour. Quand le moment sera venu pour moi de fuir, de quitter ma vie pour partir loin et me cacher, je pense que je prendrai tout de même le temps de les massacrer un par un avant. Juste par principe.

Déjà mon père et ma mère sont des gros cons. Mais ça c'est pas nouveau. À la limite j'arrive à peu près à gérer le stress qu'ils font naître en moi à chaque fois que je dois leur rendre visite.

Ma frangine, c'est à peine mieux. Pendant très longtemps elle était mourante du cancer de la chatte et en vérité, j'étais persuadé qu'elle allait mourir ou qu'elle était dans le coma. C'était très bien. Je ne la voyais jamais et c'était un peu comme si elle n'existait déjà plus. Mais il a fallu qu'elle guérisse et qu'elle trouve l'illumination. Depuis qu'elle est tirée d'affaire, elle est persuadée qu'un lien fraternel lie nos deux destinées et qu'on va devenir les meilleurs amis du monde. Pauvre cruche !

Les oncles et tantes : ils sont en dessous de tout. Je ne comprends pas. Je ne comprends sincèrement pas comment on peut être idiots à ce point. À leurs places, des gens normaux se seraient déjà étripés mutuellement depuis longtemps.

Mes cousins et cousines : c'est pas mieux.

Mais les pires de tous, ceux qui surpassent de loin toute cette engeance de dégénérés, ce sont les grands-parents maternels.

Quand je parle de ma famille, je veux parler en réalité de la famille de ma mère. Du côté de mon père, tout est à son image : nul et inexistant. Mon père est le dernier représentant d'une lignée d'enfants uniques. Ses parents sont morts. Il n'a ni oncle, ni tante, ni frère, ni soeur, ni cousins-cousines. Je lui en veux énormément d'avoir mis un terme à cette tradition ancestrale. C'est à cause de lui si j'ai une frangine. Je sais que c'est lui qui a voulu un deuxième enfant. Soit disant parce qu'il a grandi seul et qu'il aurait voulu avoir des petits frères et des petites soeurs. Gros naze !

Du côté de ma mère, il y a par contre une toute autre tradition. Dans les gènes de cette dynastie de charognards, il y a plusieurs trucs qui ne tournent pas ronds. Ils croissent et ils se multiplient depuis la Nuit des Temps. Le clan remonte aux premiers chevaliers des Rois de Navarre – je ne sais foutrement pas ce que ça veut dire, mais ils se gargarisent tout le temps avec cette référence moisie. Depuis plus d'un millénaire ils sont fervents catholiques, se multiplient comme des lapins – avec parfois des portées de trois ou quatre d'un coup – et se battent à chaque génération pour l'héritage à la mort de chaque couple dominant de patriarches.

Depuis plus de quarante ans désormais, le couple de dominants actuellement au pouvoir, ce sont mes grands parents. Ils sont increvables. Ils ont quatre-vingt-neuf ans tous les deux, toute leur tête, une santé de fer et se sont de véritables pourritures.

Déjà tout petit j'avais compris qu'ils n'étaient pas normaux. D'habitude les grands-parents ça sert à offrir des cadeaux à Noël, des gourmettes aux baptêmes et des montres aux communions. Mais ces deux là, c'est insensé comme ils sont pervers.

Pour Noël, quand toute la famille se retrouve au Chastel pour célébrer la naissance du petit Jésus – et jamais, ô grand jamais, l'avènement du Père Noël – la première étape consiste pour tous les gosses en âge d'être scolarisés – de la maternelle au doctorat – à présenter leur bulletin de notes. Je ne connais rien de plus humiliant, surtout lorsqu'on est majeur et étudiant à la fac. C'est insoutenable et ça dure des plombes.

Les deux ancêtres sont donc là, assis confortablement, chacun sur un fauteuil Louis XV richement brodé d'ors et de satins près de l'imposante cheminée du domaine. Et ils passent en revue chaque ligne, chaque annotation, chaque remarque des professeurs. Et ils rendent leurs propres appréciations devant la rangée de gosses qui attendent leur tour, ou pire, qui ont déjà passé leur tour. Parce qu'une fois que tu as subi cet avilissement ultime, tu dois tout de même assister à l'intégralité de la cérémonie. Parce qu'à la fin, selon un savant calcul que personne n'a jamais entravé, ils distribuent leurs récompenses aux quatre premiers du classement : trente francs pour le premier, vingt pour le suivant, puis dix puis cinq. Cinq francs, putain ! Et que dalle pour les autres, pas même un chocolat à la liqueur de cerise. Et bien entendu, il y a une interdiction formelle d'offrir quelconque autre cadeau durant toutes les fêtes de Noël sous leur toit. À part des orangettes parce Mamie adore ça.

