Chapitre Dix-sept.
« L'apparence prend toujours le dessus sur le réel, le masque sur le masqué. [...] »
J. P. Martel
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Chapitre Dix-sept.
J'AVAIS ÉTÉ PERTURBÉE durant quasiment toute la nuit et aussi pendant une bonne partie de la journée en pensant au message que ce garde m'avait donné hier soir. Pour moi, ça ressemblait beaucoup à un piège. Parce que, oui, même si j'avais l'air d'un peu m'en foutre, j'étais dans le camp ennemi, et je tenais toujours un minimum à ma vie.
Il était dix-huit heure moins le quart et je m'étais déjà préparé, malgré toutes mes suspicions et mes questions que je n'arrivais pas à calmer. Je m'étais vite-fait attaché les cheveux en queue de cheval haute, avais porté mes vielles Allstars noires et portais un des t-shirts qu'on m'avait apporté et qui me servait littéralement de robe vu qu'il m'arrivait juste à la limite des genoux. C'était un t-shirt un peu foncé sur lequel il y avait une petite couronne dessiné au niveau du cœur et l'inscription « keep calm, I am the King ! » au dos. Franchement... Bref.
Je soufflai un bon coup, sortis du cabanon la tête haute et allai me poster devant les portes du château. Sur ma route, un garde vint à ma rencontre et me la barra pour m'empêcher d'atteindre les portes, en me criant en plus « où tu crois pouvoir aller comme ça ? » J'avais beau lui dire que j'avais été invité par le roi, il continua à me hurler dessus : « oui, oui, c'est ça, et moi je suis la reine. Maintenant dégage, la vermine c'est dehors. » On allait en arriver tous les deux aux mains lorsqu'un autre garde sortit du château et vint calmer son lourdeau de collègue. Le deuxième garde me demanda ensuite de le suivre. « T'as eu de la chance, grognasse », murmura l'autre dans mon dos.
Je suivis donc le garde qui s'engouffra à l'intérieur du château. Un château d'ailleurs immense et ultra intimidant à cause de tout ce luxe. Il monta ensuite de grands escaliers et m'entraîna dans un espèce de labyrinthe de couloirs décorés de tableau et de photographies de plusieurs des sept rois. On les montrait dans toute leur puissance, sur un trône, devant une foule, ou encore en gros plan sur leur visage avec le reflet du soleil dans les yeux et cet air supérieur, à croire qu'ils pouvaient rivaliser avec lui ou, pire, que c'était grâce à eux qu'il existait. Autant de narcissisme dans de si petits corps.
Je réfléchissais encore à tout ce que ces tableaux et photos m'inspiraient lorsque je me cognai à quelque chose de dur et chaud. Je reculai un peu, levai la tête et croisai le regard du garde qui m'accompagnait et qui me souffla « faites attention » ; je lui avait rentré dedans parce qu'il venait de s'arrêter devant une porte fermée. Il frappa et ce fut un autre garde qui lui ouvrit. Il s'écarta ensuite pour me laisser le passage. J'entrai dans la pièce, qui était apparemment une salle à manger, et restai plantée là un moment avant qu'un « alors, tu comptes manger debout ? » m'interpelle. C'était lui. Il venait d'entrer dans la salle par une autre porte et portait sa couronne et sa cape. C'était étrange. Je ne pouvais quand-même pas croire qu'il avait fait tous ces efforts pour moi. Ma méfiance et mon stress augmenta d'un cran.
- Tu viens ?, dit-il en s'installant.
Je s'approchai de la table de deux mettre environ et me suis assise à l'extrémité, tandis que lui était à l'autre extrémité.
- Pourquoi tu fais tout ça ? Qu'est-ce que tu veux ?, demandai-je.
- Manger.
Lui et son sérieux légendaire.
- Arrête tes conneries deux secondes, tu sais très bien ce que je veux dire !
- Oulah, calme toi. C'est la faim qui te donne mauvais caractère ?
Je ne cherchai même pas à comprendre et me levai directement pour repartir. Il se leva à son tour et se précipita vers moi pour me faire face.
- Mais t'en vas pas.
- C'est que tu me saoule déjà, à pas répondre à mes questions !
- Ok. Tu veux la vérité ?, je croisai les bras et penchai la tête sur le côté en guise de réponse. C'est juste qu'il y a une semaine, il y a eu un événement annuel qui consiste à remercier ceux qui ont été fidèle envers le roi. Il a eu lieu ici, comme tous les ans et j'ai dîné avec un tas de personnes et les ai remercié. Mais, je me suis rendu compte qu'il manquait quelqu'un, et c'était toi. Tu m'as sauvé la vie après tout... C'est pour ça que j'ai fait tout ça, pour qu'on soit quitte.
