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Kuroo rentra chez lui le lendemain, en train, occupant son trajet à parler par messages avec Tsukishima et à évoquer les bons souvenirs de la semaine ; Kei eut la délicatesse de ne pas évoquer les bains bouillonnants, et Tetsuro lui en fut reconnaissant.
Il fut charrié en rentrant dans sa famille –enfin, il avait un petit copain ! Quand il le décrivit comme blond et intelligent, ses grands-parents le comparèrent immédiatement à Kenma ; Kuroo supposa qu'ils avaient toujours pensé qu'ils finiraient ensemble. Kenma, qu'il eut l'occasion de revoir tous les jours qui suivirent, acceptait parfaitement cette relation, et demanda même à Tetsuro de tout lui raconter entre deux parties de console, avec un sourire serein qui réchauffait le cœur de Kuroo.
Il fut convenu qu'Oikawa et lui rentreraient chez eux trois jours avant la reprise des cours, pour avoir le temps de s'installer confortablement et de retrouver tout le monde. Tsukishima n'avait pas redonné de nouvelles quant à une éventuelle visite à Tokyo, et l'imminence de la fin des vacances commençait à inquiéter Kuroo ; et finalement, ce fut le jour même de leur retour dans leur appartement que Kei se manifesta.
Ils venaient de finir de manger quand le téléphone de Kuroo sonna. Un large sourire vint étirer ses lèvres quand il lut le nom de Tsukishima, ponctué d'un cœur, et il s'empressa de sortir avec un signe discret en direction d'Oikawa.
-Je ne te dérange pas ? s'enquit Kei dès que Kuroo le salua.
-Pas du tout.
-Dis-moi, tu es libre demain ?
Le sous-entendu dans cette question fit chavirer le cœur de Tetsuro, qui répondit immédiatement :
-Oui, toute la journée ! Pourquoi ?
-Je serai à Tokyo.
Une foule de possibilités émergea dans l'esprit de Kuroo : lui proposer de venir à l'appart, où manger, que faire, que visiter, plutôt sortir ou rester là à deux avec Oikawa ? Quelle intimité auraient-ils cette fois-ci ? Mais Tsukishima prit la décision à sa place :
-J'ai promis au roi que je l'aiderai à emménager, et comme ça devrait être réglé en une matinée, on aura l'après-midi avant que je ne reprenne le train.
-Le roi ? répéta Kuroo en fronçant les sourcils. Ah –Kageyama ? Attends, il emménage à Tokyo ?
-C'est ce que j'ai dit, oui.
Un instant, les neurones de Kuroo tournèrent dans le vide avant de faire une connexion et de comprendre tout ce que ça impliquait :
-Tu veux dire qu'il sera dans notre championnat ? Dans quelle équipe ?
Il entendit un léger son au bout du fil, qu'il interpréta comme un pouffement de rire réfréné et ironique :
-Celle de Bokuto.
Kuroo grogna en passant une main sur son visage. Le championnat était déjà costaud, les joueurs de renom s'étaient répartis dans les équipes de la capitale -Oikawa et lui tombaient régulièrement contre les équipes de Sakusa, Ushijima, Kiryu, Miya... et celle de Bokuto était dans le top 4. Avec Kageyama en plus, ils avaient de fortes chances d'aller jusqu'en finale. Il n'imaginait même pas comment il allait dire ça à Oikawa.
-Et il n'a pas besoin d'aide pour emménager ? reprit Kuroo d'un air suave. Je pourrais vous filer un coup de main.
-Je ne te savais pas si gentil.
-Je suis foncièrement gentil. Mais honnêtement, c'est surtout pour te voir plus longtemps.
-Je l'avais déjà deviné. Je vais lui demander –il fait le fier comme ça, mais on ne sera pas trop de trois.
Kuroo acquiesça, distrait déjà, toutes ses pensées tournées vers le lendemain quand il pourra revoir Tsukki... Le reste de leur conversation se perdit en banalités, la rentrée qui approchait, Akiteru à la maison, Yamaguchi qui n'avait toujours pas confiance en lui. Quand Kuroo raccrocha finalement, son sourire était toujours aussi large, scotché à son visage, et Oikawa n'eut pas de mal à deviner qu'il avait reçu une bonne nouvelle. Ils n'en parlèrent pas tout de suite, cependant, Oikawa le relançant sur quelque autre sujet, et ce ne fut que le lendemain en voyant que Kuroo s'apprêtait à sortir qu'il lui demanda où il allait.
