I
— Vous avez l'air d'être dans le partage et la bienveillance, en tout cas, fait remarquer Giovanni lorsqu'il estime que le silence a assez duré.
— Je ne veux pas en parler.
— Elle ne veut pas en parler, la rectifié-je de but-en-blanc.
Les yeux scintillants de Giovanni ne savent plus sur qui se poser. Et moi non plus. La fille que je pensais aimer jusqu'à mon dernier souffle ou le beau garçon en train de réveiller en moi des angoisses incertaines ? Dans mon univers, l'homosexualité est une norme, le droit chemin une fraude, une hérésie.
Aux alentours, Raphaëlle est la première à se mouvoir, à préparer les pinceaux, les tableaux, à tâter le terrain et à s'installer sur un petit tabouret, plus près de la porte que n'importe quel objet de la pièce. Mon ancienne muse joint paume contre paume au niveau de sa gorge, pose ses coudes à quelques centimètres de ses genoux et se penche un peu.
— Je te déteste quand tu fais la diva, Raphaëlle.
Elle détache ses cheveux, emprisonne son poignet dans son élastique et capture mon attention lorsque son profond regard vert me juge. J'ai l'impression de voir une autre personne.
— C'est parce que je t'imite. Et je le fais juste pour t'énerver, tu sais très bien que je n'ai jamais réagi comme ça avant.
Je laisse couler, incapable de me donner en spectacle devant un presque inconnu. Ce dernier n'ajoute rien, se contente de récupérer assez de pinceaux et de couleur pour pratiquer. Il installe une sellette à mes côtés et agit ainsi jusqu'à s'asseoir. Ces deux présences me côtoyant s'observent de loin avant que Raphaëlle ne ferme les paupières. Je caresse le sticker posé contre le cartilage latéral de mon nez ; geste nerveux pendant mes moments de crise existentielle.
Les premiers instants sont passés à observer le moindre mouvement de Giovanni, de la plus infime esquisse aux traits plus grossiers des mains de Raphaëlle. Tout en ce portrait me rappelle la beauté que j'ai tant aimé chez cette fille. En mon for intérieur, je ne peux pas nier que la voir ainsi, le visage si serein et pourtant si torturé, me fait travailler.
Adolescente, je trouvais Raphaëlle plus attirante que n'importe quelle autre personne que je côtoyais. Elle avait cette joie de vivre, des prunelles pétillantes et un sourire d'ange à en damner les plus amoureux. Elle n'a jamais caché une certaine bisexualité. Elle la rendait presque mystique, un peu féerique. Au début, elle disait que je l'illuminais. Je crois aujourd'hui, que j'ai finis par l'éteindre sans le vouloir. Parfois, je me demande si elle était plus heureuse avec son premier et unique petit ami, un garçon appréciable durant notre deuxième année au collège.
J'ai l'attention pleine de dévotion.
— Le silence est d'or.
Sa voix elle, est d'argent.
— Le but n'était pas de te mettre mal à l'aise.
— Non, mais certainement pas non plus de vous faire discrètes, se moque-t-il.
Il trace le premier trait de couleur sur les joues creuses de Raphaëlle. Du jaune. Je remarque avec grâce que la bouche rouge entrouverte laisse dépasser deux dents parfaitement blanches. Mon ange, ma colombe, ma pureté... Tant de surnom que j'ai su lui donner sans en attendre en retour. Ils n'ont pas suffi à garder son amour.
Lorsque Giovanni replonge à nouveau le pinceau dans sa palette, les doigts de Raphaëlle s'agitent contre sa gorge. Elle me supplie en silence de ne pas m'octroyer une aveugle confiance en ce nouveau garçon - bien que ses talents sans équivoque se dévoilent peu à peu sur la toile. Au lieu de quoi, je change de sujet :
— Que penses-tu de notre sujet ?
Son visage se balance entre la peinture et la réalité, aussi belle et brune soit-elle. En attendant, j'etouffe mes angoisses et mes incertitudes face à ces visages séraphins, ces voix mielleuses accompagnées de paroles fielleuses.
— Le pop'art n'est pas dans mes habitudes. Je préfère le baroque, avec une technique plus ancienne et une histoire qui provient forcément de chez moi.
Ma question à double sens ayant pour but de le déstabiliser n'a pas l'effet escompté. Au contraire, il reste calme et impassible, presque détaché de l'espace et du temps. Les gestes de son poignet restent fluides, incapables de rater l'esquisse qui habille le tableau. Raphaëlle prend de la couleur malgré ses pétales fanés plus vrais que nature.
— Je ne parlais pas du courant artistique, mais de Raphaëlle.
Sa nuque se dévisse lorsque Raphaëlle grogne :
— Je suis hilare.
