Moi et le spectacle vivant
Bon. Rose-Marie et moi on a eu une petite conversation.
Là je crois qu'elle m'a eu, cette immonde pouffiasse.
J'ai dû lui avouer que j'étais au bout du rouleau. Elle n'a pas pris ça pour une blague de comptable. Bien au contraire. Elle m'a prescrit un arrêt de travail exceptionnel sans solde en me demandant d'aller voir un psy. Je lui ai promis de le faire. Je n'irai pas, bien entendu : j'emmerde les psys, j'emmerde Rose-Marie.
Je lui ai aussi promis de l'appeler prochainement pour qu'on fasse le point sur ma situation personnelle. Elle veut m'aider. Le plus vite possible. Pour l'instant ça fait seulement six ou sept jours que je suis enfermé chez moi à regarder Netflix et manger des sushis décongelés. On va dire, qu'il n'y a pas encore urgence à la rappeler.
J'envisage de plus en plus sérieusement de me débarrasser de Rose-Marie. De manière absolue et définitive.
Mon plan est simple : je vais l'attirer dans un piège, genre sur les rives du lac Saligou. Une fois qu'elle sera en confiance, qu'elle aura baissé sa garde, je lui écraserai le crâne avec un gros rocher : ce n'est pas ça qui manque dans les collines boisées autour du lac. Personne ne sera réellement étonné : elle va courir autour du Saligou au moins deux ou trois fois par mois pendant ses RTT. L'accident bête. La faute à pas de chance.
Putain. Non. Je peux pas faire ça. Les morts commencent à un peu trop s'accumuler autour de moi ces jours-ci. Ça va commencer à se voir.
Il faut que je me recentre. Que je prenne du recul. Je dois passer mes nerfs une bonne fois pour toute. Relâcher toute cette pression en moi. Quitte à faire n'importe quoi, un truc spectaculaire. Genre : buter Mylène Farmer sur scène devant des milliers de débiles en sueur. J'ai besoin de ressentir quelque chose de grandiose. Truc du style.
Ouais ! Je vais faire ça. C'est une très bonne idée. C'est loin de chez moi. Sosnowski n'est plus là pour me surveiller. Le billet est au nom de Marc Chandellier. Et puis c'est en quelque sorte un geste pour le bien de l'Humanité toute entière. Ça fait trop longtemps que cette greluche rouquine déverse son seum. En plus on ne comprend rien à ce qu'elle chouine dans ses chansons. C'est intolérable. Le monde ne s'en portera que mieux une fois qu'il sera délesté de la présence encombrante de Mylène Farmer. Et moi aussi. Sans doute.
Le concert est après-demain soir à Paris. Ça me laisse le temps d'aller faire les courses. J'ai fini mon stock de céleri et de Perrier et il faut que je reprenne pied. Je ne peux pas me permettre de me morfondre plus longtemps dans ma déprime.
Dès que je sors de chez moi avec mes sacs de courses recyclables pliés sous le bras, je m'aperçois qu'il se passe un truc bizarre dans le quartier.
Il y a beaucoup trop de monde dans la rue Louis Jouvet. Des gens de tous âges. Beaucoup d'enfants. Et beaucoup trop de bergers australiens sans laisse. Et des punks. Un nombre anormalement élevé de punks.
Toute cette cohorte de dégénérés est en train de converger vers le parc Raimu. De mon perron, j'entends de la musique au loin. Une bouillie indistincte, mélange de fanfares et de batucada de type clodo. En regardant au loin, je vois que la rue Arletty est bouclée. Il y a des banderoles aux couleurs criardes partout dans les arbres et tendues entre les poteaux électriques. Ça craint un max.
À l'entrée du parc, il y a un panneau en bois avec une immense affiche toute moche, très certainement réalisée par le service communication de la Ville d'Angevilliers.
Festival Bis-annuel des arts du cirque et de la rue.
Bordel de merde.
Posée juste devant ma bagnole, il y a un cercle de métal rond, bleu et barré de rouge qui m'annonce que la circulation est fermée pendant trois jours. Un connard a même eu l'audace d'attacher un ruban de rubalise rouge et blanc autour de la poignée de portière de ma clio. Le ruban court le long de tout le trottoir. Je dois l'enjamber pour sortir de chez moi. Des gendarmes en faction surveille les allées et venues du public.
Font chier ! Sérieux ! Moi qui voulait prendre la voiture pour faire mes courses au Leclerc, je suis baisé. Je n'ai plus qu'à traverser le parc à pied pour aller à l'Intermarché de l'autre côté. C'est nul l'Intermarché !