-Eh bien, hum, Kageyama emménage sur Tokyo et Tsukki sera là pour l'aider à bouger toutes ses affaires. Alors il m'a proposé de venir pour qu'on se voie là-bas et après...
-Tobio-chan ? Tokyo ? Attends, attends –quoi ?
-Kageyama est à la fac à Tokyo, reprit lentement Kuroo, détachant soigneusement ses mots. Il rejoint l'équipe de Bokuto, apparemment. Du coup, il part de Miyagi et toutes ses affaires arrivent à Tokyo, donc Tsukki lui a proposé de l'aider à emménager, comme ça il peut aussi venir près d'ici et-
-Je peux venir ?
Un instant, Kuroo eut envie de lui sortir la même réplique que Tsukishima et mettre en doute cette prétendue gentillesse. Oikawa n'était pas quelqu'un de paresseux, mais il n'était pas non plus connu pour un altruisme démesuré ; s'il y allait, c'était qu'il y avait quelque chose à la clef, et Kuroo devinait aisément quoi.
-Eh bien, murmura-t-il sans trop savoir ce qu'en penserait Kageyama, on aura toujours fini plus vite.
La conversation ne se relança que plus tard, lorsqu'ils furent assis côte à côte dans le métro, et qu'Oikawa laissa un soupir contemplatif :
-Dans l'équipe de Bokuto. Tobio et Bokuto. J'attends de voir ça.
-Bokuto doit être aux anges, ça fait deux ans qu'il se plaint que le passeur n'est pas à la hauteur d'Akaashi. Avec un calibre comme Kageyama, il ne va plus tenir en place...
-Mais tu le bloqueras quand même, Kuroo-chan.
-Bien sûr !
-Et je montrerai à Tobio qui est vraiment le meilleur des passeurs. C'est nous qui irons en demie, cette année.
Kuroo aimait le côté compétiteur d'Oikawa pour y retrouver le sien, et il ne put qu'afficher le même sourire empli de défi et de détermination à la pensée du championnat de cette année. Ils finirent par trouver la nouvelle adresse de Kageyama, dans le même quartier que celle de Bokuto, logiquement ; et lorsqu'ils arrivèrent devant la porte, il n'y eut plus aucun doute possible, les voix de Tsukishima et de Kageyama émanaient de l'intérieur avec clarté :
-Ok, maintenant. Plus haut. Plus haut, je te dis !
-Ne me donne pas d'ordres, le roi.
-Pardon !? Pose ça ici et-
Un bruit sourd succéda, immédiatement suivi de ce qui ressembla à un feulement de douleur, et Kageyama repartit de plus belle d'un air de reproche et de panique :
-Mes doigts ! Tsukishima, espèce de –t'as fait exprès, enfoiré, regarde, comment je vais jouer, et mes passes-
-Sa Majesté a bobo à ses petits doigts ? susurra Tsukishima d'une voix moqueuse et satisfaite.
Kuroo et Oikawa entrèrent au moment où Kageyama lui lançait un regard noir en soufflant sur ses doigts endoloris –vraisemblablement écrasés sous un carton qu'ils soulevaient à deux avec un timing désastreux.
-Ya-hoo ! lança Oikawa avec un grand sourire. Tobio-chan, Lunettes-chan !
-Lunettes-chan, répéta Tsukishima avec un dégoût palpable.
Kuroo effaça rapidement sa moue écœurée par un baiser, qu'il avait prévu bref et simple, mais cela faisait longtemps qu'ils ne s'étaient pas vus, et le rendu fut plus langoureux que prévu. Oikawa et Kageyama s'empressèrent de se faire la discussion pour éviter de fixer, et c'était tellement peu naturel que Kuroo sourit contre les lèvres de Kei, tout en prêtant une oreille distraite à leurs phrases à peine articulées et aux accents affolés :
-Alors Tobio-chan, c'est beau Tokyo hein ?
-Très beau, Oikawa-san, très beau mais grand-
-Ah oui, et le métro, il ne faut pas s'y perdre, mais tu verras c'est simple –et sinon, j'ai entendu dire que tu étais dans l'équipe de-
-De Bokuto-san, oui, je ne lui ai pas encore dit mais j'ai hâte de jouer avec eux, oui, le tournoi-
-En octobre déjà ! Le temps va passer si vite, et nous sommes seulement là, à t'aider avec ces cartons que je vois partout et oh mais il serait temps de s'y mettre les gars !
