Sur la piste
Un nouveau jour.
La sensation était étrange. Le matelas était trop doux, le lit trop large, la pièce trop chaude... Instantanément cela réveilla Javert et le policier se retrouva dressé sur son lit.
Et aussitôt il se souvint.
Et il jura en retombant sur le matelas, les mains glissées sur le visage.
Un nouveau jour.
Pourrait-il être encore pire que le précédent ?
*****************
Le Marquis soignait bien ses pensionnaires. Les matins étaient doux au bordel. Les filles profitaient d'un temps plus calme, sans clients, sans devoir jouer un rôle, sans chercher à amasser plus d'argent. Les quelques enfants présents mangeaient avec leurs mères.
Du temps de la Marquise, c'était plus guindé. On restait entres femmes, on devait ensuite se charger du ménage et les visites médicales étaient prévues le matin. Malheur à celles qui développaient une maladie ou tombaient enceintes ! La triste aventure de la Paquita en était un simple exemple.
Le Marquis était plus bienveillant mais il y avait des règles immuables. La maladie était la principale peur des prostituées, même au Romarin.
Javert s'apprêtait à se lever pour réclamer de l'eau chaude et de quoi se restaurer. Il découvrit devant la porte un plateau joliment organisé.
Du café, du pain, du beurre, de la confiture, du fromage...et une petite part de tarte aux pommes... Le Marquis soignait bien ses pensionnaires. C'était la clé du succès du Romarin.
Mais jamais l'inspecteur n'avait imaginé qu'un jour il en profiterait lui aussi.
On dut l'entendre ouvrir la porte car une servante sortie de nulle part et, souriante, lui apporta une bassine de zinc remplie d'eau chaude. Une autre portait le nécessaire pour se raser. Et des serviettes.
Javert remercia mais ne put s'empêcher de penser que le Marquis en faisait trop.
On laissa l'homme seul.
Face au miroir décadent, l'inspecteur se lava, se rasa et s'habilla. Il revêtit des vêtements civils, une fois de plus, mais il avait prévu de passer par la Sûreté. Vidocq y avait entreposé les deux uniformes que possédait le policier.
Javert allait entrer dans la Sûreté en tant qu'homme et en ressortir en tant que policier.
L'inspecteur faisait le point tandis que méthodiquement le rasoir glissait sur sa peau. C'était un geste qui avait toujours réussi à l'apaiser.
Précis, il râclait les joues, taillait ses favoris, brossait ses cheveux... Il examina sa blessure sur la joue, soulagé de la voir propre et couverte d'une croûte de bon aloi. Les doigts et les orteils avaient apprécié ces heures dans la chaleur et loin de l'humidité et du froid de l'hiver.
Les soins délicats de Valjean avaient fait des merveilles. Les orteils allaient mieux, ils n'étaient plus douloureux, les doigts restaient blessés mais d'aspect plus sain.
Ils ne saignaient plus mais les engelures étaient devenues des plaies couvertes de croûtes, douloureuses. Cependant, avec le médicament de Valjean, du soin et de l'attention, on pouvait éviter la gangrène...
L'amputation n'était pas rare en cas d'engelures graves. Des souvenirs d'anciens soldats de la Grande Armée aux mains déformées et mutilées venaient à l'esprit de Javert. Cela le fit frissonner. Le policier prit bien soin de ses mains.
Nouveaux bandages et retour dans les mitaines.
Le silence dans le bordel était bien venu.
Mais ce n'était que le calme avant la tempête.
Que fallait-il faire de Valjean ?
Le forçat n'était pas emprisonné, il n'était là que pour sa propre sécurité mais que fallait-il faire de lui ?
Javert détesta la solution qui lui venait à l'esprit. Il la détesta mais il n'en avait pas trouvé d'autres.
Le forçat devait venir avec lui. Aujourd'hui, Jean Valjean devenait un agent de la Sûreté.
Le seul point positif de toute cette affaire c'était que Javert savait très bien que Valjean allait détester cette idée autant que lui.
Cela fit sourire le cogne qui retrouva son sourire de fauve dans le miroir.
Quelque part, il fallait redresser la barre et remettre les choses en ordre. Un policier et un voleur. La nuit dernière avait biaisé les choses.
Valjean devait haïr le policier et Javert devait mépriser le forçat. C'était ainsi que les choses se devaient d'être.
