p.44 › quand les opposés se rencontrent.
Assis sur les marches du porche, je pense à Ash. Voilà un jour qu'elle est partie et elle me manque déjà.
Grâce à elle, Effy accepte désormais de faire à manger si en contrepartie nous faisons notre lessive. Ça n'enchante pas tellement Jillian, mais de mon côté ça va. Les corvées, le ménage, les tâches quotidiennes ; même si je n'en ai pas l'air comme ça, je suis plutôt bon là-dedans. Car quand j'étais petit, si j'avais beau être le premier à toujours tout dégueulasser, j'étais aussi le premier à toujours tout ranger. Le seul inconvénient était qu'Ash m'appelait Ramasse-Crotte.
Dans un élan de mélancolie je me remémore nos discussions. Nos commérages sur la ville de Blurdale, nos fous-rires passés à regarder des séries pourries sur mon ordi... Les fesses posées sur le bois frais de fin de soirée, je repense à nos confidences, à nos aveux, à nos sourires échangés lorsque je lui parlais de Roshe. En y réfléchissant, je me rends compte que je lui ai légèrement menti : moi et Roshe n'avons, mis-à-part profité de nos talents respectifs pour le roulage de pelle, pas expérimenté grand chose.
Pour être franc, je ne sais pas si je suis prêt. J'ai déjà pris des filles à l'arrière d'un 4x4, sur une table de ping-pong, ou encore dans la réserve d'un magasin de basket, mais jamais je n'ai pris de gars tout court. Et puis je ne suis même pas sûr d'être gay, bi, pansexuel, asexuel, ou je ne sais quelle autre connerie du genre. Et puis je crois que je m'en fiche un peu.
J'attrape mon ordi. Autour de moi le temps s'assombrit, les nuages s'effacent et laissent place au halo de la lune. Le feuillage s'ébruite, un chat feule depuis le dessous d'une bagnole ; on pourrait presque entendre ma mère ronfler.
Une fois posé sur mes genoux, j'ouvre l'appareil et lance skype.
(10:49 PM) kyrel : allo allo ?
(10:49 PM) Roshe D. : azoooooiozzz,,,,,ll;;;;;;moxwzz^^:::::::::
(10:50 PM) kyrel : ...
(10:50 PM) Roshe D. : désol é ! C'est$ monc hat
(10:50 PM) kyrel : je px t'appeler ?
(10:51 PM) Roshe D. : ja
Sans hésiter, je clique sur l'icône d'appel et active la caméra. Après quelques secondes de sonnerie, l'écran s'éclaircit et j'aperçois Roshe tenter tant bien que mal d'ôter un nuage de poils accroché à ses vêtements. Il lâche un gémissement :
« Pourquoi personne ne m'a prévenu que je me métamorphoserai en yéti ?
— Peut-être parce qu'une petite vague de pilosité ne te ferait pas de mal, je rétorque sur un ton railleur.
— Chhht, il m'interrompt en plissant les paupières.
À la vue de son arrière-plan, j'en déduis qu'il filme depuis sa chambre. Assis en tailleur sur le plancher, des piles de feuilles jonchent le lit derrière lui tandis qu'une bestiole beaucoup trop poilue se dandine à ses côtés.
— Tu sais, j'entonne en jouant avec l'extrémité de ma manche, ma grande sœur est venue à la maison ce week-end. Et...
— La petite blonde avec un long nez et des tongs ? rétorque Roshe du tac-au-tac.
— Non mais tu m'espionnes ou quoi ? je m'exclame alors, ce qui a le don d'accentuer son espèce de rictus goguenard. Bref, toujours est-il que je vais avoir dix-neuf ans la semaine prochaine. Et pour en revenir à Ash, elle m'a proposé de passer le week-end avec elle à Chicago, et ce en suggérant de t'inclure dans le voyage. Enfin : si ça te dit.
Il ouvre de grands yeux. S'il est étonné par le fait que j'ai osé l'avouer à l'un de mes proches ou par la perspective de mini-vacances en amoureux, je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il est ravi.
— Genre... Nous deux, dans une ville à perpètte de Blurdale, pour ton anniversaire ? Et tu me demandes si "ça me dit" ? Bwahahaha.
