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22 - Mair

Devantleurs yeux s'étendait une clairière, délimitée par les mêmeslongs rideaux de lierre ; des fleurs sylvestres, jacinthesbleues et pourpres, anémones blanches, ficaires jaunes, primevères,violettes, oxalis, muguets, et d'autres dont elle ne connaissaitpas le nom, couvraient le sol d'un tapis aux délicates couleurs.Sur la droite, un ruisseau chantait au milieu de grosses pierresmoussues, entre des bouquets de fougères et des touffes d'euphorbes.Des papillons et des libellules évoluaient dans la clartélégèrement plus intense que dans le reste du bois souterrain :en levant le regard, on pouvait déterminer qu'elle venait d'unesphère luminescente plus vaste encore que les autres, suspendueau-dessus de son point central.

Letout aurait été admirable et d'une parfaite sérénité s'il nes'y était trouvé ce trône aménagé dans les racines d'unarbre plus large et vénérable que ceux qui l'entouraient : formépar des branches soigneusement ployées, orné de fleurs grimpanteset tapissé de mousse, il était occupé par une créature dontHadria n'aurait jamais cru possible l'existence : une femme,dont le corps et les membres semblaient aussi fins et élancés queles jeunes troncs environnants, à peine revêtus d'une robearachnéenne de soie verte aux reflets mordorés...

Sapeau, d'une pâleur nacrée, luisait d'une légère nuance émeraude– mais il était difficile de dire si ce n'était pas un effet dela lumière ambiante. Mais deux choses la rendaient étrangementinhumaine... Dans son visage en forme de cœur s'ouvraient d'immensesyeux en amande dans lesquels la pupille prenait tout l'espace. Sesoreilles étroites s'effilaient en pointe, comme dans les dessinsde fées dans les ouvrages pour enfants. Mais plus dérangeantsencore, des rayons inégaux surgissaient de son dos, entre lesquelsdes membranes commençaient à s'étendre. Dans leur étatinachevé, elles présentaient quelque chose d'autant plus malsainet effrayant.

Maiscette créature était très loin de posséder l'éclat et lamajesté d'une reine des fées... Elle gardait ses bras serrésautour de son corps, le buste voûté et la tête basse. Une chaînemétallique dont l'horreur contrastait avec le cadre idylliquequ'on avait voulu mettre en place entravait sa cheville gauche ;l'anneau avait été capitonné pour éviter de la blesser, maiscela n'adoucissait qu'à peine la condition de la malheureuse.

Quandelle les aperçut, elle se recroquevilla sur elle-même, avec tant depeur dans le regard qu'au-delà de son dégoût et de sa crainte,Hadria se sentit touchée. Une fois passé l'effet de surprise, onpercevait mieux sa nature première : celle d'un être humainque l'on avait soumis à un traitement barbare qui avait modifiésa physionomie pour faire d'elle une créature fantasmagorique...ou plutôt, une ébauche de créature fantasmagorique.

Ainsi,l'altération subconsciente n'était pas qu'une théorie,appuyée par une soi-disant corne de licorne. Mais un processus quifonctionnait réellement, dans certaines conditions établies avecsoin... Mais le sujet de l'expérience n'était dans ce cas niune chèvre ni une jument, mais bel et bien une jeune fille qu'onavait arrachée aux siens.

Hadriainvoqua tout le courage qui lui restait pour s'avancer vers lamalheureuse créature, les mains tendues.

« Nousne vous voulons aucun mal... Mair... »

Enentendant son nom ; la jeune fille tressaillit et fixa Hadriaavec stupeur. Ses yeux semblaient plus grands encore dans son visagealtéré.

« Vousêtes bien Mair... n'est-ce pas ? Cela fait huit ans que vousêtes retenues ici, et vous avez seize ans à présent... Votrefamille ne vous a pas oubliée, elle vous cherche encore... »

Àces paroles, la jeune fille se recroquevilla sur elle-même, cachantson visage entre ses bras, frissonnant sur ce trône féerique auquelelle était enchaînée.

« Noussommes ici pour vous aider, Mair. Nous allons vous ramener auxvôtres. Je vous le promets... »

Laprisonnière ne répondit pas ; son corps était agité desanglots silencieux. Ses longs cheveux, jadis presque noirs, d'unvert profond à présent, dissimulaient son expression.

« Mair... »

Hadrias'apprêtait à se rapprocher encore, mais sur une impulsionsubite, elle choisit de se tourner vers son partenaire. Le normalistesemblait tendu. Il serrait si fort les poings que ses jointuresblanchissaient. Elle l'interrogea du regard, cherchant un indicesur la conduite à tenir face à la prisonnière. Mais Ashley restaitsubjugué par la scène... mais en même temps, il paraissaitétrangement révolté. Elle l'avait rarement vu manifester unetelle émotion. Certes, le destin de Mair s'était révéléparticulièrement horrible – et elle n'était sans doute pas lapremière à l'avoir subi, juste la seule à avoir survécu. MaisAshley devait avoir affronté bien d'autres monstruosités durantsa carrière. Elle se demanda, pour la première fois, depuis combiende temps il travaillait sur le terrain... Six, sept ans ? Était-cesuffisant pour l'endurcir et lui permettre de faire face à quelquechose d'aussi... malsain ? Elle supposait que son cerveau tropintellectuel s'accommodait mal des sentiments violents... Maiscette vision dépassionnée des choses ne constituait-elle pas pourlui une façon de se protéger ?