Quand je pénètre dans le parc Raimu, j'assiste à une débauche de fanions colorés, d'enceintes saturées de soupe et de fumerolles grasses aux parfums de merguez. Partout, il y a des connards loqueteux armés de bolas, de quilles de jonglage, de diabolos et de monocycles qui défilent devant moi sous les yeux émerveillés de dizaines de moutards en vacances scolaires.
Je me fige devant l'entrée de ce camp de romanichels subventionné par la Mairie et je manque de pleurer de rage et de frustration. Soudain un mouvement de foule m'emporte vers le plan d'eau du parc où doit se dérouler d'ici peu le prochain "spectacle". Je tente de me débattre, mais la pression populaire est bien trop brutale et je suis emporté par un troupeau de wawa et de lecteurs de Télérama.
Je me retrouve cent mètres plus loin prisonnier d'une foule assise par terre ou juchée sur de petits fauteuils de camping en toile, pris à partie de tous les côtés et on me force à m'asseoir pour assister à la représentation. Je dois m'exécuter et je tente de replier mes genoux du mieux que je peux pour tenir dans le demi-mètre carré qui m'est alloué.
Là, installé entre une famille de Calaisiens, un barbu en sandales de cuir et une jeune fugueuse en leggings aux motifs Arlequin – ou Rubick's cube ou De Stijl : j'en sais foutrement rien – ma santé mentale s'apprête à voler en éclat.
Une musique grésillante sort d'une enceinte vétuste empalée sur un pied bancal ; je crois qu'il s'agit d'une reprise de Depeche Mode façon piano triste. Quelques bergers australiens sans collier vaquent à la limite de la scène – représentée par une corde en arc de cercle – devant le premier rang uniquement composé de bambins abandonnés par leurs parents, lesquels sont occupés à écluser du vin bio et à rouler des cigarettes à la buvette la plus proche.
Derrière moi, un couple de vieux professionnels du métier consultent frénétiquement l'application téléphonique mise en place par l'association du festival. L'un d'eux porte un tour de cou France Inter et l'autre un tour de cou France Culture et tous les deux sont d'accord pour dire que cette nouvelle production risque de ne pas s'avérer aussi représentative du travail de la compagnie puisque la directrice artistique a récement fait le choix d'engager un nouveau metteur en scène issu d'une prestigieuse école de blablabla...
Pour ma part, je commence à transpirer. Les vapeurs de graillon et les fumées de pipes alentours m'irritent les narines tandis que les cris courroucés de mon voisin – un gamin de quatre ou cinq ans – me vrillent les oreilles. Coup de bol, sa mère le saisit et l'accroupit de force contre elle. J'éprouve une soudaine nausée lorsqu'elle soulève un pan de son boubou pour coller la bouche de son gosse contre son énorme nichon difforme. Le gamin s'empresse de se nourrir en me regardant fixement. Je lutte intérieurement contre cette vision infernale lorsque le piano triste d'Enjoy the Silence s'interromp pour laisser place à un silence solennel. Devant un public déjà conquis, un homme maigre et poilu apparaît torse nu sous un gilet de cuir ouvert. Une fille à la tignasse hirsute et aux pieds crotteux le rejoint et se met à se frotter contre lui. Après quelques arabesques de bras fins et de jambes nues, elle agrippe un tissus aérien suspendu à l'arbre le plus proche
Et c'était parti pour trois quart d'heures de jonglages, de figures compliquées, de danses gitanes, d'applaudissements enjoués et d'ennui total.
De temps à autre, je jette des coups d'œil épars alentour. J'aperçois des centaines de visages heureux et charmés par cet invraisemblable mélange de fête foraine moyenâgeuse et de réjouissances populaires altermondialiste; je m'attends à tout moment à voir des montreurs d'ours et des femmes à barbe, mais n'en vois aucun, à part mes voisins Calaisiens.
Après un dernier numéro de contorsion aussi déprimant que douloureux à regarder, les deux artistes saluent leur public et entament une longue tirade sur la précarité des intermittents du spectacle et la détermination des pouvoirs publics qui soutiennent la création dans la Région et caetera et caetera. Les gens se lèvent, applaudissent encore plus et mettent la main à la poche pour déverser leur salaire de chômeurs dans les petits chapeaux de paille qui circulent autour d'eux.
La bonne femme hirsute aux pieds nus et crasseux se plante devant moi et me toise de son regard de sorcière. Je me rends compte qu'elle ne porte pas de soutien-gorge, comme la plupart des autres personnes présentes sur les lieux. Comme je sens qu'une centaine de complices m'observent et je n'ai pas d'autre choix que d'ouvrir à mon tour le portefeuille. Je suis horrifié en constatant que je n'ai que des billets de vingt euros. Je laisse donc en tomber un à contre-cœur dans son chapeau de paille.
— Merci de soutenir le Spectacle Vivant !
Spectacle vivant mon cul ! Tu vas voir ce qu'il restera de vivant une fois que...
