Chapitre 3 - Dans la pierre
« J'aurais pu, c'était pas malin
Faire avec lui un bout de chemin
Ça l'aurait peut-être rendu heureux
Mon vieux
[...]
Maintenant qu'il est loin d'ici
En pensant à tout ça, je me dis
J'aimerai bien qu'il soit près de moi
Papa »
Mon vieux
Daniel Guichard
Chapitre 3 - Dans la pierre : Mardi 27 février 1940
Quelques heures plus tard, alors que le soleil déclinait lentement dans un ciel de plus en plus couvert, Edgar se réveilla d'une longue sieste avec une sinistre impression. Un étau lui enserrait la poitrine et son coeur battait vite, de plus en plus vite. Le sol autour de lui tanguait et sa tête commençait à lui tourner comme ça ne lui était arrivé qu'une fois dans sa vie. Le 18 février 1903. Mais aujourd'hui tout était deux fois plus fort, deux fois plus violent. Et aujourd'hui il n'avait pas la force de résister.
« Seigneur... ça y est. C'est maintenant ! Je ne les verrais pas revenir, je ne les verrais pas grandir. C'est fini », se murmura Edgar à lui-même en toussotant et en se rasseyant péniblement dans son fauteuil.
Sa vision devenait de plus en plus trouble et il ferma lentement les yeux. Les visages d'Allan, de Joseph, de Theophilus et de Rodolphe envahirent son esprit ainsi que trois mots : Je suis désolé.
Et il l'était vraiment, du plus profond de lui même. Car il sentait indéniablement la mort approcher, sous ses paupières, il pouvait presque discerner une ombre noire et une faucheuse avancer vers lui à un rythme mortuaire. La vie en avait fini avec lui, pas de mort héroïque, pas de tombe auréolée de gloire, rien de beau ou d'émouvant. Juste un homme déclinant dont le coeur battait frénétiquement, comme pour s'accrocher à un souffle de vie, sans se douter que c'est cela même qui l'achèverait une ultime fois.
Il s'était bien battu, il en était conscient, et personne ne lui enlèverait ces heures de combat solitaires contre la mort, à se battre pour les vivants, contre son coeur défaillant et pour l'avenir. Mais ce soir, il n'avait plus la foi, plus l'envie, plus le courage. Le moment qu'il attendait et qu'il redoutait depuis si longtemps était à un souffle de lui, il lui suffisait de fermer les yeux, juste une dernière fois. De les fermer une toute dernière fois pour ne plus jamais les ouvrir, pour rejoindre Sarah et sa pauvre mère dans un monde meilleur, dans un paradis pour ceux que cette terre a refoulé.
Il lui suffisait de fermer les yeux, rien de difficile, de baisser les armes, rien de difficile non plus, d'arrêter de tenter de calmer son coeur, encore plus simple. Il lui suffisait d'admettre que c'en était fini, qu'il avait eu une belle vie, qu'il avait fait de ses fils de vrais hommes, qu'il avait été heureux et qu'il fallait maintenant que son corps rejoigne la terre et son âme, le ciel.
Alors il l'admit. Aussi vite que cela. Il admit qu'il avait été heureux, le plus heureux du monde, qu'il avait fondé une famille magnifique et qu'il était maintenant l'heure de laisser la place aux jeunes, de se retirer, pour un ultime voyage.
Il lui fallait cependant faire une dernière chose, une toute dernière. Après il s'en irait, après il laisserait son coeur s'envoler et puis s'arrêter. Il lui fallait être certain que ses fils seraient prévenus, que lorsque le facteur passerait - demain ou le jour suivant - il pourrait leur envoyer une lettre afin qu'ils ne s'en fassent plus pour lui, qu'ils ne s'inquiètent plus, afin de leur dire qu'il avait rejoint un monde plus beau.
Au prix d'un effort immense, il se leva avec deux grande inspiration et ignora le sol bougeant sous ses pieds pour se saisir d'une feuille vierge et d'un porte plume. Il la trempa dans l'encre avec des gestes tremblant et rédigea deux notes, identiques si l'on exceptait les noms. La première donnait ceci :
Allan, Rodolphe,
Mon heure est arrivée, les garçons. Je suis désolé. Je vous ai aimé, plus que quiconque. Mais aujourd'hui, c'est terminé. Je ne serais pas là quand vous rentrerez. Je serais avec Maman, là haut. Je veillerais sur vous et vous assurerais le plus bel avenir, je vous le promets.
Je vous aime, mes fils.
Edgar.
La seconde était identique. Les adresses étaient à peu près lisibles, le facteur était un homme bon, il les enverrait.
