p.37 › et met-la en lambeaux.
Blurdale, Ohio. Il est 15:32 et nous sommes samedi.
J'ai dormi toute la journée, d'où ma tronche de zombie. Nous sommes revenus vendredi soir et pour être franc, ni moi ni personne d'autre n'avions envie de parler à qui que ce soit. Épuisés, exaspérés, déçus. Déçus de rentrer dans notre paysage de grisaille.
Je n'ai pas non plus allumé mon téléphone : mes appels manqués attendront demain. Avion, voiture, dodo. Voilà à quoi se résume ma vie jusqu'à présent. Et pour Anastasia, tout le monde est au courant (merci Maé). Je crois même que l'info a circulé jusqu'aux non-pratiquants de la langue du camembert. L'équipe des Pinks, les connaissances d'Ana... La voilà fichée comme la suçeuse du requin rose. Tout le monde y va de sa petite rumeur : "Kyrel l'aurait-il forcée ? Ana aurait-elle voulu se venger de Sylvester ? Est-ce un bobard pour faire grimper leur popularité ?"
C'est lamentable.
En attendant, il me tarde de retrouver mon Roshe. Malgré la gigantesque culpabilité qui me pèse sur les épaules, je ne peux me résigner à tout lui avouer. Ce n'était qu'un simple moment d'égarement, il n'y a pas matière à s'affoler. Enfin je l'espère.
J'ai décidé de ne pas lui envoyer de message. Le prendre par surprise directement chez lui serait bien plus agréable qu'un simple texto de retour. Mais ce qui m'étonne, c'est que lui ne m'en ait pas encore envoyé.
J'ai passé mon sweat favoris. Je veux paraître chouette lorsqu'il me verra, comme lui l'est... à sa manière. Disons qu'il n'est pas beau comme le sont les mannequins abercrombie. Il a de petits défauts, des lèvres fines, les dents du bas un peu de travers et un buste étroit. Mais ce sont ces mêmes petits défauts qui font de lui quelqu'un de si fascinant.
Un coup de peigne et puis c'est bon. Je suis paré. Mes joues et ma mâchoire sont recouvertes d'une ombre brune fraîchement rasée, de quoi rattraper l'imberbité totale de Roshe. En douce je sors de la maison ; bien que mon père soit à l'université et Jillian au lacrosse, ma mère est en train de regarder Dr Phil dans le salon. Et je n'ai vraiment pas envie de passer à l'interrogatoire.
Comme d'habitude j'y vais à pied. Les mains dans les poches, je relève tout de même quelques textos :
de :: !DARLENE! À:: kaïrèle69
(14:01) IL ÉTAIT TEMPS QU'ON TE DÉVEROUILLE LE PISTON
(14:03) (et tu penseras à me rendre mon après-shampoing)
de :: Macarena à :: kaïrèle69
(13:33) nn ms srx : elle pompe bien?
de :: Anastatami à :: kaïrèle69
(9:12) Hi! On pourrait se retrouver au café yéti cet aprem? Besoin de parler xx
En lisant le message d'Ana, plusieurs questions me viennent à l'esprit : déjà, comment a-t-elle fait pour être levée si tôt ? Quelle est la marque de son café ? Et comment vais-je faire pour me dépatouiller de cette merde ?
Après une dizaine de minutes de marche, le profil de la petite maison se dessine enfin. Le jardin est toujours en mauvais état, et étant donné les problèmes de locomotion de Yessem et la motivation jardinière de Roshe, je crains que cela ne stagne pour l'éternité.
Lorsque je m'approche du porche, je constate que la porte est déjà ouverte. Tant mieux si je souhaite ménager l'effet de surprise.
Je rentre. Le cœur battant comme à chaque fois que je m'apprête à le voir, je serre entre mes doigts la carte que je lui ai acheté à Paris. Je débouche sur le salon. Une volute de fumée s'élève depuis le canapé.
« Roshe ? »
Silence. Pourtant garée devant l'entrée, la voiture du garçon m'indique bel et bien sa présence. Et je ne crois pas qu'avec ses problèmes de santé son père s'amuse à fumer. J'avance de quelques pas, fais miauler le parquet, contourne le sofa : le voilà.
Avachi au milieu des paquets de chips et des coussins, le libanais fixe une compétition de tuning diffusée sur une chaîne perdue dans les tréfonds du programme. En jogging et le t-shirt froissé, Roshe semble ne s'être ni coiffé, ni lavé. Un nuage paisible erre sur ses lèvres alors qu'il écrase sa cigarette dans le fond d'un verre.
« Hey..., je claironne tandis que toute mon excitation retombe d'un seul coup.
Il ne m'adresse même pas un regard.
— Ahem, je t'ai ramené un truc de Paris, je poursuis comme s'il ne m'ignorait pas. C'est pas grand chose, mais je me suis dit que ça pouvait te parler...»
Mal-à-l'aise et surtout confus, je lui tends la carte. Achetée dans une vieille librairie, il y figure une foule d'hommes et de femmes aux allures furibondes. Chandail repassé et croix pendue autour du cou, ils tiennent dans leurs mains des pancartes et des bannières. Tous marchent dans la rue en rangs serrés, et leur masse est telle qu'ils semblent des milliers.
Et pourtant, debout juste devant eux, deux garçons s'embrassent malgré tous ces visages de vieux réac' boudinés qui leur font face.
« J'ai pensé à toi en la voyant. À Blurdale, aussi, je murmure en tiquant de la lèvre. À ces vieilles mégères qui pourraient pas te saquer mais que t'emmerderais quand même... »
Je l'observe passer en revue les quelques mots que je me suis appliqué à rédiger. Il ne cille pas. Ses iris bronze passent de gauche à droite, il a fini de lire.