Une moue réjouie prend place sur son visage. Je le vois rosir, d'ores-et-déjà perdu dans ses pensées, et ses yeux voguent ailleurs. Alors qu'il effleure du bout des doigts l'ourlet de ses lèvres, il émet d'un ton pondéré :
— J'accepte à une condition.
— Je t'écoute.
Nos regards se croisent. Puis il déclare :
— J'accepte de t'accompagner si tu me présentes à Anastasia.
L'espace d'une seconde, mon sang se fige. Mon cerveau peine à appréhender le nom et je fronce les sourcils, déconcerté.
— Anastasia..., j'articule dans ma barbe.
— Anastasia. Tu sais, celle que tu as laissé te lustrer la nouille tandis que ton pauvre amoureux transi se faisait un sang d'encre de ne pas être sur le même continent que toi. » il débite d'un seul trait.
Le libanais affiche un sourire en coin. Mais au fond, je sais qu'il m'en veut toujours.
Pourquoi avoir choisi Anastasia ? Pour marquer son territoire, j'imagine. Roshe n'est pas un garçon bien méchant : mais jaloux... En tout cas, outre cette histoire des moins honorifiques à mon égard, cela risque d'être légèrement compliqué. D'avouer à Anastasia que je sors avec un garçon, j'entends. Même si je la sais ouverte sur la question, elle demeure la fille sur laquelle j'ai le plus craqué durant mes années lycée.
« D'a-ccord, je marmonne en faisant mine d'être enclin à sa proposition. On a qu'à... manger ensemble demain midi ?
Comme ça c'est réglé.
— Ouais, bonne idée ! exulte Roshe. Derrière le gymnase, ça va ? »
S'ensuit alors une conversation typique de nos soirées passées à discuter. De tout, de rien. Nous décompressons ensemble.
Mais d'un autre côté, je pense à Ana : je n'ai pas peur de sa réaction vis-à-vis de Roshe et moi, mais plutôt de sa réaction vis-à-vis d'elle à moi. Elle qui pensait avoir été la seule cible de mon amour jusque là, la voilà qui va sacrément déchanter...
∀
« Salut Kyrel, dit-elle en levant les yeux.
Adossée contre son casier, elle a revêtu la même robe qu'au centre Pompidou. Les joues rebondies, la bouche en cœur, son regard émet des va-et-vients entre mon cou et le carrelage.
— Salut Ana.
— Heureuse de voir que tu es vivant...
Cela fait depuis Paris que je ne lui parle plus. Enfin : je traîne parfois avec elle à la natation, lui échange deux trois mots à la sortie du lycée... Mais nous ne sommes plus aussi proches qu'avant. Elle doit sûrement me prendre pour un connard opportuniste, mais géniale comme elle est, elle ne m'a pas posé de questions. Elle a simplement compris que je n'étais plus intéressé.
— Dis, j'me demandais, je risque d'un ton se voulant léger. T'as quelque chose de prévu ce midi ?
— Et bien on est censées aller au Taco Bell avec Maé et Darlene..., elle m'informe, perplexe. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— Je voulais te montrer un truc...
J'ai l'impression de m'exprimer comme un gamin de douze ans. Planté devant elle, j'ai les pouces coincés sous les bretelles de mon sac-à-dos et les pieds panards.
— Quel genre de truc ?
— Le genre de truc important, je lâche.
Un éclair de pitié traverse ses iris. Laissant échapper un soupir résolu, la rousse replace la lanière de son sac-à-main sur son épaule, passe une main dans ses cheveux, puis m'adresse un petit sourire :
— Bon, si c'est si important... Laisse-moi juste le temps d'envoyer un texto aux filles. »
À la fois heureux qu'elle ait accepté et nerveux à l'idée de tout lui avouer, j'engage la marche à travers le couloir. Les élèves nous fixent, étonnés de nous voir ensemble, tandis que certains échangent des œillades complices. Une gosse de première année baisse instantanément les yeux lorsque les miens croisent les siens. Comme si j'allais la bouffer...