Tout était en ordre désormais. Il n'y avait pas eu grand chose à faire, pas grand monde à prévenir. Ce n'était pas plus mal, Edgar pouvait maintenant fermer les yeux et laisser son coeur prendre le dessus, il n'aurait pas tenu plus longtemps de toute façon.
La dernière image qu'il invoqua avant de perdre connaissance fut celle de sa famille, de sa femme et de ses quatre enfants. Quand la vie ne les avaient pas encore déchirés et qu'ils avaient tous un avenir radieux devant eux. Quand leurs sourires éclairaient son monde et qu'ils n'étaient que six Hommes unis par la plus grande force existante : l'amour.
***
Quand Joseph reçut la lettre, accompagnée d'un petit mot du facteur qui avait trouvé le corps, il ne pleura pas. Aucune larme ne coula. Parce qu'aucune goutte d'eau n'était à la hauteur de l'effondrement qui se jouait en lui. Il se figea, tenta de mettre le plus de distance entre lui et cette annonce inentendable, ferma désespérément les yeux pour fuir cette nouvelle réalité, s'affala contre son lit de fer mais rien n'y fit. Les mots de son père continuaient de se répandre en lui comme un poison, résonnants et frappants. « Je vous ai aimé plus que quiconque », « Aujourd'hui c'est terminé », « Je ne serais pas là quand vous rentrerez ».
Joseph n'aurait pas le droit à une dernière étreinte, à un dernier sourire. Jamais. Maintenant, c'en était fini de l'innocence, des sourires légers. Si des bribes de jeunesse s'étaient déjà évaporées quand il avait retrouvé sa bille en haut des escaliers, son père venait de s'envoler avec ce qui lui restait de légèreté.
Quand Theophilus entra dans le dortoir et que son regard tomba sur Joseph, une angoisse sourde lui noua le ventre. Seule une terrible nouvelle pouvait provoquer un tel état léthargique chez son frère au sourire contagieux. Il saisit la lettre que Joseph avait à peine touché et ses yeux la parcoururent en un instant alors que son visage se fendait d'un masque de désespoir. En un crissement de papier, la lettre fut réduite à une petite boule de papier et un cri d'animal blessé jaillit des lèvres de Theophilus. Son cerveau s'était vidé en un instant et sa seule réalité était devenue le fantôme de son père qu'il visualisait s'envoler vers le ciel, loin, terriblement loin de lui. Ses jambes flanchèrent au bout de quelques secondes et il tomba aux cotés de son frère, le visage déformé par le torrent de larmes qui décimait ses joues aux rondeurs encore enfantines.
Le regard de Joseph était fixé au loin, sec et morne, celui de Theophilus presque impossible à distinguer derrière un voile de larmes.
Jamais les deux garçons n'avaient été aussi différents mais jamais ils n'avaient été aussi proches, unis par la tristesse et par cette boule de papier qui gisait sous un lit.
***
Quand Allan reçu la lettre, il venait de sortir de la douche. Sa serviette encore nouée autour de la taille, il se saisit de l'enveloppe que l'on avait déposé sur son lit. Une fois son contenu dévoilé, son coeur se figea, ses yeux se durcirent et son corps se raidit. La nouvelle ne parvenait pas à pénétrer dans sa tête, mais il avait bien compris qu'il lui fallait rester digne et droit, car désormais il n'aurait plus d'épaule sur laquelle pleurer, plus de père sur lequel crier. Il ne saisissait pas encore l'entièreté de ce qu'il vivait mais une chose était certaine : il était désormais le nouveau chef de famille.
Et quand Rodolphe entra, il joua son nouveau rôle à merveille. Son petit frère passa par mille états... Du refus lorsqu'il lut les mots de son père, puis à la sidération quand il lut ceux du facteur, ensuite au désespoir quand il comprit ce que cela signifiait et enfin à la souffrance infinie quand un gémissement quitta ses lèvres tremblantes. Il attrapa la main de son frère et la serra de toutes ses forces comme si broyer quelques doigts ramènerait la figure paternelle qui venait de s'éteindre, il lut et relut les deux feuilles, comme pour distinguer un détail qui voudrait dire : « Tout ceci n'est qu'une blague ! »
Mais ce n'était pas une blague. Et Rodolphe éclata en sanglots dans les bras d'Allan.