La fin de la phrase avait augmenté en volume et en intensité, et Kuroo et Tsukishima se décollèrent sans exprimer de vrai regret quant à cette démonstration d'affection. D'ailleurs, Kei ne manqua pas de saisir l'occasion pour reprendre sa petite dispute :
-Oh, bien sûr, si le roi peut arrêter de tout superviser en se plaignant toutes les deux secondes-
-C'est toi qui- !
-On se calme, les enfants, ricana Kuroo en écartant les bras pour les apaiser –un geste qu'il tenait d'Oikawa à force de le fréquenter, ce qui ne marcha pas du tout à voir les regards outrés de Kageyama et Tsukishima soudain du même côté :
-T'as que deux ans de plus, je te signale !
-Ouais, on n'est pas des enfants !
-Mais oui, Kuroo-chan, s'y joignit un Oikawa plus qu'enjoué, regarde, Tobio-chan va même s'installer tout seul. C'est pour ça qu'on est là, au fait.
Ils se mirent finalement à la tâche, consistant essentiellement à repérer quelles pièces étaient inscrites sur quels cartons (« chambre », « salon » « salle de bains » ou « cuisine », puisque Kageyama disposait tout de même d'un espace assez vaste) pour les y déposer, laissant les autres (dont plusieurs paquetages « volley-ball », étrangement aucun « cours ») au bon choix de leurs porteurs.
Une fois que tout fut réparti dans chaque pièce, il s'agissait de monter les meubles, ce qui prit un temps et une réflexion considérable, et ils y seraient restés bloqués de longues heures si Tsukishima n'avait pas fait preuve d'une grande maîtrise de la notice. Ils étaient finalement tous en sueur à force de porter et maintenir les planches, les visser, retourner le meuble ; armoire, lit, canapé, étagères diverses, tout y passa et les occupa la plus grande partie de la matinée. Finalement, lorsqu'ils crurent avoir enfin terminé, Tsukki les fit déchanter en rappelant qu'il fallait sortir tout ce qu'il y avait des cartons –visiblement, Kageyama était moins impliqué que lui dans son propre déménagement. C'est alors qu'Oikawa fit une remarque des plus pertinentes et qui mit immédiatement Kuroo sur ses gardes :
-On est quatre, il y a quatre pièces ; on se partage le travail ?
Et les doutes de son colocataire furent confirmés lorsqu'il s'exclama tout de suite après :
-Je prends la chambre !
Sûrement avait-il pour projet de passer en revue tous les effets personnels de Kageyama, à voir son large sourire enthousiaste ; Tsukishima se dirigea vers la cuisine, et Kuroo et Tobio restèrent là en haussant les épaules. Finalement, Kuroo écopa du salon, ce qui avait l'avantage très net d'être juste à côté de la cuisine ; il pouvait voir Tsukishima tout en arrangeant les coussins sur le canapé, et lui envoyait force clins d'œil et baisers volants.
Malgré toutes ces petites distractions, il finit le premier et s'orienta vers la chambre, curieux de voir ce que manigançait Oikawa. Il trouva tous les cartons défaits, leur contenu étalé sur le lit dans un amas hétéroclite –photos de Karasuno, vêtements, un ballon (qu'espérer d'autre ?), quelques bibelots et livres.
-Aucun sextoy, soupira Oikawa dès que Kuroo entra, ce qui fut pour ainsi dire plutôt brutal comme accueil. Je m'y attendais, mais ce gars n'est clairement pas drôle.
Kuroo haussa les sourcils alors qu'Oikawa ouvrait en grand les portes d'une armoire, où il avait commencé à ranger les vêtements :
-Et ça ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi terne. Noir, gris, bleu, rien de spécial, zéro style, rien d'extravagant, pas même les sous-vêtements...
Kageyama entra à ce moment précis pour voir Oikawa brandir un de ses boxers en pleine lumière, en détaillant les coutures d'un air professionnel. Ses joues se colorèrent immédiatement d'une belle nuance magenta :
-Repose ça !
Oikawa, comme on pouvait l'attendre, se mit à caqueter d'une manière insupportable, tenant le vêtement bien au-dessus de sa tête pour que Tobio ne puisse pas l'atteindre –leurs tailles étaient sensiblement identiques, cependant, et Kageyama n'eut qu'à se hausser sur la pointe des pieds pour récupérer son bien –mais Kuroo soupçonna que c'était plutôt pour forcer Kageyama à se coller à lui qu'Oikawa faisait ça, ce qui ne rata pas.
