Moi à 22 ans
J'ai eu la trouille de ma vie.
Je veux dire : vraiment les pétoches !
En voyant cette bagnole de flicaille à moitié posée sur ma pelouse, j'ai bien cru que ma vie était fichue. Que les bleus m'attendaient dans mon salon avec arme au poing, gaz asphyxiant et une palanquée de chiens de combat prêts à me sauter dessus. Pris de sueurs froides en m'avançant vers mon domicile sous les yeux des voisins, des caméras et des curieux, j'imaginais déjà la scène qui m'attendait : tous mes dossiers sortis des placards, des liasses de billets alignées sur ma table basse, les lattes de mon parquet éventrées.
L'horreur.
Mais en fait, non, il n'y avait personne chez moi. C'est juste que ces sales cons de la gendarmerie s'étaient garés n'importe comment.
N'empêche que ça me donne pas mal à réfléchir cette ambiance malsaine d'enquête policière. Quand je vois tous les mecs en uniforme en train de relever des indices entre les brins d'herbe de chez André, je me dis qu'il ne suffirait pas de grand chose pour que ça dérape et que ça me retombe dessus.
Bien sûr, je n'ai rien à me reprocher. En tout cas en ce qui concerne le meurtre de mon voisin. Et a priori rien ne pourrait relier cette affaire sordide de règlement de compte aux quelques disparitions et accidents étranges dont je serais plus ou moins la cause – je ne vois pas d'autres explications qu'un règlement de compte entre malfrats : André m'a toujours paru louche, donc ça serait assez logique qu'il se soit fait dessouder par une autre crapule dans son genre.Je veux dire : d'accord, ça m'est déjà arrivé d'utiliser mes pouvoirs pour me débarrasser de quelques guignols, une fois de temps en temps, pour diverses raisons. Mais je ne le fais plus depuis des années. Et de toute manière, c'était toujours dans les cas les plus extrêmes et à chaque fois pour de très bonnes raisons. Non, sérieusement : je n'ai plus tué personne depuis au moins... Deux ou trois ans ? Un an ? Au moins. Je crois que la dernière fois que quelqu'un est mort plus ou moins par ma faute, c'était l'ancienne propriétaire de ma maison. Mais c'était un accident. Donc, ça ne compte pas vraiment.
Bien, sûr, quand j'étais plus jeune, j'étais un peu plus sanguin et j'avais parfois des coups de pression durant lesquels je faisais un peu n'importe quoi. Depuis j'ai appris à me calmer et à relativiser. Il en va de ma survie.
Une fois, vers l'âge de vingt-deux ans, j'ai failli tout perdre. Ma liberté, ma vie et même mes pouvoirs. Tout ça à cause de cette pouffiasse de Maryline. Merde, quoi ! Je l'aimais cette conne. Elle a failli détruire mon existence et pourtant à chaque fois que j'y repense, je me dis que les choses auraient pu mieux se passer. Que si j'avais fait plus attention, elle serait encore envie aujourd'hui et moi, je ne serai pas obligé de contrôler méticuleusement tous les aspects de ma vie. Parfois, je ressasse ces sales souvenirs et je n'arrive pas à dormir pendant des jours. Alors je passe des journées entières à me lamenter sur mon sort et boulotter du céleri rémoulade dans mon lit. Je déteste ça ! En plus la sauce fait plein de tâches sur ma couette. C'est dégueulasse.Au moins, tant que Mirabelle était en à peu près bonne santé, j'arrivais à me sortir toutes ces conneries de la tête. On allait au casino, on buvait des coups, on allait au restau et j'avais presque l'illusion d'avoir une vie normale.
Faut croire que c'est le lot d'un surhomme : renoncer aux petits plaisirs de la vie. Et surtout ne pas envisager d'entretenir une relation normale avec une fille. Alors, ouais, j'ai aussi déconné avec Mirabelle. Mais j'allais quand même pas aller aux putes. En plus, il n'y en a pas des putes à Angevilliers. Ou alors il faut payer des bouteilles de champagne hors de prix dans des rades glauques. Merci, mais non merci. Je mérite mieux.
Ou peut-être que non, justement : je ne mérite pas mieux et tout ce qu'il m'arrive est justifié.Putain, ce que ça me fait chier de broyer du noir. Mais pourquoi je repense encore à Maryline ?À cause des flics dehors. Bien évidemment. Ça me rappelle les circonstances de sa mort.Quand je me suis retrouvé dans la vieille R5 d'étudiante de Maryline il y a dix ans, son corps encore tiède enroulé dans un tapis mal ligoté sur la banquette arrière, je n'avais qu'une seule idée en tête : me foutre en l'air contre un arbre et mourir.
Je me suis mis à rouler jusqu'à une route de campagne vide et j'ai accéléré, le plus que la vieille Renault pouvait. C'était pas très grisant mais ça me semblait suffisant pour mettre fin à mes jours.