- C'est tout ?
- Bah, tu t'attendais à quoi ?
Ce n'était tellement pas à la hauteur de tout le stress que j'avais accumulé que j'avais presque été déçue.
Je ne rajoutai rien et allai me rasseoir et, cette fois-ci, remarquai que la table était pleine d'assiettes remplies de nourriture, et qui sentait super bon. Le roi fit signe à un homme habillé de manière élégante et il s'approcha et prit nos assiettes pour nous servir. Il nous proposa différents noms de plat et on devait choisir si on voulait qu'il nous les sert ou pas. La tête couronné en face de moi ne prit que deux plats, mais moi je ne me gênai pas à les prendre tous et en plus en grande quantité. Dès que le plat fut posé en face de moi, je m'attaquai directement au poulet avec les doigts.
Quand je levai les yeux, je vis mon hôte qui regardait un peu dans tous les sens en se grattant le côté intérieur de son avant bras. Au bout de quelques secondes, il croisa mon regard : je remarquai finalement ses horribles cernes et ses yeux miroitant, sans vie. Je savais ce qui se passait. Il ressemblait à Gidbangd'al au moment où je l'avais enfin empêché de s'injecter cette saloperie dans le corps : il était en manque.
J'avais soigné Gid à l'époque. Et, même si il en avait finalement repris, je sais que j'avais réussi à le sevrer à l'aide de quelques remèdes à base de plantes que j'avais appris à faire, et je pouvais encore le refaire. Je ne savais pas pourquoi l'homme en face de moi en prenait, mais je sais que ça ne pouvait que le détruire. J'avais assisté à la déchéance de Gid et je jugeais que personne ne devrait être amené à se détruire autant. Et, surtout, que personne ne méritait d'arriver au point où cette substance avait fini par emmener mon frère...
Je me redressai alors et, le regardant dans les yeux, je dis doucement :
- Je peux t'aider.
Il me regarda fixement sans rien dire ; il ne comprenait pas, je pense.
- Je peux t'aider à ne plus jamais avoir besoin d'en prendre, avais-je précisé.
Après quelques secondes à me regarder avec un regard que je n'arrivais pas à comprendre, il prit la parole.
- Eh bah, s'exclama-t-il en s'appuyant sur le dossier de sa chaise, ça fait combien de semaine que t'as pas mangé ?, continua-t-il en faisant un cercle autour de sa bouche pour désigner la mienne qui était huileuse à cause du poulet.
Je n'avait pas rêvé, il venait clairement d'ignorer ce que je venais de lui dire. Il aurait au moins pu me répondre, non ? Peut-être qu'il était mal à l'aise à cause des gardes postés à chacune des portes de la pièce et du garçon habillé en majordome ou je ne sais quoi. Bon, de toutes manières, il était clair qu'il n'avait pas envie d'en parler et moi je n'avais pas envie d'insister, alors je fis comme si de rien était et repris une autre bouchée de ma cuisse de poulet.
- Ch'ai rarement l'occachion de mancher comme cha, alors ch'en profiche, répondis-je la bouche pleine.
- Vraiment ? Pourtant t'as l'air d'être une de ces filles débrouillardes qui s'arrange toujours pour voler ce qu'elle veut.
- Mais ch'est faux, m'exlamai-je avant d'avaler ma bouchée. Ça se voit que tu n'y connaît absolument rien à la vie à l'extérieur pour les personnes comme moi.
- Alors, explique.
- Et bien, les « expressifs », comme on nous appelle, n'ont ni le droit de vendre ni le droit d'acheter quoique ce soit.
- Pourquoi ?
Je haussai les épaules.
- Pour pas grand chose en vrai. Avant le règne du quatrième roi, on s'en sortait plutôt bien et on était considéré comme des personnes normales. Mais il est arrivé, à mis le doigt sur le fait que nous soyons minoritaires, nous a rendu coupables de tous les maux du monde, et le cycle de la haine a commencé. Aujourd'hui les expressifs vivent de la rare pitié des gens, de vols ou de prostitution. Les plus faibles mendient et finissent par mourir dans un coin de la rue. C'est quand leur cadavre commencent à sentir qu'on pense à faire quelque chose, c'est-à-dire leur balaner de l'essence dessus et une allumette.
Il avait légèrement pincé ses lèvres et, pendant un instant, avait froncé les sourcils et dilaté ses narines. C'était court, mais je l'avais vu : il était sensible à ce que je venais de dire. Je voulais vraiment qu'il comprenne qu'il devait se réveiller et faire quelque chose, parce que son si cher royaume n'était devenu rien d'autre qu'un amas d'égoïsme, de narcissisme et de haine.
- Je vois pas sous quel prétexte vous pouvez être la cause de quoique ce soit, dit-il.