Tsukishima apparut à son tour à la porte d'un air blasé, ayant sûrement remarqué qu'il était le seul à faire du rangement et que tous les autres s'étaient regroupés là. Son entrée eut le mérite de couper court à la scène, et il déclara, blasé :
-C'est bon, tout est fait, notre roi est bien installé dans son manoir. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
Kuroo jeta un œil à son téléphone pour voir qu'il était presque midi ; déduisant que Tobio n'aurait rien à manger chez lui, à peine installé, il proposa :
-On va manger en ville ?
Ce fut accepté à l'unanimité, et ils descendirent en quête d'un restaurant pas trop cher. Ils finirent par trouver une terrasse agréable et s'installèrent à quatre ; Kuroo se mit en face de Tsukki, conscient que son comportement de couple forçait Oikawa et Kageyama à les calquer.
Comme au fast-food, Kuroo ne tarda pas à remarquer qu'Oikawa n'avait strictement aucun scrupule à se servir dans la nourriture de Kageyama, et que Tobio semblait n'y accorder aucune importance –feignait-il de ne pas voir, était-il habitué ? Ce n'était même pas des aliments qu'Oikawa aimait manger par ailleurs, Kuroo connaissait ses goûts pour vivre avec lui depuis deux ans –alors à part attirer l'attention de Kageyama, à quoi ce petit manège pouvait-il bien servir ?
Un moment, Kageyama sembla tout de même le remarquer, et lança à son aîné un long regard ennuyé qui n'eut aucune conséquence. Kuroo l'encourageait mentalement à répondre, et regarda attentivement lorsque Kageyama avança ses baguettes pour dérober un gyoza à Oikawa.
Comme prévu, Oikawa les repoussa avec un regard d'avertissement ; immédiatement ensuite, il s'empara du gyoza visé. Kuroo devinait aisément la suite : il allait le porter à ses lèvres en feignant la sensualité, et le déguster sous les yeux de Tobio. Ce qu'il ne prévoyait pas du tout, par contre, et ce que fit Oikawa à la place, c'est qu'il dirige le gyoza vers la bouche de Kageyama, lentement, le brûlant d'un regard intense et profondément gênant. Tsukishima se mit à tousser ostensiblement, mais il n'y prêta aucune attention ; quant à Tobio, qui louchait sur les baguettes –les baguettes d'Oikawa, et s'il prenait le gyoza, ce serait un baiser indirect, leurs salives seraient en contact- il se demandait visiblement s'il devait ou non accepter. Kuroo discernait sans mal le dilemme sur son visage, entre l'envie de le manger et l'idée que c'était une preuve de soumission à Oikawa.
Finalement, il avança légèrement la tête et saisit le gyoza entre ses dents pour le manger aussitôt. Oikawa retrouva ses baguettes avec un sourire éthéré, se faisant un devoir de les mettre longuement dans sa bouche en continuant son repas, et Tsukishima ne cessait pas de s'étouffer entre deux regards à Kuroo. Celui-ci décida d'intervenir, malgré tout –même si Oikawa avait déclaré que toute relation était impossible, ils étaient clairement en train de se draguer lourdement ; Kuroo sentait que les pousser un peu ne tarderait pas à les convaincre d'essayer quelque chose.
-Eh, c'est nous qui sommes censé être le couple à cette table, plaisanta-t-il donc.
Il en profita pour saisir la main de Tsukishima. Jusque là, il n'avait pas osé les signes d'affection trop explicites depuis le baiser du matin, mais après ce qu'ils venaient de voir, il supposait que ça passerait sans souci.
-Mais oui, Kuroo-chan, et vous êtes un très beau couple, susurra Oikawa.
-Tu es le seul capable de supporter Tsukishima, il fallait que ce soit toi, murmura Kageyama avec un demi-sourire à peine dissimulé.
Le regard froid et indigné de Kei se posa aussitôt sur lui, mais Oikawa fut plus prompt :
-Voyez qui parle ! Et toi, Tobio-chan, qui serait capable de te supporter ?
Tout son être criait la réponse qu'il avait envie d'entendre, et si Kageyama était un peu moins fier, peut-être ce restaurant aurait-il vu la formation d'un nouveau couple. Mais il releva le menton avec orgueil, son regard aussi acéré que d'habitude :
-Je n'ai besoin de personne pour me supporter.