— C'est une vraie question.
Et elle me triture. Je ne sais comment l'exprimer, cette envie de vouloir les défier l'un face à l'autre. Mon esprit vengeur restera frustré tant que je n'obtiendrai pas des explications de Raphaëlle, ou du moins ; son attention. Le regard clair de Giovanni m'inspecte, laissant en suspens son bras, son pinceau et le tableau souillé par un arc-en-ciel de couleurs.
— Pour être honnête, compte tenu de notre époque moderne, je dirai qu'elle est photogénique. Je vais omettre l'anachronisme sur ce mot et me contenter d'ajouter qu'elle pose comme une statue grecque.
Un sourire habille ses lèvres.
— Je vous entends.
— C'est précisément le but, constate Giovanni en donnant un dernier coup de peinture à son œuvre.
À l'instant précis où il termine de hachurer les teintes glaciales qu'il appose sur les mains de Raphaëlle, je me tortille. Mon esprit aussi. Tout n'est qu'une question. En permanence. Dès que mes pensées me lâchent, je sais qu'elles vont me revenir tôt ou tard, à commencer par celles autour de ce garçon. Pourquoi si vite ? Pourquoi il ? Surtout pourquoi moi ? Pourquoi cette honte, ce panel de couleur transformé en un gris maussade sans saveur ?
Je ne suis pas normale.
— Je laisserais sécher plusieurs heures si j'étais vous, nous informe Giovanni d'un calme olympien.
Il quitte son poste, se lève et s'enfonce dans la salle, seul refuge pour les lavabos de nos ateliers. Lorsque l'on s'y attarde un peu trop, n'importe qui peut remarquer le désordre de l'endroit. Celui qui se propage dans ma tête est du pareil au même. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, mon attention se dirige sur ce que j'ai toujours trouvé répugnant. J'aimerais évoquer une lubie pour me détacher de ce qui me traverse et de la colère que je ressens à chaque fois que je pense à Raphaëlle. En réalité, la chair de poule qui me recouvre n'est pas due aux sensations négatives capables d'être entendues par l'être humain, mais bien une transformation de ce que je pense être ma banalité.
L'eau qui ruisselle quelques minutes est semblable à une musique douce en train de couvrir le silence perdu de deux amantes. Les paupières de Raphaëlle s'ouvrent. Sous celle-ci, je ne perçois plus que la douleur infinie que peut lui provoquer ma présence. Ce travail prévu depuis des mois est une hécatombe, un énième moyen que j'ai trouvé pour passer mes jours à observer l'amour de ma vie tandis que son indifférence me bordait la nuit. Giovanni revient. Sa simple présence me sort de ma torpeur.
— Je vous propose de ranger le matériel pour rendre cet endroit agréable à regarder et aller boire au Starbucks du coin. Vous n'avez rien de prévu aujourd'hui ?
J'extirpe mon téléphone de la poche arrière de mon jeans et lance un regard suspect à l'heure. Mes doigts tremblent autant que mon cœur.
— J'ai trois heures devant moi. Après, j'ai une intervention dans un collège.
Sans le vouloir, mes yeux tristes se posent sur Raphaelle. Les siens sont ailleurs, davantage posés sur le chevalet que sur le reste. Je range mes affaires lorsque je constate que je n'ai aucune question curieuse de la part de Giovanni. Je me relève en trombe et m'exécute, pressée de mettre de l'ordre dans mon extérieur pour espérer en avoir dans mon intérieur.
— Tu n'es pas obligée de me prendre comme une corvée, lancé-je à Raphaëlle dans un élan de méchanceté.
— Je t'ai dit que je ne te haïssais pas. Tu as été élevée pour briller, moi, pour m'assombrir.
Je lève un œil attentif à Giovanni, dos à nous. Je recommence à tout ranger et nettoyer. Raphaëlle bouge à peine, le regard rivé sur le moindre de mes mouvements, les oreilles tendues pour analyser le plus petit et insignifiant bout de phrase.
— Pourquoi faut-il toujours que tes discours tournent autour de la binarité ?
— C'est ainsi que le monde fonctionne, fait remarquer Giovanni en abandonnant les derniers pinceaux sur l'un des chevalets vierges
Je croise à nouveaux ses deux prunelles grises, synonymes de déperdition de ma retenue. Nous terminons de ranger dans un silence profond avec lequel Raphaelle s'amuse à jouer maintenant qu'elle est libre. La sensation d'avoir été une prison toutes ces années n'est ni agréable ni une fierté. J'en ai connaissance depuis des mois – peu de temps, en réalité. Et pourtant, je n'ai jamais accepté lui faire ainsi mal.
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