— Hey ! Salut, Didier ! Je ne pensais pas te trouver ici. Ça t'a plu ?
Je me retourne vers le visage tout souriant de Maxence. Il est coiffé d'une gavroche et porte un ensemble décontracté de vacancier : chemisette à carreaux et bermuda kaki. Derrière lui, Esther esquive mon regard, le rouge aux joues. Ses épaules nues m'émoustillent un peu tandis que je repense à notre dernière entrevue.
— Ouais ! Euh... C'était euh... bien.
Maxence hoche la tête d'un air entendu et se met à résumer et commenter l'intégralité des différents numéros auxquels ils ont assister tous les deux depuis ce matin.
Il propose ensuite de m'offrir une bière artisanale bio-locale et mon premier réflexe est de refuser et de courir me réfugier chez moi pour écouter un album de Hatsune Miku ou de Jerrican Nacho and the Rookies, histoire de me rincer les oreilles. Mais Esther insiste pour que je les accompagne. Du coup, j'ai envie de rester. Ça me fait marrer de voir Maxence pris à son propre jeu de cocufiage. Esther profite de la bousculade et de la foule au stand de frites pour me caresser la braguette, l'air de rien.
— Dis, ma chérie, demande Maxence à Esther. Tu voudrais pas aller nous chercher des programmes au stand d'accueil ? J'ai perdu le mien et Didier n'en a pas.
— Non, mais vous embêtez pas pour moi. En fait je faisais que passer. Je dois aller faire des courses et tout.
— Si, si : Esther va aller nous chercher ça. En plus j'ai des trucs à te dire.
— Ah.
Je vois qu'Esther a soudain l'air un peu inquiète. Elle hésite à nous laisser seuls, entre meilleurs potes. Mais elle dégage quand même quand Maxence lui dit de déguerpir d'un hochement de tête.
— Bon. Didier. Faut qu'on parle. Entre hommes.
— Ah.
— Je crois qu'Esther a une liaison.
— Non ?
— Si. Elle est bizarre depuis quelques temps. Et j'ai remarqué tout un tas d'indices bizarres.
— Genre ?
— Le stock de capotes dans son chevet qui diminue beaucoup trop vite.
— Oh !
— Je les ai comptés : il devrait y en avoir plus.
— Ça craint.
— Ouais ! Je pensais pas d'elle, tu vois. T'imagine même pas dans quel état je suis !
— Vas-y raconte.
— Putain : Didier ! Ma femme me trompe. Je suis cocu, bordel ! Je suis prêt à péter un câble. Je sais pas quoi faire. Je me retiens de lui mettre des claques pour lui faire avouer.
— Non. Quand même pas.
— Je te jure ! Ça me rend dingue. Des fois, quand je rentre, je trouve sa lingerie à sécher dans la buanderie. Des trucs qu'elle ne met jamais avec moi. Je suis en train de devenir malade ! Si je trouve ce type, je te jure je vais faire un carnage. Je crois que je serai prêt à la tuer elle aussi. Putain ! Didier ! Sept ans de mariage foutu en l'air. Comment je vais expliquer ça à ma mère ?
— Et euh... t'en as parlé à tes copines ? Je veux tes maîtresses, elles en pensent quoi ?
— Mais de quoi tu parles ? C'est juste des pouffiasses que je tronche de temps en temps. Je me confie pas à elles. Je suis pas amoureux. C'est juste pour l'hygiène. Des trucs de mecs. Tu sais ça toi aussi ! On n'a pas les mêmes besoins que les femmes.
— Ben visiblement...
— Non, mais ce que j'essaie de t'expliquer, c'est que moi je baise pour la baise. Une meuf comme Esther, elle baise par sentiments. C'est ça qui me fout en l'air. À la limite, si elle faisait ça juste pour le cul, pourquoi pas. Mais je la connais, mon Esther : elle serait incapable de coucher s'il n'y avait pas une question de sentiment derrière. C'est horrible. Je deviens dingue.
— Dur.
— Et puis, rien que l'imaginer en dentelle à trémousser son cul devant un autre mec ! J'en peux plus ! Aide-moi à retrouver l'ordure qui tringle ma femme.
— Oh là ! Pfffiou ! Je sais pas si j'aurais trop le temps pour ça. Tu sais, le boulot, tout ça.
— Didier : tu es mon meilleur ami. Mon seul ami. Mec : tu dois m'aider.
— Bon. Bon. Ok. Tu sais qui ça pourrait être ?
— Je pense que c'est un mec de son club de gym. Je vois pas qui d'autre ça pourrait être. Elle ne sort jamais à part pour aller à la gym. Je pense pas que ça soit un de ses collègues de boulot : ils sont tous neuneus et Esther a toujours eu besoin d'un certain standing. C'est pas pour rien qu'elle s'est mariée avec moi.