-Vraiment, murmura Oikawa en retournant à son assiette.
Kuroo adressa un regard amusé à Tsukishima, marqué par son sourire fétiche, et haussa les épaules pour lui signifier de les laisser –ils ne manqueraient pas d'en reparler par message plus tard. Kei lui fit un imperceptible hochement de tête et relança la conversation :
-Où est-ce qu'on va, cet après-midi ?
Kuroo lança un coup d'œil à Oikawa, cherchant son approbation pour les inviter chez eux ; un clin d'œil joueur tint lieu de réponse, et il sut qu'il avait son aval. Tsukishima sembla surpris, peut-être trouvait-il que ça allait vite –mais après tout, Kuroo avait déjà rencontré sa famille, alors il pouvait bien découvrir son lieu de vie. Kageyama semblait se demander s'il était invité, mais Oikawa rendit clair que c'était le cas, et, libéré de tout souci, le passeur put replonger dans la carte des desserts.
Une fois les desserts commandés, la conversation s'orienta autour des dernières Nationales que Karasuno avait gagnées, et Tobio s'anima un peu. Tsukishima l'interrompait par moments pour compléter son récit, ou pour mettre l'accent sur tel ou tel point grandiose ; Kuroo et Oikawa s'étaient trouvés dans les gradins, bien sûr, mais ils avaient convenu que c'était une opération secrète, ni l'un ni l'autre ne voulant avouer qu'ils avaient vu le match, et ils durent faire semblant de découvrir tout ce que disaient les anciens terminales.
Kuroo feignait donc d'écouter, et son masque d'intérêt tomba une seconde lorsque qu'une basket rencontra son tibia. Oikawa, dans sa diagonale, surprit son changement d'expression et lui adressa un regard penaud ; quelques secondes plus tard, Kageyama se mit à balbutier en plein milieu de sa phrase, ses joues prenant une teinte rosée, et Kuroo comprit vite ce qui se passait sous la table –Oikawa lui avait fait du pied par erreur, et maintenant qu'il avait trouvé sa cible, il ne la lâcherait plus.
Le reste de l'après-midi se passa dans la même ambiance, plus intime qu'à Miyagi où Yamaguchi et Hinata complétaient leur groupe : Kuroo prit de plus en plus d'initiatives avec Tsukishima, ne se privant plus de tenir sa main, de caresser son dos, de l'embrasser –après tout, même si ce n'était pas encore officiel, la tension entre Oikawa et Kageyama était sensiblement la même. Lorsqu'ils s'assirent dans le canapé de chez eux, Kuroo ne manqua pas de remarquer comme Oikawa collait sa cuisse et son épaule à celles de Tobio ; comment, pour parler à Tsukishima, il se penchait en avant, son visage à seulement quelques centimètres de celui de son cadet.
Est-ce qu'il y a de l'amour derrière tout cela ? se demanda Kuroo alors qu'Oikawa choisissait le nouveau circuit pour Mario Kart. Son colocataire aimait attirer l'attention, mais il ne l'avait jamais vu aussi insistant ; et il avait beau dire qu'il ne voulait avec Tobio que des relations charnelles, le mélange de taquinerie et de tendresse dans ses yeux était tout à fait différent du regard d'indifférence vaguement intéressée que Kuroo avait déjà vu dans les yeux d'Oikawa en croisant un coup d'un soir. Kageyama n'était pas une ombre de soirée, pas un sourire avenant au coin d'une rue, non, c'était quelqu'un qu'Oikawa connaissait bien, pour qui il avait des sentiments, de quelque nature qu'ils soient ; et Kuroo pouvait parier qu'une relation amoureuse sincère pouvait aboutir.
-La route arc-en-ciel ! exulta enfin Oikawa, et un concert de grognements lui répondit.
Kuroo sortit de sa contemplation et se concentra sur son quart de l'écran, la manette compressée dans ses mains. Oikawa et Kageyama étaient assis à deux dans le canapé, les yeux rivés sur l'écran ; Tsukishima était dans le fauteuil, feignant une posture décontractée, mais Kuroo, assis sur un accoudoir, voyait la tension dans ses épaules et la brusquerie dans ses doigts. Ils étaient tous dans la course.