- Mais chi voyons !, m'exclamai-je la bouche pleine avant d'avaler la nourriture. Regarde nous ! On sourit, on pleure, on peut même faire des grimaces ! Alors que les autres, bah ils peuvent pas. C'est que le problème vient de nous ! Nous, les expressifs ! On est bizarre et sûrement malformés ! Le peuple, le vrai, c'est celui du début de la perte des couleurs, et il était inexpressif, lui !, avais-je dis en exagerant complètement sur mon intonation.
- C'est ce qu'avait dit, 0001 quatrième ?
- Oui, mais avec un plus gros français, tu sais, pour embrouiller les gens.
- Tu étais là à ce moment ? Mais tu as quelle âge au fait ?
- Oui, mais je venais de naître, c'est mon frère qui me l'a raconté. Et puis, j'ai vingt-deux ans, si tu veux tout savoir.
- Ah ouais... J'aurais pu jurer que tu en avais quatorze vu ton corps d'enfant. C'est fouiller les poubelles qui t'a amaigri ?
Je lâchai dans l'assiette le morceau de poulet que je tenais entre les doigts.
- C'est bon, fais pas cette tête, c'était une blague, dit-il en souriant.
- Elle était vache !, m'énervai-je.
Donc après tout ce que je venais de lui raconter, comment déjà trop de personnes comme nous étaient prédestinées à mourir comme de vulgaires déchets et à quel point notre vie était dur, il trouvait quand-même le moyen d'en rire ? En plus c'était en partie de sa faute que nous vivions aussi mal ! Mais je devais rester calme... Oui, parce que ce n'était pas pour lui que j'étais là, mais pour cette promesse d'immunité. Uniquement pour ça.
Je pris une serviette en papier sur la table et m'essuyai les mains et la bouche avec, avant de la jeter dans un coin et de croiser les bras.
- Le garde que tu m'avais envoyé m'avait dit qu'on discuterait de mon immunité, dis-je impatiemment.
- Oui, c'est vrai, répondit-il simplement en jouant avec sa fourchette.
- Alors ?, le questionnai-je en posant mes coudes sur la table.
- On vient de le faire.
- Comment ça ?
- Là, maintenant, quand tu m'as dis ce que le garde t'a dit et que j'ai répondu que c'était vrai. C'est déjà une discussion.
- Donc, c'était juste un mensonge pour me faire venir ici ?
- Non. C'était une technique de persuasion, dit-il en souriant comme un imbécile.
- Mais, t'es franchement qu'un vrai connard !, me levai-je brusquement en laissant ma chaise se fracasser au sol.
- Rohlolo, change de disque un peu, se leva t-il à son tour. Tout le temps les mêmes insultes, continua t-il en mettant ses mains dans les poches de son jean. A force, ça te donne l'air débile.
- Sincèrement, je te déteste !, dis-je en me dirigeant vers la porte par laquelle je suis arrivé.
- C'est réciproque. Mais fait attention, à force de se le dire, on pourrait finir par s'aimer, dit-il avec un sourire en coin.
- Possible... seulement si je tombe en mort cérébrale !, fulminai-je avant de sortir en claquant la porte derrière moi.
Dire que j'avais ressenti de la compassion pour lui...
Je marchais rapidement, les bras croisées, et, à à peine trois mètres de la pièce que je venais de quitter, je faillis heurter quelqu'un.
- Oh, désolée, m'excusai-je auprès de la fille aux cheveux bouclées qui se tenait devant moi.
- Qu'est-ce que tu fais ici toi.
- Je... j'ai été invité à dîner par le roi, dis-je simplement.
- Tu es encore pire que ce que je ne m'imaginais.
- Pardon ?, m'exclamai-je, sous le choc.
- Et sourde.
Mais qu'est-ce qui lui prenait à celle-là encore ? J'ai fait l'effort d'être polie avec elle en plus. Ils sont donc tous mal élevés dans ce château ou quoi ?
Je ne cherchais même pas à comprendre et continuai ma route pour rejoindre l'extérieur quand j'entendis un « salope » dans mon dos. Pendant un instant j'avais cru mal entendre, mais non, elle venait bien de m'insulter !
Je bouillonnais au fond de moi, j'étais prête à lui sauter dessus et à lui arracher la gorge avec les dents, mais je ne fis rien de tout ça. Je devais garder mon calme.
Je me retournai alors vers elle avec un de mes plus beaux faux sourire.
- Ah, mais c'est donc ça ?, m'étonnai-je faussement. Tu as peur que je te vole ta place ? Mais, non va, t'inquiète pas. Pas besoin de te connaître pour savoir que tu détiendras à jamais le titre de putain du roi, terminai en souriant.
- Je t'interdis de lui parler de cette manière !
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