La nuit dernière avait été une erreur.
Une de plus, songea amèrement Javert en se contemplant dans la glace.
*****************
Valjean se réveilla à l'heure des matines, comme chaque nuit depuis de longues années. Il avait pour habitude d'accompagner les religieuses dans leurs chants monotones, bien qu'il le faisait depuis sa hutte et dans le silence de sa prière.
Cette nuit-là, les cantiques manquaient et il n'y avait que trop de silence.
Il trouvait pénible de se réveiller dans un endroit inconnu et de devoir guetter les bruits qui l'entouraient pour reconnaître son environnement. Pour se persuader qu'il était en sécurité.
Quelques années auparavant, il aurait su où il était avant même d'ouvrir les yeux. Jean Valjean se faisait vieux.
Une femme toussait dans l'une des pièces au bout du couloir. Le silence absolu régnait dans la pièce voisine où dormait l'inspecteur. Comme s'il était possible que le calme puisse régner autour de l'inspecteur Javert !
Il se gratta le front, soucieux lorsqu'il comprit que Javert, et les faits et gestes de Javert consommaient trop de son énergie ces derniers temps.
Il écarta de sa tête l'image de l'inspecteur assis sur le lit et embrassant le garçon quelques heures plus tôt.
En y réfléchissant bien, son attitude n'avait pas été très différente de celle de Valjean lorsque Lucie avait pleuré... Mais la réaction de Javert lorsque Valjean le découvrit, la façon dont il se détourna du jeune homme avec une expression embarrassée, voire coupable sur son visage, intriguait le vieux forçat.
Peut-être le vieux loup avait-il été agacé de montrer autre chose que ses crocs aiguisés et sa détermination glaciale ? Ou peut-être était-ce quelque chose de bien différent ?
Valjean se retourna dans son lit. La chaleur commençait à devenir étouffante et l'inaction des dernières heures faisait protester ses muscles.
Il se releva pour se dégourdir les jambes et ouvrit les rideaux de sorte que la lumière du réverbère d'en face puisse pénétrer à travers la jalousie. Cela lui permit d'éviter les meubles qui encombraient la pièce, mais ne fit rien pour éviter que sa liberté de mouvements ne resta ridicule.
Aussi limitée qu'elle l'aurait été dans n'importe lequel des cachots du bagne.
Valjean se mit à genoux : s'il devait rester éveillé, alors il devrait faire quelque chose d'utile. Il murmura l'un des psaumes auxquels il recourait souvent lors de la prière des matines :
"Eternel ! Souvenez-vous de votre miséricorde et de votre bonté ; car elles sont éternelles.
Ne vous souvenez pas des fautes de ma jeunesse ni de mes transgressions ; souvenez-vous de moi selon votre miséricorde, à cause de votre bonté, ô..."
Un bruit attira son attention. Faible et sec. Il tourna la tête vers la fenêtre et resta un moment attentif, au cas où cela n'aurait pas été le fruit de son imagination.
Le tapis duveteux lui chatouillait les mollets et la frustration le fit râler quelque peu.
"...ô Éternel!..."
Clonck...
Oui, quelqu'un lançait des cailloux à sa fenêtre.
Il se leva rapidement et regarda à travers les multiples couches de rideaux, mais les verres dépolis rendaient impossible de voir l'extérieur. Il ouvrit une fente en écartant les rideaux épais avec la plus grande discrétion.
Jusque-là, il n'avait pas pensé que cette chambre devait être occupée par l'une des employées du Marquis, et que son occupante habituelle avait dû aller s'installer ailleurs.
En regardant l'homme qui attendait dans la rue, battant des bras pour se réchauffer tout en restant éloigné du réverbère, cela lui parut évident.
Encore un coup de caillou contre la jalousie. L'homme dans la rue souleva la tête à la recherche d'une réponse quelconque. Il portait le col du manteau relevé jusqu'au nez et le chapeau enfoncé jusqu'aux oreilles, donc il était impossible de voir son visage.
" Tsss... Tsss !"
Quelqu'un héla depuis la chambre de droite et un bras mince se faufila entre le châssis de la fenêtre et la jalousie pour saluer avec un mouchoir. L'homme, un jeune gaillard aux cheveux clairs, se hâta de sortir des ténèbres, chapeau à la main, et s'inclina avec galanterie.