Course qui ne tarda pas à sortir de la télé, d'ailleurs. Oikawa fut rapidement énervé de tomber dans le vide, et décida de passer sa frustration sur Kageyama –alors deuxième derrière un Kuroo goguenard. Il commença par lui pousser l'épaule pour le faire dévier de sa trajectoire, mais Kageyama ne lui accorda pas un regard, penché en avant et fixé sur l'écran ; et Oikawa aimait trop qu'on le regarde pour ne pas persévérer.
Ce fut donc un combat acharné sur la piste et en dehors ; Oikawa et Kageyama finirent par enchaîner les coups de coudes et coups d'épaules, bousculade de plus en plus violente, et quand Oikawa –aka princesse Peach- poussa Kageyama hors de la route pour le faire plonger dans le vide, il éclata d'un grand rire :
-Mais, Oikawa-san ! s'écria Kageyama, outré.
-Hahaha ! Prends ça, Tobio-chan !
-En attendant, vous êtes tous les deux des losers, fit remarquer Kuroo en jonglant avec sa manette ; ça fait des plombes que j'ai fini la course.
Tsukishima se mit à faire la tête, et les baisers que Kuroo déposa dans ses cheveux le déridèrent à peine jusqu'à ce qu'il ait terminé –huitième. Des revanches furent immédiatement exigées, et au fur et à mesure que les circuits s'enchaînaient, il devint évident que la bataille sur le canapé prenait plus d'ampleur que celle des karts.
Oikawa en était réduit aux stratégies les plus vicieuses pour détourner Tobio de sa course, et c'est tout naturellement qu'il commença à lui pincer les côtes pour le chatouiller –ce à quoi Kageyama resta totalement insensible ; il n'était pas sensible à grand-chose, d'ailleurs, songea Kuroo en les lorgnant du coin de l'œil, exactement comme on pouvait l'attendre ; après tout, le passeur de Karasuno se caractérisait par une technique d'une précision quasi-mécanique, et tout ce qu'il était capable d'exprimer ne semblait pouvoir passer que par le volley.
Son aîné l'embêtait tout de même assez pour qu'il réplique sans se poser de question –considérant visiblement que c'était acceptable, du moment qu'Oikawa le fasse en premier. Et si Kuroo savait quelque chose d'Oikawa, c'était à quel point celui-ci était réceptifs aux chatouilles : il délaissa même la course pour regarder Oikawa se plier en deux en poussant des cris aigus, puis se laisser tomber du canapé et rouler au sol en riant. Ce n'était pas le rire sadique qu'il aimait lancer quand il gagnait sur un de ses rivaux, pas non plus le ricanement cynique et amer de déception masquée : c'était incontrôlé, naturel, d'une sincérité frappante et terriblement magnifique.
Kuroo était totalement tourné vers les deux passeurs, désormais, et Oikawa qui se débattait en riant lui amenait aux lèvres son propre sourire, un peu moqueur, un peu rêveur, mais qui se figea doucement sur ses lèvres en regardant Kageyama. Le passeur s'était d'abord laissé entraîner, penché en avant sur le canapé pour continuer à faire courir ses doigts le long des flancs d'Oikawa qui gigotait sur le tapis ; puis Kuroo vit ses mains s'arrêter sur le corps de son aîné, et l'expression de joie vengeresse peinte sur son visage, purement compétitrice, s'effaça pour laisser place à de l'étonnement. Oikawa ne s'arrêtait plus, les larmes aux yeux, ne se rendant même pas compte qu'il n'était plus attaqué... et Kageyama l'écoutait rire.
C'est peut-être à cet instant, songea plus tard Kuroo, que Tobio se rendit compte qu'Oikawa Tooru était comme n'importe quel être humain, capable de rire sincèrement, d'ôter pour un instant cette façade qui semblait ne jamais le quitter. C'est peut-être à cet instant, voyant Oikawa allongé sur le sol, les joues rouges, le regard étincelant, un large sourire aux lèvres et les cheveux en bataille, qu'il se rendit compte d'à quel point il était beau.
Oikawa finit par remarquer son immobilité soudaine, et tapa doucement ses doigts pour les repousser, avec dans la voix quelque chose d'encore gonflé d'éclats de rire :
-Arrête, Tobio-chan, j'ai mal aux joues.