Il n'y a pas de sapin, il n'y a pas de guirlande, il n'y a même pas de bûche à la crème au beurre. Bordel, ça se passe au XXIème siècle.

L'année dernière, un cousin de trente-six ans avait repris ses études et espérait passer au travers. Mon cul ! Il y a eu le droit et heureusement pour lui qu'il est arrivé quatrième juste après son gosse de neuf an. Il a eu le droit à ses cinq francs.

Au passage à l'euro on s'est tous dit qu'ils allaient faire la conversion directe des cinq balles aux cinq euro-balles, histoire de réévaluer un peu le taux d'inflation, comme ils avaient jamais changé leur tarif depuis les années soixante-dix. En tout cas, ils auraient dû au minimum convertir les francs en euros à raison de 6.55957. Même pas. Ces connards distribuent toujours des francs ! Outre le simple fait que ce sont des maniaques fous furieux qui ont gardés des sacs entiers de pièces de monnaie qui n'ont plus cours, ça veut surtout dire que ce sont les pires enfoirés de tous les temps.

Depuis 2001 ils nous rabâchent tous les ans la même histoire : leurs saloperies de pièces représentent de véritables trésors à moyen terme et dans vingt ou trente ans elles auront beaucoup de valeur. Mais merde quoi ! Cette année ça fait vingt ans qu'on est passé à l'euro et une cochonnerie de pièce de cinq francs ça vaut toujours la même chose : de la merde !

Mais s'il n'y avait que les grands parents aux fêtes de Noël, ça serait encore presque supportable. Mais c'est sans compter sur la vingtaine de chiards qui courent partout dans le manoir dynastique. Eux, c'est une vraie plaie. Ils sont autant d'yeux capables de vous espionner en non-stop et prêts à dénoncer la moindre incartade, genre Tata Myriam qui fume sa clope tranquilou au fond du jardin ou cousin Gustave qui se pignole en loucedé sous la douche. Je me souviens d'une fois où sous le coup de l'énervement parce que j'avais manqué la qutrième place à un demi-point près de moyenne générale au collège, je m'étais retiré dans mes quartiers, c'est à dire l'étage du haut d'un lit superposé. Nos châtelains de grands-parents avaient aménagé leurs combles en dortoirs pour la marmaille : un pour les filles et un pour les garçons; les quelques douze chambres n'étant réservées qu'aux couples les plus matures et qui atteignent un cumul d'âge de quatre-vingt ans minimum. Les autres dorment en tas dans les dortoirs avec la descendance du même sexe.

Pour me calmer un peu, je m'étais isolé avec un jeu de cartes. Je devais avoir douze ou treize ans et de temps à autre je m'accordais quelques séances de "magie" même si j'avais encore pas mal la trouille de mes pouvoirs. Je pensais réellement être tout seul et j'en profitais donc pour déplacer des cartes sans les toucher. Tout doucement parce je n'avais pas encore une parfaite maîtrise de mon potentiel. Une petite-nièce a surgi de nulle part, elle devait sans doute se dissimuler dans un placard pour chialer suite à son évaluation et attendait la moindre occasion pour se venger sur le premier venu. Elle a dû m'épier pendant dix bonnes minutes avant de se mettre à hurler comme une furie lorsque j'ai enfin réussi à faire tourner simultanément trois cartes au-dessus de mon matelas poussiéreux.

La sale gosse a traversé tout le dortoir et s'est précipitée dans les escaliers dans le but d'aller moufter aux grands-parents. J'étais tétanisé. Un mélange de honte et de terreur sourde m'a envahi; pire que si elle m'avait surpris la loche à l'air en train de me frotter contre son lapin en peluche. On dirait juste une figure de style quand je dis ça, mais pas du tout. C'était authentiquement la plus grande peur de toute ma vie. J'imaginais déjà toute la sainte famille me juger et voter sur mon sort : brûlé vif dans la cour d'honneur, emmuré à vie dans un placard à balais, enterré vivant sous un chêne du parc. Je les en croyais sincèrement capables, vu leur horreur de l'anormalité, des juifs, des arabes, des noirs, des lesbiennes, des chinois , des syndicalistes et de tout ce qui à leurs yeux sort de l'ordinaire.