Nous arrivons finalement au centre sportif. Sur le chemin, Ana réussit à soutirer un sandwich à l'équipe de basket du lycée voisin. Un peu naïfs, un peu tardifs, mais de bons gars avec qui les Pinks s'entendent bien.
« Et sinon, les cours : ça se passe bien ? entamme-t-elle de la même manière qu'elle commence son casse-croûte.
— Je ne suis plus le dernier en Anglais et j'ai B+ en Sciences je lâche sans vraiment m'intéresser à la question.
— C'est cool ça ! Ton père doit être fier de toi...
Sans le vouloir, je ris jaune. Se rendant compte de son erreur, Ana esquisse une mine contrariée et s'empresse de rectifier le tir... sans vraiment y parvenir.
— Ou ta mère, je ne sais pas...
— Ma grande sœur est contente. T'inquiètes pas. »
Au fur et à mesure que nous discutons, nous nous rapprochons du bloc d'aération. Les arbres défilent, nos paroles et mon pouls aussi. Et puis bientôt, je peux discerner le contour de jambes qui se balancent :
« Hey, Ky !
J'y suis. Option marche arrière supprimée.
Tout sourire, je vois l'énergumène sauter de son perchoir et nous rejoindre en moins de deux, sa salade encore en main.
— Ana, j'te présente Roshe. Roshe...
Tout de noir vêtu, il est habillé comme la première fois où nous nous sommes rencontrés : sweat peu adapté à la météo et les chaussettes rouges de sortie.
— Salut, claironne la jeune femme en lui rendant sa mimique enjouée.
Je la vois me lancer un regard interrogateur : qui est-ce que c'est que ce machin ?
— Donc Ana, je te présente..., je réitère en y allant à tâtons.
— Son copain. »
Pouf. Bref, efficace : Roshe guette la réaction de la rouquine.
Je me tortille sur place. Je ne quitte pas mon copain des yeux, avale ce silence couvert par la rumeur du vent, jusqu'à ce qu'une bourrasque redonne la parole à Anastasia :
« Kyrel, je ne vais pas exploser de rire si c'est ce à quoi tu t'attends.
Je l'entends sourire. Apaisé par le ronronnement de sa voix, je finis par ajouter :
— Voilà. Voilà par quoi mon temps se fait bouffer et voilà la raison pour laquelle je suis de moins en moins présent dans la bande...
— Voilà par "quoi" ? renchérit Roshe, son air narquois collé sur le visage.
— Commence pas, je murmure d'un ton ferme et pataud à la fois.
— Oups ! Il faut que je file : j'ai Français dans deux minutes, il déclame soudain.
Profitant de mon incompréhension, il se penche en avant, me tapote l'épaule, et m'embrasse la tempe.
— À plus, Ky. (puis, se tournant vers mon amie :) Ravi de t'avoir rencontrée.
Et il s'en va.
— Il m'énerve quand il surjoue comme ça, je persifle à voix basse.
— Original, glousse Ana. Tu l'as trouvé où ?
Nous décidons de prendre place sur le bloc d'aération. Assis face aux vagues, je mime une expression penaude tandis qu'Ana termine son sandwich.
— Ça a commencé il y a trois ou quatre mois. Je tombais tout le temps sur lui – pour je-ne-sais-quelle raison – et nous avons fini par... faire connaissance ? je lui dépeins en scrutant la berge. Roshe est un gars bizarre, mais surtout un gars compréhensif. Et puis je crois qu'il a eu les bons mots au bon moment : entre mes problèmes familiaux, mes problèmes scolaires et mes déboires amoureux avec toi... J'allais pas très bien. Et faut croire qu'il l'a deviné avant moi.
À la mention de son nom, Ana s'humecte les lèvres, visiblement gênée. D'un mouvement de tête elle me fait signe de continuer :
— J'avais peur de t'en parler. D'abord parce que j'avais peur de ta réaction en tant qu'habitante d'une ville de profonds homophobes décérébrés, et puis parce je refusais de me l'avouer. De sortir avec un mec ouais, mais surtout de sortir avec quelqu'un qui n'était pas toi.
Sa main cherche la mienne. Bien que ma langue se soit déliée, je sens une boule se former au creux de mon estomac.