Il se redressa et reprit sa place dans le canapé, s'y asseyant cette fois en tailleur, récupérant au passage la manette abandonnée un peu plus loin ; son personnage et celui de Kageyama étaient derniers, immobiles au bord de la route depuis bien longtemps. Kuroo avait repris la course dès que les choses avaient cessé d'être intéressantes, et était en vue de la ligne d'arrivée ; quant à Tsukishima, qui ne s'était nullement laissé perturbé par ce qui se passait au sol, il avait saisi l'occasion pour finir premier, et arborer en conséquence un sourire condescendant qui plaisait beaucoup à son petit-ami.
L'heure tournait cependant, et Tsukishima finit par annoncer qu'il devait prendre son train. Kuroo sentit son sourire s'envoler, et il jeta un œil à son téléphone –déjà...
-Oh, Lunettes-chan, lança Oikawa d'un air de plainte, tu rentres déjà ? Tu peux passer la nuit ici, tu sais.
-Oikawa a raison, s'empressa de renchérir Kuroo, se promettant de revaloir ça à son colocataire. Tu peux prendre le train demain matin, Tsukki.
-Mais où est-ce que je dormirais ? protesta Kei.
-Avec moi, murmura Tetsuro.
Un lourd silence suivit, et Tsukishima se mit à rougir très perceptiblement –sa peau claire le trahit immédiatement. Kuroo aussi était au comble de la gêne, sentant bien tout ce que ça pouvait sous-entendre ; jeune couple, dormir ensemble dans le même lit... Alors qu'ils étaient encore au contact physique public le plus simple. Bien sûr, Tetsuro ne comptait pas poser ses mains sur son copain ce soir-là s'il n'en avait pas envie, si c'était trop tôt. Dans le cas inverse... Il ne pouvait pas nier ressentir déjà de l'excitation, et la scène des bains bouillonnants lui traversa de nouveau la tête.
-Non, dit finalement Tsukishima, très rouge et qui déroba son regard. Je dois donner des cours particuliers demain, il faut que je rentre.
Kageyama réagit aussitôt, et même si ce n'était sûrement pas calculé, son intervention permit de faire retomber la tension :
-Des cours particuliers !? Je croyais que tu refusais ça !
-Pour toi et la crevette, seulement ! répondit Tsukishima, visiblement soulagé d'échapper aux regards de Kuroo et Oikawa. Mais dès que mes élèves ont un quotient intellectuel positif, forcément, tout de suite ça va mieux !
Oikawa s'esclaffa, mais Kuroo avait le cœur lourd ; ainsi donc, Tsukki ne resterait pas. Il resta terne le temps qu'ils rangent les jeux et récupèrent leurs affaires. En marchant vers le métro, Kei prit sa main, et il lui adressa un sourire triste. Ils discutèrent un peu en attendant une rame, puis lors du trajet, et la conversation s'essouffla en entrant dans la gare. Tsukishima avait déjà son billet, et ils se retrouvèrent tous les quatre sur le quai : le train y était déjà, et le central se tourna vers eux pour dire au revoir.
-Merci pour le coup de main, grommela Kageyama, les mains dans les poches et qui n'aimait visiblement pas beaucoup les remerciements.
-C'était une exception, répondit Tsukishima.
Son ton était froid, mais ses yeux luisaient d'amusement, et Kuroo savait qu'il ne fallait pas le prendre au sérieux.
-Reviens quand tu veux ! s'écria Oikawa en lui adressant un signe de tête.
Puis, faisant volte-face et saisissant Kageyama par le bras pour l'entraîner plus loin :
-Regarde, Tobio-chan ! Un distributeur !
-... Et alors ?
Kuroo écouta distraitement les babillements d'Oikawa se fondre dans le brouhaha de la gare, et soupira de ce tête-à-tête soudain –de soulagement, d'appréhension aussi.
-J'aurais bien voulu rester, dit finalement Tsukishima en serrant ses doigts entre les siens.
-Tu peux encore, répondit Kuroo.
Malgré lui, l'espoir refit surface ; aussitôt rabattu lorsque Kei secoua la tête :
-Non, je ne peux vraiment pas. Mais la prochaine fois...
-Et ce sera quand ?
Tsukishima aurait pu s'impatienter devant tant de questions ; il devait bien sentir la part de reproche en chacune d'elles. Pourtant il resta calme, et fit même un petit sourire d'excuse :
-Dès que je peux, je te le promets.