J'ai bien mis une minute entière avant de me jeter à mon tour dans les escaliers pour la rattraper et lui broyer le crâne. Avec un peu de chance ça passerait pour un accident et le weekend serait écourté pour le plus grand bonheur de tous. J'avais déjà appris à cette époque à projeter des corps d'enfants pour les écraser en contrebas.

Lorsque j'ai déboulé dans le salon, elle était déjà en train de pigner comme une hystérique. "Didier fait de la magie noire ! Didier est un monstre ! Didier fait des trucs" qu'elle gueulait.

Dès qu'elle a eu fini son minuscule esclandre dans une indifférence mâtinée d'agacement, le grand-père lui a fait signe d'approcher d'un air sévère. Elle s'est avancée tout fière et convaincue que son heure de gloire venait de sonner. Le grand-père l'a chopée par le col et l'a flanqué sur ses genoux avant de lui retrousser la jupe et de la fesser publiquement. Une fois parce qu'elle avait osé interrompre les adultes. Une deuxième parce qu'elle s'était cachée dans le dortoir des garçons et qu'elle n'avait rien à foutre là-bas. Une troisième parce que c'est pas beau de rapporter pour faire son intéressante. Et une dernière en bonus pour que ça lui serve de leçon ou par pure méchanceté parce que la mère de la gamine avait voulu s'interposer.

La môme est repartie en chialant devant l'assemblée.

Ensuite le grand-père m'a regardé et m'a fait signe de m'approcher d'un air sévère.

J'ai pris mes deux beignes sur les joues, punition réservée aux seuls garçons pubères. Une parce je n'avais pas à m'enfermer dans le dortoir des garçons avec une gamine de neuf ans. Et une deuxième au cas où la petite ait dit la vérité : la magie et les jeux de cartes, c'est le vice incarné et c'est la manifestation du Malin.

Ensuite, la grand-mère s'est levée et pour dissiper un peu le malaise ambiant elle a proposé une dégustation de chocolat. Tout le monde a tiré la gueule mais a quand même dû mâchouiller son After-Eight en silence.

Depuis cette époque, la populace qui se réunit fin décembre dans les couloirs du Chastel – nom très officiel du domaine familial – a pratiquement triplé tant les cousins-cousines ont perpétué la tradition de pondre des moutards à la chaîne. Certains des plus vieux oncles et tantes sont morts, mais les deux patriarches sont toujours à la tête du clan.

Je crois bien que c'est le seul moment de l'année où j'ai un peu de pitié pour ma mère. Je veux dire : elle est un peu la honte de la famille vu qu'elle n'a que deux enfants et deux petites-filles, la moyenne étant à peu près à dix de chaque. Mais surtout, surtout, on lui reproche mon inactivité dans le domaine reproductif. Comme personne n'ose trop aborder le sujet avec moi, du coup c'est sur elle que l'attention se reporte : comment se fait-il qu'elle n'a pas encore réussi à me marier et me faire avoir des gosses ? Qu'est-ce qui cloche chez moi ? Ne pourrait-elle pas faire un effort pour me faire rencontrer des catherinettes ?

Jusqu'ici, je ne m'étais pas trop formalisé. Mon caractère méfiant et ma nature fuyante sont des atouts non négligeables pour esquiver les conversations gênantes. Je veux dire : je suis tout le temps sur mes gardes. Je marque toujours un temps d'arrêt avant d'entrer dans une pièce où des gens parlent, juste le temps de saisir des bribes de conversations et décider si je dois fuir ou si je peux entrer sans prendre le risque d'être embarqué dans une conversation qui me saoule. En général je suis en mesure d'esquiver tous ces moments glauques où des quasi-inconnus sont prêts à me demander ce que je pense de tel ou tel sujet avilissant, genre le foot, les grèves, les partis politiques, la montée de l'insécurité, la montée de l'esprit sécuritaire, les résultats des municipales, des cantonales, des européennes, les scandales financiers, les finales des télécrochets, les affaires de moeurs, les affaires de meurtres, le prix du gazoil, le gel des prestations sociales, la baisse des retraites, l'augmentation des taxes, le salaire universel, les ZAD, la disparition de l'État providence, la montée du fascisme, le mariage pour tous, la procréation pour tous, la réduction du pouvoir d'achat, la nécessité de s'indigner, autant de platitudes que j'exècre et pour lesquelles je n'en ai rien à foutre.

