(Partie 2)
— Putain mais t'es qui, toi ? Qu'est-ce que tu fous chez moi ?
Olsen s'était levé et avait attrapé la télécommande posée sur la table basse, sans trop savoir si son utilisation comme arme contondante serait plus efficace ou non que ses propres mains.
— Oh-là, dit l'intrus, on se calme. C'est moi : Steve.
Olsen resta bloqué un instant, sa main agrippée à la télécommande flottant dans l'air dans un geste à moitié menaçant, à moitié hésitant.
— Steve ?
— Oui, Steve, le type que tu t'apprêtais à balancer aux oubliettes.
Steve était le nom du personnage principal du récit qu'Olsen avait terminé la veille. Le playboy, la caricature d'idéal masculin.
— Attends, tu ne vas pas me dire que...
— Oui, bon, ça va, on ne va pas y passer la nuit. Je suis Steve, je suis sorti d'entre les lignes de ton bouquin et j'ai pris forme humaine devant toi... On ne pourrait pas zapper la partie où tu fais semblant de ne pas comprendre, celle où tu refuses d'y croire et passer directement à l'acceptation ?
Il laissa Olsen bouche bée et s'assit sur le canapé. Olsen ne pouvait nier qu'il ressemblait effectivement à l'image qu'il s'était faite de son personnage. Grand, musclé, les cheveux presque rasés sur les côtés et noyés de gel sur le dessus.
— Tu sais, tout ça c'est du déjà-vu, tu vas lasser les gens qui lisent ton aventure, là.
— Mon aventure ? Les gens qui lisent ? De quoi tu parles ?
— Laisse tomber... Tu es un personnage, je suis un personnage, on est juste sur deux niveaux de fiction différents. Moi je suis un personnage de fiction dans ta réalité, mais ta réalité est une fiction pour les gens qui sont en train de lire, là. Et puis la réalité des gens qui lisent est une fiction au niveau supérieur, etc. Bref, tu veux pas passer à autre chose avant que les lecteurs ne nous fassent une *inceptionnite* aiguë ?
Olsen resta silencieux un moment puis finit par s'asseoir à côté de l'intrus sur le canapé.
— Voooiiilà ! s'exclama celui-ci. Ce n'est pas si compliqué, hein ? Écoute, je ne sais pas comment c'est possible ni pourquoi ça n'arrive pas plus souvent. Je ne sais pas pourquoi moi je sais et toi tu ne sais pas. Mais me voilà. Alors va falloir faire avec.
— Faire avec ? dit Olsen en levant un sourcil. Parce que je vais devoir t'accueillir comme coloc', c'est ça ? Ou alors t'avais quelque chose de plus intime en tête ? Tu vas être déçu, je ne suis pas de ce bord...
— Mais moi non plus. Tu devrais le savoir d'ailleurs, c'est toi qui m'as écrit !
— Attends, dit Olsen, ça veut dire que je peux faire de toi ce que je veux ? Je n'ai qu'à écrire une personnalité différente et...
— Vas-y, répondit l'autre sans cesser de sourire.
Olsen se pencha sur son ordinateur portable et ouvrit son fichier. Il parcourut rapidement quelques lignes sans mettre les mains sur le clavier. Après quelques instants, Steve éclata de rire.
— Tu n'as même pas le courage de t'y replonger, n'est-ce pas ? Mon Dieu, comme tu as détesté l'écrire, cette histoire...
— Tu le savais ? dit Olsen en se tournant vers lui. Que je la détestais, je veux dire... Tu pouvais le ressentir ?
— Bien sûr, dit Olsen. Comme un enfant indésiré, rejeté... Je représente l'archétype du mâle dominant qui te répugne. Tu crois peut-être noyer ton opinion personnelle dans un style téléphoné et dégoulinant, mais ça ne trompe pas. Je suis ton enfant indésiré, le mal-aimé par excellence.
— Oh ça va, épargne-moi le mélodrame... Je t'ai créé, c'est déjà pas mal. Tu veux quoi, un cadeau avec ton *Happy Meal* ?
— Fascinant, dit Steve, son foutu sourire toujours accroché au visage comme une huître à son rocher. Tu sais, tu serais un parfait sujet d'étude pour les théologues... La preuve vivante qu'on peut suer sang et eau pour créer quelque chose et le haïr malgré tout. Preuve que l'hypothèse d'un Dieu malfaisant et cruel est assez crédible. Punaise, si t'étais un Dieu, j'aimerais pas être ton prophète...
— Ta gueule, coupa Olsen.
Il s'enfouit la tête dans les mains. C'était le pompon, la cerise moisie sur ce grand gâteau ignoble qu'était son roman ! Son personnage, le pire, le plus insupportable des personnages qu'Olsen eût jamais écrit... Le voilà qui débarquait, comme ça, et qui lui débitait ses âneries à la figure. Avec son grand sourire de grand con figé sur le visage.
— Détends-toi un peu, mon vieux. Si j'ai débarqué pour t'empêcher de supprimer mon histoire, ce n'était pas juste l'instinct de survie. Tu as tort de vouloir te débarrasser de ce roman. Il va faire un carton. Avec moi comme personnage principal, comment pourrait-il en être autrement ?
— Sérieusement, il va falloir arrêter avec ta tronche de pub pour dentifrice. Je vais vraiment finir par t'en coller une.