« Roshe ? »
Il se lève. Il a l'air tout rouillé. Sa démarche est sombre, cagneuse. Il ressemble à son père dans ces moments-là, dur et beau à la fois.
Sans comprendre je le suis. Il passe devant la cuisine, s'engouffre dans le couloir. L'ambiance est pesante, et mon malaise encore plus. Finalement il entre dans sa chambre.
« Tu connais Cesar ?
Il parle enfin. D'une voix obstruée par le tabac, mais d'une voix quand même. Son ton n'est ni fâché, ni affectueux, juste posé.
— Ouais.
Il pose la carte sur son bureau. Bien rangé contrairement au reste de la pièce, des carnets s'y amoncèlent en une pile régulière.
— C'est un gars bien. Il ne l'a certes pas toujours été, mais je l'apprécie.
Je reste immobile. D'où connaît-il ce pauvre type ? Et depuis combien de temps ?
— On se connaît bien, finalement. En même temps au bout de dix ans... Dommage qu'il ait pas su se montrer présent quand il fallait.
L'espace d'un instant je crois voir une ombre passer sur son visage. Il s'assied alors, appuyé contre le bureau.
— Toujours est-il que c'est quelqu'un de confiance, et que même après ses coups de putes il restera de mon côté. Je lui dis tout, il me dit tout. On marche comme ça et ça nous va.
Le brun fronce les sourcils et son regard se perd dans le vague. Il a beau être à deux mètres devant moi, j'ai l'impression qu'il se trouve à des kilomètres. Il fait mine de réfléchir :
— Il est toujours chez les Pink Sharks, n'est-ce pas ?
Je déglutis.
— Ouais, je réitère les yeux bas.
— Bien. Maintenant dégage de chez moi.
Il fait glisser la carte jusqu'à la corbeille posée à ses pieds. Alors pour la toute première fois depuis une semaine, ses yeux croisent les miens. Aussi féroces soient-ils, je ne les avais jamais vu comme ça.
— Pardon ?
— Ne fais pas le martyr, râle-t-il d'un ton sans appel.
— Je comp-...
— Bordel Kyrel, comment peux-tu croire que j'allais jamais être au courant ! se libère-t-il d'un coup, comme brisant le barrage de ses émotions. Tu me prends toujours pour un pauvre gamin débile, c'est ça ?
— Ça ne s'est pas passé comme ça, je t'assure, c'est plus...
— Compliqué ? Compliqué ? Tu sais ce qui est compliqué ? C'est qu'on est pas dans un de ces bouquins à la con où le pauvre amoureux transi se rend compte seulement à la fin qu'il a été trahi et que, par miracle tant pis, il oubliera ? Tu le sais ça, hein ? Qu'on est pas ce genre de "romance" ? Que je ne suis pas ce pauvre gosse naïf ?
Ses mots me lacèrent le cœur, autant de par leur virulence que par la douleur qui s'en dégage.
— Tu le sais ça, que je ne m'appelle pas Sheldon ? Tu le sais que je ne suis pas né au Liban, hein ? crache-t-il en griffant la paume de ses mains. Que merde non, je n'ai pas quitté Blurdale pour rien ? Mais tu sais quoi ? Je vais te le dire, moi, pourquoi tu ne le sais pas, tout ça.
En une fraction de seconde il se décolle de sa chaise et vient se planter devant moi. Un désagréable frisson me parcoure l'échine. J'observe mon Roshe partir en fumée sans que je puisse y faire quoi que ce soit.
Il lève l'index vers moi.
— Parce que tu fais partie de ces mêmes connards auxquels j'essaye d'échapper depuis toujours, ces mêmes connards imbus de leur personne qui ne pensent qu'à leur sale gueule. Toi qui te croies si « seul » et « incompris », crois-moi quand j'te dis que tu fais partie de la masse, mon gars. De cette grosse masse d'imbéciles en putréfaction prêts à trahir et humilier histoire de préserver leur petite réputation.
Je ferme les yeux. Ses yeux à lui ne sont plus que des amoncellements de larmes qui se réfutent à tomber, cause de son émotion brute, trop brusque, comme des gouttes de verre qui lui écorcheraient les yeux.
— Alors je te demande, s'il te plaît, de quitter cette maison, souffle-t-il.
Inaudible, je murmure :
— Je ne te laisserais pas retomber.
Il me frappe à la poitrine. Ses doigts, ses mains, les veines saillent et je le sens glisser encore une fois. Son crochet m'ayant déstabilisé, je vacille avec maladresse en direction de son lit alors qu'il continue de s'acharner sur moi. Moi aussi je rétorque : essayant tant bien que mal de le canaliser, je ne réussis qu'à l'amener au sol. Penché au-dessus de moi, il me décoche un coup au visage et m'attrape par la mâchoire, repliant ses bras contre son torse, et compresse mes joues entre ses pouces
— Ne redis plus jamais ça, t'entends ?
Des postillons de rage et de pleurs s'abattent sur le sol. Je saigne du nez. Le visage à quelques centimètres l'un de l'autre, j'ai peine à ne pas porter la main à mes narines.
— S'il te plaît, pars. Vraiment. Je ne veux pas te faire mal. Tu nous en a déjà fais assez pour deux. »
Cette fois-ci je ne rétorque pas. La nuque engourdie et la tête basse, je me redresse, traverse le couloir, passe le pas de la porte puis m'enfui en remontant le col de mon sweat sur mes lèvres.
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