— J'étais déjà avec lui, lorsque nous sommes partis à Paris. Et je m'excuse pour...
— Non, m'interrompt-elle subitement. Ce n'est pas à toi de t'excuser.
Posée contre mon épaule, sa mâchoire se contracte.
— Je le savais. Bien avant que l'on ne s'envole pour l'Europe, je savais que tu sortais avec Roshe, susurre-t-elle comme pour elle-même. Les temps qui ont précédé le départ, tu ne sortais plus avec les Sharks, et puis tu ne flirtais plus avec moi comme t'avais l'habitude de le faire. Tu... divaguais, et je t'ai d'abord soupçonné de voir quelqu'un en dehors du lycée. Tu ne répondais plus à mes messages, tu te désistais à longueur de journée... Et puis lorsque l'on sortait tous ensemble, je te voyais discuter via tes sms avec un certain Sheldon Runke. Mais tu n'avais pas l'air de parler avec un ami : tu souriais, tu sortais ton téléphone dès l'instant où il vibrait... Je l'ai alors googelisé, trouvé sa véritable identité, et j'ai deviné. Puis à Paris, quand je me suis retrouvée avec ton mobile en main, je suis tombée sur vos textos. Pour de bon. Et c'est à partir de ce moment-là que tout s'est réellement confirmé. Du moins dans ma tête, mais je ne voulais surtout pas te l'avouer de peur que tu te sentes trahi...
— Attends, attends, je la coupe en fronçant les sourcils. Tu veux dire que, pendant ce que nous avons fait dans les chiottes du musée, tu étais consciente que je sortais avec un autre ?
La rousse serre de plus en plus fort les dents.
— Oui.
— Alors qu'est-ce qui t'es passé par...?
— Mais parce que j'essayais de te récupérer, merde ! s'emporte-t-elle. Je te voyais me filer entre les doigts, et j'étais trop effrayée pour te laisser partir. Comme je te l'ai dit, je suis une connasse : je te voulais auprès de moi car je connaissais la teneur de tes sentiments à mon égard, et je me sentais... aimée. Pour une fois que quelqu'un comme toi s'intéressait à moi...
Au fur et à mesure de ses aveux, je me remémore les paroles de Roshe : " quelqu'un comme toi..." Mais quelqu'un comme quoi, exactement ?
— Alors j'ai fait quelque chose de stupide pour essayer de reconquérir ce que j'avais déjà perdu. Et je m'excuse. Pour t'avoir fait croire que nous aurions un jour une chance, pour t'avoir fait douter, pour t'avoir fait porter le chapeau... (elle s'arrête un instant. Puis, lâchant un reniflement, ajoute :) Je suis heureuse que tu sois avec Roshe. Sincèrement.
Appuyée contre mon bras, j'en profite pour la serrer contre moi ;
— Je ne vaux pas mieux tu sais, je marmonne dans ses cheveux roux. C'est moi qui l'ai trompé, pas toi.
Elle émet un ricanement nerveux.
— Je m'en veux, Kyrel. Tu ne peux pas à imaginer à quel point.
— Oh si, je lâche en me rappelant combien l'arrêt de ma relation avec Roshe avait été difficile. Mais tout ça fait maintenant partie du passé. On est quittes.
— Alors tout est fini ?
— Je crois bien.
Un silence se glisse entre nous, me procurant l'illusion de faire partie de l'épilogue d'un film d'auteur. Je la sens hocher la tête.
— Alors, je me demandais..., commence-t-elle d'un ton hésitant. Histoire de conclure cette aire d'amour vache... Que dirais-tu d'être mon cavalier pour le bal ? En tant qu'ami, bien évidemment.
Et dire que j'ai rêvé de cet instant pendant si longtemps. Dans d'autres circonstances certes, mais je ne peux m'empêcher de sourire à sa proposition :
— Bien sûr. Ce serait avec plaisir que de t'épargner la compagnie de ce tocard de Sylvester. »
Et nous nous enlaçons en une ultime étreinte d'amour partagé, le nez enfouis dans nos nuques.
C'est Roshe qui va être content...
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