— Des paroles en l'air, dit Steve qui malgré tout modéra un peu son sourire. Tu m'as créé baraqué et d'un naturel bagarreur. Alors que, pardonne-moi, mais tu es plutôt gringalet... et plutôt lâche.
— Je préfère me considérer comme non-violent, dit Olsen.
— Bien sûr que tu préfères penser ça...
— Dis-donc, l'enfant mal-aimé. Tu peux dire de moi, mais dans le genre langue-de-pute, t'es pas mal non plus. Enfin... Au moins la haine est partagée...
— J'ai de qui tenir, fit remarquer Steve. Mais moi je ne te hais pas... Comment le pourrais-je ? Tu m'as donné la vie ! Tu m'as peut-être donné une certaine assurance que l'on peut parfois prendre pour de l'arrogance – Olsen eut un ricanement narquois que Steve ignora – mais tu ne m'as pas fait ingrat. Tu es mon créateur, et je suis là parce qu'en tant que tel, je t'apprécie. Malgré tes nombreux défauts et malgré ton ressentiment envers moi – que je ne trouve d'ailleurs vraiment pas mérité.
— Si c'est pas mignon... Tu sais, si tu tiens vraiment à faire plaisir à ton créateur, j'ai une suggestion : tu ne veux pas foutre le camp et me laisser faire comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu ? Je dois te dire que tu n'es pas franchement la compagnie dont je rêvais quand tu as débarqué...
— Ça, je m'en doute bien. Tu préférerais la petite Mathilda, n'est-ce pas ?
Olsen sursauta en entendant ce nom. La simple présence physique de Steve était déjà incroyable, mais le fait qu'il sache des choses que personne n'était censé savoir était stupéfiant.
— Mais de quoi je me... Comment tu...
— Avant que tu me couches sur papier – enfin sur clavier – j'ai quand même un peu grandi dans ton esprit. C'eût été malheureux que je n'y apprenne pas une chose ou deux...
— Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? C'est une franche incursion dans ma vie privée ! Merde, c'est même la pire incursion à laquelle je puisse penser !
— Techniquement, je fais partie de ta vie privée... Du coup il n'y pas réellement d'incursion. J'étais dans ton esprit et Mathilda y occupait une sacrée place aussi, je ne pouvais pas la rater.
— Oui mais maintenant c'est différent ! Tu es sorti ! C'est extrêmement gênant !
— Sorti, sorti... C'est vite dit. Tu es le seul à pouvoir me voir et m'entendre.
— Sérieusement ?
— Si tu ne me crois pas, on peut vérifier facilement...
Steve se leva et se dirigea vers l'unique fenêtre du petit studio. Elle donnait sur une rue assez passante et était entrouverte. Il se pencha et hurla :
— BONJOUR LES CONNARDS !
Olsen sursauta pour la seconde fois. Il se rua à la fenêtre et jeta un œil à la rue en contrebas. Plusieurs personnes y marchaient tranquillement. Aucune ne semblait avoir été vertement interpellée quelques secondes plus tôt.
— Ohé ! dit Olsen d'une voix forte.
Cette fois, plusieurs personne levèrent les yeux en cherchant du regard la source de cet appel. Il était évident que s'ils avaient entendu la voix d'Olsen, ils n'auraient pu manquer le hurlement de Steve. Olsen referma la fenêtre et retourna s'asseoir, très vite rejoint par Steve.
— Tu vois ? Tu n'as pas grand-chose à craindre de moi, dit ce dernier. Je ne peux cafter à personne, ton secret est bien gardé... J'peux même pas mettre un mot dans le cartable de Mathilda pour lui demander si elle veut sortir avec toi.
Olsen le dévisagea un instant. De tous les personnages qu'il avait créés, il fallait que ce soit celui-ci qui prenne vie. L'insupportable *playboy*, le macho moqueur, la brute arrogante.
Alors qu'il cherchait mentalement à déterminer quel autre personnage il aurait voulu rendre réel, il remarqua quelque chose d'étrange : lorsqu'il clignait des yeux, Steve disparaissait. Bien sûr, techniquement, le monde entier disparaît lorsque nous fermons les yeux. Mais lorsqu'Olsen ouvrait les siens, Steve ne réapparaissait qu'*après* le reste du monde. Pendant quelques fractions de seconde, Olsen pouvait voir son appartement vide avant que ne se matérialise l'intrus, d'un coup.
— Tu pourrais arrêter ça ? demanda Olsen avec mauvaise humeur.
— Arrêter quoi ?
— De disparaître dès que je cligne des yeux. C'est très agaçant.
— Ah, dit Steve en rigolant. Tu sais, ça n'est pas de ma faute. Si l'on considère que je suis une création de ton esprit, alors c'est que ton esprit est mal foutu.
— Attends, tu ne veux pas dire que je...
— Tu *lagues*, oui. Tes yeux voient le monde directement, mais c'est ton esprit qui me superpose à ce monde. Je suppose que tu es un peu lent, ce qui fait qu'il y a un temps de latence entre le moment où tu vois la réalité et le moment où je m'y incruste.
— Sympa. Donc non seulement, je suis gringalet et lâche, mais en plus j'ai le cerveau lent – sans jeu de mot. Tu me passes une corde ?
— Allons, ne sois pas si défaitiste. C'est à cause de ça que tu n'arriveras jamais à rien avec Mathilda.
Steve y revenait. Olsen comprenait tout doucement que c'était là le cœur du sujet, que c'était pour cela que Steve était là. Et pour tout dire, cela ne rendait pas la situation plus confortable.
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