p.28 › victoire rime avec décevoir.
Il me reste quatre mètres. Quatre mètres avant de me qualifier. Je pousse un peu plus fort. Trois mètres. Trois mètres avant de prouver à cette bande de tocards qu'ils ne font pas le poids. Deux mètres. Deux mètres avant que mes muscles n'implosent. Un mètre et je ferais sauter mon coach de son siège. Un mètre que je défoncerais pour l'équipe.
La paume de ma main s'écrase, sur le mur, je pousse un râle.
Un instant le monde tangue. Je me frotte les yeux, enlève mon bonnet, j'entends mes lunettes rebondir sur le carrelage. Et puis tout va mieux. Je le sais, je le sens : j'ai gagné.
À ma droite, l'éclat dentifrice de Barett m'indique qu'il est heureux. Je souris. Je souris car mon chronomètre s'affiche, car des cris exaltés retentissent, et je peux enfin relâcher la pression. Mace est arrivé troisième. Le classement est déjà dressé et je n'ai plus qu'à rejoindre les Sharks pour l'annonce des résultats. Nous étions la dernière course de la journée, si bien que Barett, notre coach, est au comble du ravissement.
Aujourd'hui était un jour bien chargé. Nous nous trouvons actuellement à Columbus, plus précisément aux qualifications du meeting d'Ohio, et notre journée s'achève enfin. Toute l'équipe a pu participer à la catégorie lui étant attribuée, pour la plupart des cadets, et la dernière compétition junior vient de se terminer en beauté.
Les Sharks m'accueillent avec un sourire béat. Cesar a aussi remporté sa course, et l'équipe s'en est enfin désinteressée. Barett nous félicite. Il sermonne Mace à cause de ses respirations, mais je n'y prête pas attention : il me tarde de découvrir le verdict des juges.
Dans la foulée nous partons nous rhabiller, sans chahuter pour une fois. Joggings et sweats sont de mise lorsque nous revenons, la mine épuisée et les cheveux désordonnés. La sélection arrive bien assez vite, et c'est sans surprise que Mace, Benjamin et moi sommes qualifiés pour la suite du tournoi. Nous sommes fiers, et cela se voit à nos visages rayonnants.
Il est maintenant l'heure de repartir. Mais le coach et le restant des requins sont bien trop occupés à bavarder avec les équipes médaillées pour daigner faire quoique ce soit. Je n'aime pas socialiser avec mes adversaires, alors je reste planté au beau milieu du couloir de la piscine de Columbus, à contempler les vitrines. Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les générations et toutes les villes d'Ohio.
Finalement je nous trouve nous les Sharks, en portraits individuels sur le tableau consacré à Blurdale. Je m'y vois avec un peu moins de deux années dans les dents, les cheveux encore courts et un sourire qui n'a rien à envier à celui d'aujourd'hui. Je parais jeune, juvénile. Je crois que mon père m'appréciait encore un peu à cette époque-là.
Et puis pas loin, un peu plus bas, je tombe sur Anastasia Ollister. Je me souviens toujours de l'histoire qu'avait engendré cette image : le modèle se devant d'être en position assise, Ana qui n'était pas des plus maigres en était ressortie avec des hanches un peu conséquentes et des formes légèrement exposées. Ses concurrentes n'avaient trouvé rien de mieux à faire que de l'insulter à propos de ses rondeurs. Cela l'avait alors foutue dans une colère noire et une tristesse pas possible, et j'avais été le seul à vraiment la soutenir, sur le coup. Les autres gars de l'équipe l'avaient juste qualifiée de "pleurnicharde", car pour quelques kilos en trop, c'étaient vraiment des chichis de filles. Mais moi je la comprenais.
Je souris en y repensant. C'était le bon temps. Le bon temps où l'ambiguïté n'avait pas sa place entre nous.
« Eh Ky !
Je me retourne et découvre Mace qui accoure vers moi.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? je l'interroge.
— Écoute, on va bientôt partir : il faut que je fasse vite...
Ma tête n'est plus à la nostalgie. Sérieux, je croise les bras et écarte légèrement les chevilles, de manière à focaliser toute mon attention sur Mace.
— J'ai surpris une conversation entre le coach et le dirlo du bahut. Ils étaient au téléphone et Barett semblait vraiment embêté : il n'arrêtait pas de murmurer ton prénom. Je l'ai vu se frotter le front plusieurs fois, tu sais, comme quand il doit choisir s'il doit prendre du coca zero ou du classique au distributeur. Et d'après ce que j'ai compris, tes résultats scolaires ne plaisent pas du tout à la direction. Ils en ont parlé avec ton père, et ils envisagent sérieusement de...