Cela suffit à Kuroo. Il l'étreignit longuement, la tête plongée dans le creux de son épaule, puis l'embrassa fougueusement alors que les portes du train commençaient à se fermer ; Kei grimpa à bord, puis se hâta de trouver un siège près de la vitre pour adresser à Kuroo quelques derniers signes. Le train s'ébranla enfin et démarra, et Tetsuro resta sur le quai à le regarder prendre de la vitesse, le visage de Tsukishima depuis longtemps disparu, mais agitant encore la main comme s'il pouvait le voir.
Il resta planté là une minute supplémentaire, le temps de se remettre de ses émotions, puis se mit en quête d'Oikawa et Kageyama. A ce stade, il n'aurait été qu'à moitié étonné de les retrouver en train de faire quelque chose de stupide.
C'est donc du soulagement qui l'envahit en les trouvant tous les deux assis sur un banc, près d'un distributeur. Kageyama était en train de siroter un yaourt à boire, les yeux dans le vide, tandis qu'Oikawa était au téléphone, pris dans une conversation apparemment des plus drôles. Quand il vit Kuroo, il lui adressa un signe de paix :
-Je te laisse, Iwa-chan ! Je te raconterai la suite tout à l'heure ! Oui, oui !
Il raccrocha et bondit de son siège, étirant ses bras au-dessus de sa tête en s'avançant vers Kuroo :
-Pas trop dur, les adieux, Kuroo-chan ?
-La ferme, murmura Tetsuro.
Oikawa sut à sa mine défaite qu'il avait tapé là où ça faisait mal sans le vouloir, et n'insista pas. Ils retournèrent tous les trois vers le métro –Kageyama semblait totalement indifférent à leur compagnie, peut-être fatigué, et ne parla que pour leur dire qu'il rentrait, et qu'il prenait la rame inverse.
-Bye-bye, Tobio-chan ! A la prochaine ! le salua Oikawa avec sa pose caractéristique, yeux fermés, large sourire, agitant la main en guise d'au-revoir.
Un instant, Kuroo se souvint de la conversation à la piscine –la voix d'Oikawa alors, profonde, séductrice, aux antipodes de ce ton puéril et chantonnant. Kageyama ne sembla pas plus perturbé que ça, cependant, et le regarda à peine, préférant adresser un salut plus formel à Kuroo avant de dévaler l'escalier qui menait à son quai.
Le retour fut tranquille pour les deux compères, seulement agrémenté par quelques banalités.
-J'espère que Tsukki est bien rentré. C'est trop tôt pour lui envoyer un message, tu crois ?
-On reverra sûrement Tobio régulièrement, cette année, à toutes les soirées de Bokuto.
-Je me demande s'il voulait vraiment dormir ici.
-Rappelle-moi d'appeler Iwa-chan en rentrant.
La soirée fut paisible après toutes les activités de la journée, et ils ne tardèrent pas à se souhaiter bonne nuit. Kuroo sentait la fatigue peser sur ses épaules, et s'allonger fut une vraie délivrance ; mais toutes ses pensées de la journée ne firent qu'apparaître, plus claires, devant ses yeux, et il ne trouva pas le sommeil.
S'il songeait à tout ce qu'ils avaient fait à quatre ce jour-là... Tsukishima et lui, d'abord ; ils s'étaient embrassés, touchés du bout des doigts, tenu la main. Oikawa et Kageyama... ils étaient aussi intimes qu'eux, finalement. Plus, peut-être, tressaillit Kuroo en revoyant l'épisode du boxer, du gyoza, des chatouilles. A se demander qui allait conclure en premier, rumina-t-il en se tournant vers le mur mitoyen entre la chambre d'Oikawa et la sienne ; entre Tsukishima qui semblait tout gêné à l'idée de dormir avec lui et Oikawa qui y allait franchement, les choses risquaient de s'équilibrer assez vite. Un bref instant, une piqûre de jalousie l'aiguillonna, mais il la repoussa : ce n'était pas une compétition, et leurs relations étaient de toute façon radicalement différentes.
C'est ce qu'il se disait, du moins, se fondant sur les confidences d'Oikawa ; « Je ne me vois pas partager des choses avec lui, pas de tendresse, pas de fous rires, rien qui ne fasse un vrai couple... ». Mais n'y avait-il pas de la tendresse au restaurant, lorsqu'il prenait soin de le nourrir ? N'était-ce pas un fou rire qu'ils avaient eus, à deux sur le tapis à se faire des chatouilles ? Oikawa se voilait la face, Kuroo en était convaincu. Cette journée était déjà un double rendez-vous... et Tetsuro espérait qu'il s'en rende bientôt compte.
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