Non, vraiment, jusqu'ici, tout se passait à peu près bien pour moi. J'arrivais à nager dans cet aquarium rempli de requins, tous prêts à provoquer des coups de putes les uns contre les autres dans l'espoir d'attirer l'attention des vieux et leur soutirer une demi ligne dans leur testament. J'étais une sorte de poisson pilote au milieu de ce banc de carnassiers hydrocéphales. La petite friture insignifiante qui se glisse entre les branchies, l'air de rien, pour picorer deux ou trois tranches de foie gras servies entre un blini et une couche d'oignons confits.

Tout était parfait dans le royaume de la mascarade et des liens familiaux. Je prenais mon mal en patience pendant les deux journées annuelles obligatoires des 24 et 25 décembre, un sourire benêt aux lèvres lorsque je croisais des cousins-cousines dans les couloirs. La plupart du temps je restais avachi dans un immense fauteuil à large dossier de la bibliothèque, loin des cris des moutards et des manigances de leurs parents, à feuilleter le dernier numéro de Synesthésia. De toute manière je n'ai jamais rien d'autre à faire à cette période de l'année, alors autant bouquiner et m'empiffrer de ballotine et de vin chaud dans un cadre somme toute assez joli – peuplé par des cons, mais joli tout de même.

Jusqu'au jour où : "Didier. Les grands-parents ont quelque chose à te dire."

Dans le contexte, ça signifie qu'un cousin-cousine – peu importe lequel, ça fait longtemps que j'ai renoncé à essayer de me rappeler leurs noms – me notifie d'une convocation immédiate dans la salle du trône. C'est un des petits jeux favoris de cette famille de tarés : ils se convoquent mutuellement à longueur de journée pour discuter de trucs importants dans les moindres recoins de la baraque, loin des oreilles indiscrètes. Souvent, c'est pour parler de pognon, d'héritage, de notaire, d'indivision, de terres agricoles, de parc immobilier et autres conneries. Par contre, lorsque ce sont les vieux qui ordonnent à l'un de leurs descendants de venir les rejoindre dans leur antre, c'est à dire dans le grand salon, près de la cheminée monumentale, là, on ne rigole plus. C'est du sérieux. Ça veut dire qu'ils s'apprêtent à prendre une décision primordiale, l'équivalent d'une bulle papale ou d'un édit royal et qui aura très certainement un retentissement pour les siècles des siècles. Genre, ils s'apprêtent à négocier une demi ligne de leur testament en échange d'un "petit service".

Quand les grands-parents parlent de petits services, il va sans dire que : d'une, vous ne pouvez pas le refuser et de deux, vous vous apprêter à sacrifier ce que vous avez de plus précieux au monde pour le bien et l'avenir de toute la famille. Les annales de la famille rapportent certaines légendes comme quoi les vieux ont déjà eu l'occasion d'exiger des trucs totalement insensés à leurs progénitures. Des trucs du style : tu devras divorcer de ta femme dans l'année sinon tu seras déshérité; si ton fils n'a pas le bac l'été prochain, il ne pourra plus remettre un pied dans la demeure familiale et toi non plus; toi et ta soeur devrez vendre vos maisons pour renflouer l'entreprise de votre frère, il a plus besoin que vous de cet argent; ton aînée n'ira pas en faculté de sociologie : elle sera cardiologue comme son père; il est hors de question qu'un pédé entre dans cette maison : fais soigner ton fils avant Noël prochain, s'il le faut je demanderai à ton cousin Gérard de le faire interner dans l'hôpital psychiatrique qu'il dirige; nous voulons que la famille de ta femme vende son champ de colza à Saint-Philibert : ton cousin Henry-Marc a besoin d'un nouvel enclos pour son élevage de chevaux. Des horreurs à n'en plus finir. Et tout le monde dit oui, parce que la fortune des vieux est estimée à la moitié de la valeur foncière de tout le département et que tout le monde en veut un petit morceau.