***
L'enterrement eut lieu deux jours plus tard. Allan et Rodolphe étaient rentrés d'Egypte plus vite que leurs ombres, Theophilus et Joseph avaient quittés Nice en silence, tels des fantômes flottant vers l'au-delà. Les quatre frères s'étaient retrouvés devant l'église, vêtus de noir et les yeux vides. Rodolphe n'avait pas cessé de pleurer et il n'avait pas lâché Allan qui lui se faisait un devoir de rester neutre malgré ses yeux rougis par les larmes, brisant sa frêle carapace. Joseph n'avait pas quitté le sol pavé de ses yeux toujours aussi sec que l'avant-veille, mais il aurait préféré pleurer, pour évacuer un peu ce mal qui le dévorait, peut-être les larmes lui auraient-elles offertes une chance de redevenir celui qu'il était quelques jours plus tôt... Et Theophilus s'était définitivement séparé de son visage malicieux et moqueur pour revêtir celui ravagé par des larmes et des sanglots qu'il n'arrivait à retenir.
A l'image de l'humeur des garçons Degarde, la pluie se mit à tomber d'un ciel sombre et nuageux dès la fin de la cérémonie religieuse, quand quelques gaillards transportèrent le cercueil en bois brun jusque derrière l'église, dans un coin du cimetière. Quelques parapluie s'ouvrirent ici et là, noir comme la mort formant une mer de noirceur autour de la tombe fraichement creusée. Toute la vallée semblait rassemblée au cimetière en cette matinée pluvieuse de février pour rendre un dernier hommage à cet homme bon et généreux qu'avait été Edgar Degarde.
Une petite estrade avait été dressée, juste derrière le trou tout juste retourné et Allan s'avança le premier vers elle, protégé par l'ombre sinistre de son parapluie. Il n'eut pas besoin de réclamer le silence, chaque visage était déjà tourné vers lui, attendant l'ultime hommage d'un fils à son père.
« Bonjour à tous, commença t-il sobrement, je tenais d'abord à vous remercier au nom de tout mes frères d'être venu aussi nombreux ce matin. Notre père était un homme simple, mais votre présence ici l'aurait touché, je n'en doute pas. Ce matin, tout me semble encore flou, comme si cette dure réalité peinait toujours à pénétrer mon esprit, comme si je m'attendais, en relevant les yeux, à tomber sur son visage lumineux. Cependant, comme une petite voix me le répète depuis deux jours, mon cher Papa n'est plus. Il a vécu et désormais plus rien ne le ramènera... Si vous saviez comme il est dur pour un ainé d'admettre cette réalité. D'admettre que maintenant nous n'avons plus de père, plus de figure, plus d'exemple, plus de pilier, d'admettre que maintenant, le socle, le soutien, c'est nous. Comme je me sens fragile, maintenant qu'il me faudrait être le plus fort ! Comme je me sens prêt à flancher, alors que je me dois de rester droit ! »
Allan s'arrête un instant, ses yeux bleus océans se posèrent sur ses frères le regardant fixement et une unique larme brillante roula prestement le long de sa joue creuse.
« Mais nous y parviendrons, j'en ai la certitude, nous nous relèverons, comme nous l'avons toujours fait. Peu importe les épreuves, les douleurs et les peines, parce que nous sommes des Degarde et que la soif de vivre fait battre notre coeur. Ici, nous sommes nés à six, nous avons grandit à cinq et nous vieillirons à quatre mais ensemble, comme on l'a toujours fait. »
Allan baissa la tête et remercia l'assistance d'un vague signe de main avant d'accompagner Theophilus vers l'estrade, d'une délicate main posée dans son dos.
Theophilus tituba jusqu'à grimper sur les quelques marches et à se dresser devant la mer de parapluies, plus vouté que jamais.
« Sachez d'abord que je ne suis ni Rodolphe, ni Allan, les belles paroles et moi ça à toujours fait deux. Jusqu'à avant-hier, ce qui me caractérisait, c'était mon humour. Aujourd'hui, en perdant mon père je me suis aussi perdu moi même... »
Il s'arrêta un instant et tira de sa main écorchée une petite feuille chiffonnée de sa poche de pantalon.
« Il n'y a rien de pire pour un fils que de perdre son père, commença t-il après s'être raclé la gorge, rien de pire que de perdre celui que l'on pensait éternel, celui que l'on pensait là pour nous soutenir à jamais. Mais quand ce père s'avère être Edgar Degarde, bon, généreux et véritable exemple, alors tout semble encore plus difficile. Comment savoir quelle voie emprunter désormais? Comment savoir quels sont les bons choix et les mauvais? Tant de questions destinées à rester sans réponse, car le seul homme à même de nous éclairer nous a quitté. Aujourd'hui, j'ai mal, je regrette, je suis perdu mais j'ai conscience qu'il me faudra avancer et me relever coûte que coûte. Rien ne me semble plus difficile. »
Theophilus broya son discours de sa poigne de fer ragaillardie par la détresse et le fourra dans sa poche avant de rejoindre ses frères, le regard bas.