Il laisse la fin de sa phrase en suspens et me guette avec appréhension. Je pousse un soupir exacerbé ;
— Mace ?
— Ils envisagent de te virer de l'équipe si ton bulletin de s'améliore pas, débite mon ami d'une seule traite. Kyrel, je suis désolé... Barett a essayé de négocier, mais... »
Je ne l'écoute plus. D'un vague signe de tête je lui signale qu'il peut s'éloigner. Je ne sens plus ma langue. Une vague de frissons assaille mon épiderme et je m'appuie contre la vitrine. Virer ? Kyrel ? Kyrel Jensberg ? Me virer ? J'espère qu'ils ne sont pas sérieux, ou alors que tout cela n'est qu'un bête canular. Mais je connais Mace, et il ne me ferait jamais une chose pareille. "Oh, il te suffit juste d'avoir de bonnes notes..."
C'est sûr : je vais être viré.
∀
Le reste de la journée se déroule dans la grisaille. Malgré la forte ambiance qui domine dans le car du retour, le temps me paraît insipide. Les chewing-gums qui circulent entre les sièges me sont fades et j'empêche toute personne de s'assoir à mes côtés. Écouteurs branchés, je regarde le paysage défiler, la tête appuyée contre le double vitrage des fenêtres. Je ne sais pas quoi penser.
Cela va vite. Beaucoup trop vite. Jamais je n'aurais imaginé que de telles choses puissent se tramer derrière mon dos. Mis-à-part la natation, rien d'autre ne me donne envie de me lever le matin. Je n'ai pas de talents particuliers, pas de rêves à combler... Sans ça je ne serais qu'une coquille vide sans objectif, juste assez motivée pour se traîner par terre. Se résigner à faire partie des Mr Toutlemonde, voilà à quoi se résumerait mon existence. Et je souhaite à tout prix l'éviter. Plus que de tomber sous les balles, de tomber d'un immeuble ou de tomber amoureux, j'ai peur de tomber dans l'oubli. Mais vu avec quoi je me trimballe, c'est très mal parti.
Lorsque je pose les pieds chez moi, je suis accueillis par la symphonie des couverts déjà attablés. Me sentant doublement trahi, je marmonne un "J'ai pas faim" avant de monter à l'étage. De toute manière, personne ne m'a demandé mon avis.
Il est 23 heures. Kurt est dans sa chambre, Jil s'est planquée dans la salle de bain et Effy regarde la télé. Je suis censé dormir, mais la faim me mord si fort l'estomac que j'ai peur de valciller. Alors aussi discret que ma stature me le permet, je m'infiltre dans la cuisine et mets à réchauffer une boîte de raviolis. Le moral dans les chaussettes, je me coupe en maniant l'ouvre-boîte.
« Comment s'est déroulée ta compétition ?
La voix cristalline d'Effy me fait sursauter. Elle se tient dans l'encadrement de la porte, bras croisés. Sur son dos s'écoule une jolie robe à fleurs qui fait ressortir le roux de ses cheveux. Chose étrange : elle me sourit. D'un sourire un peu forcé certes, mais d'un sourire quand même.
— Désolée de ne pas t'avoir attendu pour le dîner. Il faut dire que tu es rentré tard..., poursuit-elle en évitant mon regard.
19 heures n'est pas une heures tardive. Nous qui avons l'habitude de manger à 21 heures, ses excuses à deux balles ne marchent pas avec moi. Mais je ne dis rien.
— Ce n'est pas grave, je soupire en engloutissant une cuillérée de raviolis.
Ils sont mous. Flasques. Je n'ai pas la force de me cuire autre chose. Appuyé contre le plan de travail, j'ajoute :
— J'ai finis premier.
— Oh, bravo ! s'exclame-t-elle un peu trop promptement. Tu pourrais inviter des amis à venir manger, histoire de fêter ça. Et je vous ferais des lasagnes, si tu veux... »
Elle est naïve. J'ai toujours détesté les lasagnes. Mais ses tentatives de démonstrations maternelles me réchauffe le cœur... tout autant qu'il me le brise. Je me sens bête. Extrêmement bête. Égoïste de me comporter comme ça, stupide de lui parler ainsi... Je ne suis pas un bon fils. Même s'il elle ne m'est pas toujours très câline, cette envie de s'attacher à moi me fait culpabiliser.