Forcément, quand le cousin-cousine vient me trouver pour m'annoncer ça de but en blanc dans la bibliothèque, je me sens bien parti pour un malaise vagal. J'ai une montée de sueur, des picotements dans les extrémités, des volutes de points gris et blancs et noirs qui brouillent la surface de mes yeux – genre comme si je voyais à travers l'écran d'une télé allumée et branchée sur aucune chaîne – et j'entends de moins en moins bien comme si des épaisseurs de coton étaient en train de me pousser délicatement autour des tympans. Je me sens partir.

La dernière fois que j'ai ressenti un truc pareil, c'était quand je m'étais retrouvé perché en haut d'un chêne après avoir défoncé la bagnole de mon ex Maryline dans un talus, elle-même réduite à l'état de cadavre enroulé dans un tapis. C'est jamais très agréable de revivre sensoriellement ce type de souvenirs.

Les minutes qui suivent sont assez désordonnées et j'ai du mal à accrocher mon attention sur l'enchaînement chronologique des endroits dans lesquels on me traîne. Je veux dire : je suis vraiment en train de subir une sérieuse baisse de tension, je me vois successivement accoudé devant un filet d'eau qui coule d'un robinet – et je suis incapable de savoir si c'est dans une salle de bain ou dans une cuisine : mon champ de vision est tout étriqué et je ne vois pas bien sur les côtés –, on me met de l'eau sur le visage, puis on me fait boire un tout petit verre de génépi et on me penche par dessus la balustrade d'une porte-fenêtre pour me mettre la tête dans de l'air glacé, puis on m'aide à me lever de mon fauteuil de la bibliothèque en comptant "un, deux, trois" à plusieurs bras et enfin je reprends à peu près mes esprits assis sur un petit banc en bois sculpté dont l'assise est constitué par trois couches de coussins brodés. En face de moi il y a un secrétaire luxueux jonché de petits portraits encadrés de plein d'enfants de tous âges et de toutes les époques. Au-dessus du secrétaire il y a un tableau très grand et très sombre qui représente une scène de chasse de l'époque des Vallois et de part et d'autre il y a des appliques murales électriques en forme de chandeliers. Puis encore plus loin à droite et à gauche, deux immenses fenêtres qui donnent sur la cour du Chastel.

Je suis dans le couloir du premier étage, près de la double porte de bois gravé qui ouvre sur le grand salon. Quelqu'un me hisse sur mes deux pieds par une aisselle et me balance à l'intérieur. Je suis face à mes grands-parents qui sont visiblement forts mârris de me voir ainsi tarder à répondre à leur convocation. Je m'ébroue pour retrouver contenance et m'apercevoir que je sens à nouveau toutes mes extrêmités. Le malaise s'est dissipé. J'ai dû manger trop de ballotine et peut-être même que j'ai forcé sur le vin chaud. Je ne vois pas d'autres explications. En tout cas, ça ne doit pas être la trouille de me retrouver en tête à tête avec mes aïeux. J'espère que ce n'est pas à cause de ça.

Ils ont des gueules pas possibles. Genre, ils me dévisagent comme si j'étais un bébé chien couvert de vomi et de merde qu'un enfant de domestique aurait déposé sur leur magnifique tapis de laine cachemire fin XVIIIème. Ils sont assis sur dans des fauteuils disproportionnés dont le motif en satin ressemble trait pour trait à celui de la tapisserie sur les murs. Ils sont séparés par une desserte à roulette en laiton et en verre sur laquelle sont déposés une carafe et deux minuscules verres en cristal remplis de vin cuit de Madère – la carafe et les verres. Il y a aussi un bol – toujours en cristal – avec des orangettes à l'intérieur.

Le vieux fait un signe de tête en poussant son menton très loin devant lui. Je n'arrive pas à comprendre s'il me désigne la chaise installée en face d'eux, la table basse entre leurs fauteuils et la chaise ou bien la boîte d'After Eight posée sur la table basse. Dans le doute j'exécute aux trois ordres : je m'assois et je me saisis d'une feuille de menthe-chocolat infecte que j'avale sans mâcher pour m'éviter les relents de goût douceâtre dans la bouche pendant des heures. Peine perdue.

— Didier, commence l'ancêtre. Nous avons à te parler.

Mère-grand esquisse un sourire apaisant et attrape une orangette qu'elle entreprend de suçoter tandis que son époux reprend sa sentence.