Je n'ai aucun souvenir du choc. Ni du vol plané. Je me rappelle juste m'être retrouvé en hauteur au niveau de la cime du gros chêne. Je regardais mes pieds ballotter dans le vide à vingt mètres au-dessus du sol. J'étais complètement sonné et je voyais la carcasse de la R5 en miettes en-dessous. Et puis, des centaines de petits points gris sont apparus dans mes yeux, je n'entendais plus rien et j'ai eu très envie de dormir. Pendant la chute je me suis dit que les branches allaient sans doute amortir le choc et qu'avec un peu de bol je m'étalerai dans les buissons au bord du talus pour piquer en petit roupillon avant de reprendre conscience.
Tu parles, je suis resté dans les vapes au creux du fossé plein de gadoue pendant au moins cinq heures. C'est un paysan qui m'a réveillé. Il avait arrêté son tracteur au milieu de la route et me demandais si j'étais encore en vie. J'ai essayé de lui dire de se casser, que c'était pas le moment de m'emmerder, qu'il y avait le corps d'une jeune fille de dix-neuf ans enroulé dans un tapis dans l'épave de ma bagnole et que j'avais pas que ça à foutre d'attendre tranquillement les secours.
Le type n'a rien voulu entendre et il s'est mis en tête de me redresser et de me sortir du fossé plein de flotte. On était en novembre et il pleuvait des cordes.
Moi, je ne voulais pas qu'il me bouge. J'essayais de lui expliquer, qu'il ne faut pas déplacer les blessés graves parce que ça risque de causer encore plus de dégâts, mais il m'a quand même tiré de mon trou pour m'adosser contre la carcasse. J'ai voulu lui dire que c'était une idée à la con parce que si ça se trouvait, le moteur était encore allumé et qu'on allait tous mourir dans un incendie de voiture. Là, l'agriculteur m'a recouvert avec sa veste qui puait le foin et m'a annoncé que j'étais en état de choc. J'ai réfléchi pendant une bonne demi heure avant d'admettre qu'il avait raison et quand j'ai voulu le remercier, je me suis rappelé qu'il m'avait dit qu'il allait jusqu'à sa ferme pour appeler les pompiers vingt minutes plus tôt.
J'arrivais à bouger un bras et une jambe, mais pas du même côté. Je ne voyais que d'un oeil pour une raison inconnue. Et là, avachi contre la vieille R5 je me suis dit que j'avais sans doute entre trois et sept minutes de répit pour extraire les restes de Maryline de la carcasse, dérouler le tapis, installer mon ex-petite amie à la place du mort et planquer le tapis dans le coffre.J'ai compté jusqu'à cinq et j'ai réuni mes dernières forces pour me relever. Et je suis retombé dans les pommes.
Deux jours plus tard, quand j'ai émergé, je me suis découvert dans le service de réanimation de l'hôpital de Saint-Quentin. Une infirmière m'a souri, m'a dit des tas de trucs que je n'ai pas pu retenir et m'a fait une piqûre.
Deux jours plus tard, quand j'étais complètement tiré d'affaire, ma mère m'a expliqué que j'avais eu beaucoup de chance. Le paysan m'avait retrouvé dans le talus en vie, mais Maryline n'avait pas eu cette chance. Elle avait été éjectée à travers le pare-brise la tête la première et son corps s'était écrasé dix mètres plus loin que le chêne sur le socle en granit d'un vieux calvaire. Elle était morte sur le coup et le paysan avait recouvert sa dépouille avec un tapis trouvé dans la carcasse. Je me disais que j'avais toujours été nul pour faire les nœuds.
Il y a eu une enquête de gendarmerie. J'ai dit que je ne me rappelais de rien du tout puisque je somnolais sur le fauteuil droit de la voiture quand l'accident était arrivé. Maryline avait toujours tendance à rouler trop vite. À la base, je ne voulais pas l'accompagner ce jour-là, mais elle avait insisté pour que je l'aide à déplacer le tapis de notre appartement. Elle voulait aller à Saint-Quentin pour le donner à Emmaüs parce qu'elle le trouvait trop moche.
Tout le monde a cru à cette version. En grande partie parce que les gendarmes avaient déjà verbalisé plusieurs fois Maryline pour excès de vitesse sur les routes de campagne et que je n'avais pas encore passé mon permis.
J'ai mis des mois à me remettre de l'accident et miraculeusement, je n'en ai gardé aucune séquelle. La rééducation a été particulièrement pénible et j'ai arrêté les études jusqu'à la rentrée suivante.
Mais plus grave que tout, plus grave que les études, les soins, les mensonges, la perte de mon innocence, j'avais perdu mes pouvoirs. Ma télékinésie ne marchait plus.
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