Je me contente de finir mon plat en silence. Au bout d'un certain temps, Effy renonce. Espèrant qu'elle mette mon mutisme sur le compte de la fatigue, je la regarde regagner sa place devant LA Housewives.
À pas feutrés je rejoins ma chambre, retire mes habits, et me glisse sous les draps. L'unique horloge de la pièce résonne. Tic, tac. C'est pénible. Tic, tac. Je lui balance mon chargeur à la gueule pour qu'elle se taise.
Ce soir je ne vais pas sur facebook. J'hésite à allumer mon ordinateur, mais les mouchoirs qui s'amoncellent dans ma corbeille me dépitent au plus au point. Mater du porno à mon âge, mais quelle maturité... Bordel, mais qu'est-ce qui ne tourne par rond chez moi ?
Les doigts hasardeux, j'attrape mon téléphone. Par pitié, ça ne peut pas recommencer...
Pourtant, c'est bel et bien en train d'arriver. Je cherche son numéro, désespérément, mes dents s'enfoncent dans ma lèvre inférieure. Il répond à la troisième sonnerie.
« Allô ? Kyrel ?
— Je suis un débile profond.
Je sanglote déjà tout seul lorsqu'il s'arrête de bouger. Bien qu'il soit de l'autre côté du combiné, je parviens à l'entendre s'immobiliser lorsque je renifle sur le quatrième mot.
— Vas-y explique.
Sa voix étonnement grave me secoue et je lui lâche tout d'un coup, sans prendre le temps de respirer.
— Il veulent te virer de l'équipe à cause de tes notes ? Mais c'est complètement stupide, marmonne-t-il.
— C'est à cause de mon père. Il supporte pas l'idée que je puisse passer mon temps à faire autre chose qu'étudier, je murmure, au cas-où. Et je le comprends. Je ne sers vraiment à rien, c'est... Roshe. Je n'arrive même plus à te parler, je...
— Tais-toi deux minutes, il m'interromp sans douceur. Arrête de me renifler dans l'oreille, essaye d'articuler et juste, calme-toi. Je n'ai pas envie de te dire que tout ira bien car je ne m'appelle pas Irma, mais je suis là. D'accord ? Je t'aiderais s'il le faut, et Billie H aussi. Et puis, ce n'est qu'une question de notes. On révisera ensemble si tu veux. Ce sont eux les cons, pas toi.
— C'est pas un peu raciste envers les Irma, ça ? je balbutie sans m'en rendre compte.
Je le devine sourire.
— Kyrel, tu m'appelles à deux heures et demie du matin et je suis suffisamment amoureux de toi pour décrocher, alors s'il-te-plaît, épargne-moi tes commentaires de merde.
Son timbre rauque grésille dans mon oreille.
— Je sais. Excuse-moi. C'est juste... J'ai l'impression de me comporter comme un salaud avec ma famille, avec mes amis... Sérieusement, quel véritable pote se bat avec les membres de son équipe, hein ?
— Un pote qui va pas très bien, j'imagine.
Un ange passe, je déserre l'emprise que je tenais sur le bas de mon t-shirt.
— Écoute Ky, il est temps de dormir. Ça ira de mieux demain, et ça, pas besoin d'être un grand Manitou pour le prévoir. Je reste là, ne t'inquiète pas. Je raccrocherai. »
Même s'il ne peut pas me voir, je hoche lentement la tête. Mes pomettes sont rèches, séchées par les larmes. Je me laisse tomber sur l'oreiller.
Mes yeux me piquent, mon corps me lance, mais mes paupières se closent. Je le sens près de moi, près de ma respiration, et cela suffit à m'apaiser. Pour cette nuit.
« Kyrel ? Tu dors ? Silence. D'accord, tu dors. Je vais raccrocher. Mais avant... Je sais que tu ne m'entends pas. Peut-être ton subsconscient, qui sait ? Mais peu importe. Kyrel, tu n'es pas inutile. Ou du moins pas à mes yeux. Et puis de toute manière, quelqu'un comme toi ne peut pas l'être. Je voulais que tu le saches. Alors s'il te plaît, ne te met pas en danger pour des idioties pareilles : le monde a encore besoin de toi. Et je sais ce que je dis. Silence. Fais de beaux rêves, Leryk. »
Bip.
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