Ellese détourna et esquissa un pas de plus vers Mair ; cette fois,le normaliste l'arrêta d'un geste de la main.

« Non,attendez... Elle vit depuis huit ans, à peu de chose près, aumilieu ces flux. Si on l'en arrachait d'un coup... il n'est pascertain qu'elle survivrait... »

Hadriasecoua farouchement la tête :

« Non !On ne peut pas la laisser là...

— MissForbes... Nous savons où elle se trouve à présent. Il vaut mieuxaller chercher du renfort. Gladius Irae peut rassembler rapidementune équipe capable de la prendre en charge avec un minimum de dangerpour elle. Elle sera en de meilleures mains avec des gens capablesde se faire une première idée de sonétat... »

Ilavait baissé la voix, afin d'éviter que Mair l'entende, maisHadria doutait qu'elle soit consciente de leurs paroles. La jeuneprisonnière demeurait prostrée, comme si leur présencel'effrayait. Et c'était naturel : elle n'avait sans doutepas l'habitude de voir des étrangers en ces lieux...

« Ralestonesait que nous sommes là, objecta Hadria. Il ne nous laissera paspartir aussi aisément... à moins que nous parvenions à nousenfuir ! Après notre départ, qu'est-ce qui empêchera sonbourreau de l'emmener ailleurs ? Ou même de la fairedisparaître plutôt que se le voir arrachée ? »

Lesyeux verts d'Ashley se reportèrent sur la malheureuse :

« Vousn'avez pas tort », finit-il par admettre.

Ilresta un instant silencieux, avant de déclarer :

« Bien.Je vais réfléchir à un moyen de l'emmener pour la mettre àl'abri. Je sais que ce n'est pas la meilleure solution, mais cen'est pas comme si nous avions beaucoup d'autres choix... »

Ilmarqua une pause avant d'ajouter, d'un ton plus décidé :

« Laissez-moifaire. Je pense avoir une solution pour protéger sa vie. »

Hadriale regarda avec curiosité ; elle attendit ses explications,mais il n'en donna aucune. Le normaliste s'approcha de la jeunefille et s'agenouilla devant son fauteuil. Étrangement, au bout dequelques minutes, Mair quitta sa position douloureuse et consentit àexaminer son sauveur de ses immenses yeux vert sombre.

« Mair...murmura-t-il d'une voix calme, nous allons quitter cet endroit.Vous devez me faire confiance. Je ferai tout ce qu'il faut pourvous aider à sortir dans les meilleures conditions possible, je vousle promets. »

Ilinclina solennellement la tête. La jeune fille baissa de nouveau lesyeux, sans pour autant dissimuler son visage cette fois, comme sielle se soumettait à sa volonté. Hadria s'étonna de cetteattitude soudaine. Qu'avait-elle perçu chez le normaliste pouraccepter sa décision ? Il était certes un personnagesingulier... mais au point de s'attirer ainsi la confiance d'unepetite paysanne métamorphosée en créature féerique ? Elletrouvait ce fait intrigant.

Ashleytira de sa poche son nécessaire de crochetage et se concentra surl'anneau de fer autour de la cheville de Mair. Hadria espéra qu'ilpouvait s'ouvrir de façon mécanique et qu'il ne serait pasindispensable de faire appel à un forgeron pour en venir à bout...Mais elle avait sous-estimé les ressources de son partenaire. Aubout d'une minute à peine, un déclic caractéristique se fitentendre et l'entrave tomba au sol dans un fracas métallique. Lajeune fille l'avait regardé faire comme si elle ne comprenait pasce qu'il se passait. Hadria se demanda, une fois encore, si Mairpourrait redevenir normale un jour, et si sa famille voudrait biend'elle, dans cet état. Mais il était sans doute un peu tôt pourpenser à tout cela.

Avecdouceur, le normaliste aida la prisonnière à se lever. Ses jambesétaient si fines, si fuselées, qu'Hadria s'étonna qu'ellespuissent la porter sans se briser. Elle-même n'aurait même oséla toucher de peur de la blesser... mais Ashley semblait trouverinstinctivement les mots et les attitudes qui la rassuraient. C'étaitcomme si une compréhension tacite s'était établie entre eux...Une fois encore, la jeune femme s'interrogea sur cet étrangephénomène.

« Jevais vous confier à ma partenaire, reprit-il d'une voix basse,mais claire. Vous allez la suivre derrière le rideau de lierre et yrester pour le moment. Je veux vérifier que le chemin est biendégagé avant de vous sortir de là... Vous avez bien compris ? »

Seulun faible hochement de tête montra qu'elle avait compris, sinonles mots, au moins l'intention.

« Soutenez-la,miss Forbes. Elle a du mal à se déplacer, après être restée silongtemps cloîtrée dans cet endroit... »

Elleperçut, une fois encore, une minuscule brisure dans sa voix, quiapprofondit sa perplexité. Avec précautions, elle saisit le bras deMair, s'étonnant de la douceur soyeuse de sa peau, et soutint sadémarche trébuchante vers le couvert du rideau végétal.





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