— Tu penses qu'elle se tape un grand mec musclé et super bien taillé, genre qui fait de la muscu et tout et qui la défonce avec toute sa force dans votre lit conjugal ?
— Putain, ça me rend fou.
— Ouais, j'imagine que ça doit te mettre au fond du trou. Te retourner la tête, te donner des envies de meurtres. Ou de suicide ?
— J'en chiale la nuit. Je me lève et je me roule en boule dans le canapé pour chialer !
— Je compatis. Ça doit être horrible d'avoir toutes ces images dans la tête. Esther. Le mec musclé. Ses grosses mains qui lui empoigne les fesses. Sa bouche qui gobe ses seins tout dur. Sa grosse q...
— Arrête ! Faut retrouver ce type. Et lui défoncer sa gueule. Si ça se trouve c'est ce qu'elle attend. Que je lui prouve que c'est moi son mec. Que je me foute sur la gueule avec son amant. Tu sais, les filles des fois elles sont un peu tarées et elles fantasmes sur des trucs à la con.
— Ou alors, si ça se trouve, c'est juste un mec qui sait la faire jouir.
— Didier ! Esther : elle a une copine. À la salle de gym. Une fille qui bosse dans ta boîte. Si ça se trouve tu la connais. Elle s'appelle Marie-Églantine ou un truc comme ça. Un nom à la con.
— Rose-Marie ?
— Ouais, c'est ça ! Il faudrait que tu te rencardes auprès de cette fille. Que tu essaies de lui soutirer des informations. Si c'est un mec du club de gym, cette Marie-Rose doit être au courant.
— Ah ouais, mais non. Je la connais un peu Rose-Marie : c'est une vraie salope. Pas moyen qu'elle me parle. Elle peut pas m'encadrer en plus.
— Faut que tu fasses un effort. Je sais pas : devient pote avec elle. Emmène la au restau. Drague-la. Fais quelque chose !
— Ben, euh. Non.
— Il en va de la survie de mon couple. T'es mon pote ou t'es pas mon pote ?
— Ben, c'est à dire que...
— C'est qui ces deux vieux ? Pourquoi ils nous regardent bizarre comme ça ?
Et merde ! Papa et Maman Eisenduler.
— Salaud ! Où est Sosnowski ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ? Vous l'avez massacré lui aussi ?
— Pardon, Madame, Monsieur, mais là je suis en train de parler avec mon ami Didier et on a des choses très importantes à se dire. Donc, si vous voulez bien vous barrez, ça nous arrangerait. Merci. Bonne journée.
— Votre ami est un assassin.
— Oui. Parfait. C'est exactement pour ça que j'ai besoin de lui parler. Cassez-vous. Merci. Bonne journée.
— On t'aura, Didier Duchamp ! On a retrouvé tous les dossiers et les photos de Sosnowski. On va tout donner aux gendarmes.
— Mais putain, bande de vieux débiles : vous allez vous barrer à la fin ?
— Oh, là, Monsieur. Je ne sais pas qui vous êtes mais je ne vous permets pas ! Vous savez à qui vous avez à faire ? Je suis le Lieutenant-Colonel Eisenduler, Chevalier de la Légion d'Honneur et médaille d'Ordre du Mérite Militaire. Vous me devez le respect. Petit branleur !
— Tu vas voir le respect ! Je vais te coller mon poing dans la gueule, ça te fera une nouvelle décoration. Vieux schnoque ! Dégage !
— Alors ça ! Je ne laisse pas passer !
— Jules ! Non ! Tu vas pas te battre avec ce type, quand même !
Mais c'est quoi cette journée de merde ? Eisenduler Père et Maxence sont en train de se foutre sur la gueule. Ils roulent par terre et hurlent et essaient de se mordre. Eisenduler Mère donne des coups de sacs à main sur la tête de Maxence. Un berger australien se met au courir et aboyer autour d'eux. Des punks s'installent autour du pugilat, assis en tailleur et ouvrent des canettes de 8.6 pour profiter de l'animation.
Esther me rejoint, une barquette de frittes au ketchup dans la main. Elle m'en propose.
— C'est qui le vieux qui tabasse Maxence ?
— Un ivrogne quelconque.
— Il sait vraiment pas se tenir. Pourquoi je me suis mariée avec un débile comme lui. Je le pensais pas capable de se battre dans la rue avec des clodos.
— Mmm...
— Tu habites juste à côté, non ?
— Ouais.
— On va baiser chez toi ?
— Ok.
— Jules ! Jules ! Relève toi ! Regarde : c'est la fille. C'est la pouffiasse sur les photos de Sosnowski ! L'assassin : il vient de se barrer avec sa maîtresse.
— Esther ? Didier ?
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