Rodolphe fut le suivant à marcher jusqu'à l'estrade qui offrait une sinistre vision, dominant le cercueil recouvert de fleurs et de pluie que la terre du cimetière de la vallée recouvrirait bientôt.
Le souffle erratique, Rodolphe ne sortit pas de discours de sa poche, il s'appuya simplement de sa paume contre le pupitre et quelques phrases jaillirent de sa bouche, asséchée par les sanglots.
« La mort, je l'ai lu mille fois dans les livres, le deuil de même. Et pourtant, rien ne pouvait me préparer à... à ça. A cette lettre, à cet enfer, à ce cauchemar. Même les plus tristes histoires ne peuvent préparer à l'enfer. Car c'est le mot qui décrit le mieux ma vie depuis ces derniers jours, malgré la présence d'Allan, malgré la fin de la guerre pour moi et mes frères, malgré la promesse d'un avenir radieux, au delà des murailles du deuil, tout ressemble à l'enfer. Chaque mot, brûlant comme le feu. Chaque larme, dévastatrice au possible. Chaque souvenir, marquant la douleur au fer rouge. Voilà à quoi se résumera ma vie, en l'attente d'un futur peut être plus beau : l'enfer »
Rodolphe incline la tête devant la mer de parapluies et descend d'un pas lourd les marches pour revenir au près d'Allan, devenu son véritable pilier, unique soutien de ce garçon de dix-huit ans qui en fait encore cinq de moins.
Un silence pesant s'installa dans le cimetière, l'assistance encore ébranlée par la détresse de ces jeunes garçons et les regards convergents lentement vers Joseph qui, le regard fixé vers le cercueil, semblait inconscient du fait que chacun attendait l'ultime hommage de l'enterrement. Allan le réveilla d'un discret coup de coude et un frisson parcourut son corps jusqu'à ce qu'il ne marche enfin vers l'estrade, tel un automate.
Le visage d'une pâleur effrayante, les yeux terriblement vides, la bouche légèrement entrouverte et le corps courbé dans un attitude qui évoquait définitivement la fuite, Joseph, d'ordinaire joyeux et léger s'attira la pitié de tout le village rassemblé en soutien à ces fils qu'ils ne pensaient pas trouver dans un état si désespéré.
« Ceux ici qui savent qui je suis » commença t-il en posant ses yeux sur ses frères. « Ceux qui le savent vraiment, qui me connaissent depuis toujours, qui connaissent l'autre moi, celui qui ne rit pas, qui ne pleure pas. Ceux qui connaissent cette larve insensible, complément détachée que je suis devenu, eux, ils peuvent comprendre. Il peuvent comprendre car ce n'est pas la première fois que je me brise. Que je m'évapore. Que je deviens une ombre, un fantôme. »
Joseph s'arrêta un instant, inspira un grand coup et calma sa respiration hachée.
« Mais qu'être d'autre qu'un fantôme quand son dernier parent s'évanouit ? Qu'être d'autre quand notre monde s'écroule ? Quand la terre cesse de tourner, quand tout s'effondre autour de nous ? Je ne suis pas Allan, je n'ai pas la force d'être fort. Je ne suis pas Théo', je n'ai pas la force de pleurer. Je ne suis pas Rodolphe, je n'ai pas la force de donner un sens aux choses insensées. Je suis moi. Je suis Joseph. Et je sais que ça ne suffit pas. Je sais que je devrais pleurer, que je devrais parler. Que je devrais dire des belles choses. Mais je n'y arrive pas. Même en me démenant. Même en me débattant. Impossible de faire comme eux. J'ai trop peur de laisser ma carapace se briser, trop peur de pleurer, trop peur de m'écrouler. »
Joseph descendit de l'estrade le coeur au bord des lèvres et les jambes flageolantes.
Tel un mort vivant, il rejoignit ses frères et, à quelques mètres d'eux, un dernier rempart sembla s'effondrer. Il trébucha contre une pierre et s'écroula dans les bras de Theophilus. Son discours avait fait céder l'ultime barrière de la forteresse qu'il avait construit pour se protéger et la sinistre vérité de la mort de son père sembla lui revenir en plein visage, faisant couler les larmes à flot et le forçant à s'accrocher désespérément à son frère jumeau pour se maintenir en vie, sous peine de tout lâcher et de s'écrouler définitivement.
Et il faudra encore du temps à la fratrie Degarde pour se reconstruire, car Edgar n'est pas un homme que l'on oublie facilement.
On oublie jamais facilement les hommes bons.
FIN
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