— Didier, tu as bientôt quarante ans, tu n'es toujours pas marié et tu n'as toujours pas d'enfants légitimes. Tu penses que ton travail te prend beaucoup de temps et d'énergie. Je le sais parce que ta mère me l'a dit. Tu sais, mon enfant, le travail, c'est bien. Aucun membre de cette famille ne serait arrivé là où il en est aujourd'hui sans avoir beaucoup travaillé. C'est une bonne chose. Mais il y a plus important dans la vie. Et tu sais ce que c'est ? Hein ? Tu le sais ? Et bien c'est d'avoir des enfants et devenir un père de famille. Ta grand-mère et moi savons que tu n'as pas eu un bon modèle quand tu était petit. Ton père est un incapable. Je suis désolé de te l'apprendre, mais c'est vrai. Il n'a jamais rien fait de concret de sa vie. Il n'a jamais fait l'armée, il n'a jamais investi dans l'immobilier et il ne sait sans doute même pas monter à cheval. Ta soeur, elle, a quand même réussi à avoir des enfants. Que des filles, c'est vrai, mais c'est mieux que rien. Mais toi. Toi, Didier : tu vaux mieux que ton père.

Putain mais c'est lourd ! Je bite rien à ce qu'il essaie de me dire. J'ai vraiment beaucoup de mal à me concentrer sur ses âneries. Surtout que la vieille à côté de lui est en train de sucer de plus en plus frénétiquement son morceau d'orange confite. Il n'y a plus de chocolat sur la surface de sa friandise et elle continue à s'exciter sur son bout de gélatine molle et tiède. On dirait qu'elle cherche à torturer un lombric jusqu'à ce qu'il meure d'extase. C'est à la fois débectant et particulièrement indécent. Putain de malaise.

— Didier, reprend le vieux. Je vais demander à ton directeur de te donner un poste de cadre. Comme ça, tu auras moins de temps à passer au bureau et tu pourras te choisir une fille à épouser. Si tu n'y arrives pas tout seul d'ici Noël prochain, c'est à dire dans un an, alors nous organiserons nous-même un mariage avec l'une des jumelles de ta cousine Marthe. Elles n'ont plus n'arrivent pas à se trouver de maris. Réfléchis bien, Didider. Un mariage avec une de tes petites-cousines serait un mauvais parti pour vous deux : c'est une part de l'héritage en moins pour vos futurs enfants et ça fera plus pour les autres.

L'halu totale.

— Et pour ce qui est de ton avancement, comprends bien que d'habitude je n'aime pas me mêler de ce genre d'affaire, mais si j'ai bien compris tu as été incapable de monter tout seul dans la hiérarchie du Crédit Angevillin. Nous ne voulons pas de sous-fifres dans la famille. Tu seras cadre d'ici quelques mois. Après tout, je suis aussi vice-président du conseil d'administration de cette banque : il faut bien que ça serve à quelque chose. Ne nous remercie pas. Tu peux y aller.

— Au revoir, Didier, me fait la vioque tout en déglutissant son vermisseau à l'orange.

Non mais ça va pas le faire ça par contre. Si je deviens cadre, si ces deux connards font pression sur mes patrons pour que j'ai une promotion, alors c'est sûr et certain : ils vont me passer chef de service à la place de Mathias et je devrais finir ma carrière dans un putain d'open-space entouré par toutes les greluches du recouvrement amiable. Parce qu'à l'heure actuelle, il n'y a pas d'autres places à pistonner au siège du Crédit Mutualiste. Putain de bordel de merde de fait chier ! Un putain d'open space entourée de connasses. Ils veulent ma mort. C'est une certitude à présent : le monde s'est ligué contre moi pour me pourrir la vie.

Je vais devoir prendre des mesures. Il est hors de question que je quitte mon bureau minable où je suis peinard à longueur d'année. Pas pour devenir chef d'une basse cour. Pas pour me voir assiégé en permanence par les pouffiasses de l'amiable. Si ça arrivait je perdrais à la fois toute ma dignité et les rares avantages de ma situation professionnelle, c'est à dire un poste planqué loin de toute intrusion humaine.

Il me faut un plan.

Un putain de plan pour prouver à tous que quelqu'un d'autre est plus qualifié que moi pour ce job. Quelqu'un comme Gérald.

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