Valjean sourit. Se pourrait-il que l'amour ait trouvé son chemin jusqu'au lupanar ? De la même façon qu'il l'avait trouvé, lui, à la lisière d'une forêt lugubre ?
Le bras de la femme réapparut à la fenêtre pour jeter un petit paquet sombre qui s'enfonça dans la neige. Le jeune homme bondit sur le paquet avec la détermination d'un tigre et le ramassa.
Était-ce l'un de ces gages d'amour dont parlaient les écolières du couvent à l'ombre des peupliers lorsqu'elles pensaient que personne ne pouvait les entendre ?
Il semblait que oui, parce que le petit paquet encore dans la main, le jeune homme envoya à sa bien-aimée une chapelet de baisers imaginaires. Le rire de la femme sonnait très bas et presque doux lorsqu'elle ferma la fenêtre.
Et puis le séducteur se transfigura. Il enfila son chapeau avec brusquerie, retira un gant avec ses dents et desserra le noeud qui fermait le morceau de tissu.
Valjean entendit le tintement caractéristique des pièces de monnaie et claqua la langue. Non, il n'y avait pas d'amour pour la femme d'à côté.
Il était sur le point de retourner à ses prières quand l'homme se mit à marcher. Sa démarche était particulière : il baissait la tête et se penchait trop en avant, puis il maintenait son poids sur un pied d'une manière très marquée pendant qu'il soulevait l'autre. À cause de la neige ?
Non. Valjean avait déjà vu ce genre de démarche au bagne. Il l'avait vu chez les contrebandiers qui portaient leurs marchandises sur leur dos pour traverser les frontières en empruntant les routes de montagne.
Et il l'avait aussi vu, brièvement, chez l'homme qu'il avait rencontré à proximité de la maison Loisel, juste avant que toute la folie qui avait ruiné sa vie paisible ne se déchaîne.
Cette rencontre avait eu lieu quelques jours avant le meurtre, alors que Valjean partait au charbon. Un soir, l'homme avait failli le faire basculer au tournant de la rue. En fait, la collision fit tomber le panier du portier.
Le type ne s'était pas excusé, mais avait accéléré le pas. Sans la neige, Valjean était sûr qu'il aurait couru.
Et puis, quelques jours plus tard, à cet endroit précisément, Valjean entendit les cris, regarda par-dessus le mur et le guetteur du groupe tomba sur lui.
La présence de ce premier homme pressé était tout simplement sortie de son esprit. Maintenant il se le rappelait et se demandait s'il s'agissait de celui qui avait agressé Loisel. Celui qui avait blessé Javert.
Même si le Romarin n'avait rien à voir avec les Grands Marronniers, même si la coïncidence aurait été incroyable...mais Paquita ne venait-elle pas du Romarin ? Valjean n'était pas un policier mais il avait de l'intuition.
Et après quelques hésitations, Valjean décida de suivre son intuition.
L'ancien forçat se rhabilla et enfila ses chaussures à la hâte. Pantalon, chaussettes, manteau et casquette. Le reste était superflu. Il souleva la jalousie et posa les pieds sur les barreaux de la fenêtre du dessous ; ce fut un jeu d'enfant d'arriver au sol indemne.
Il était clair que quelqu'un, peut-être Javert, devrait enseigner au Marquis comment améliorer la sécurité de son établissement...
L'homme avait disparu, mais il n'était pas difficile de suivre ses traces dans la neige fraîchement tombée : ses empreintes étaient profondes et loin d'être droites, car le bout de ses chaussures s'écartait vers les côtés. En plus, le jour commençait à se lever.
Valjean le retrouva quelques rues plus loin. Son visage était collé à une jalousie semblable à celles installées dans le Romarin.
Le forçat se dissimula sous la porte cochère du bâtiment voisin.
" Sors, n'aie pas peur. Je veillerai à ce que tu n'aies pas froid."
Le jeune homme dit d'une voix douce à son amoureuse du moment.
" Non, je ne peux pas aujourd'hui. Madame me tuerait. Lundi, je te le promets.
- Lundi, lundi... C'est toujours la même histoire avec toi."
L'homme se retourna pour partir.
" Attends, Pierre ! Ce sera le dernier lundi, promis ! J'ai envoyé quelqu'un pour parler au logeur que je t'ai dit...
- Alors ? On attend encore ? Mais je ne veux plus attendre ! Je veux être chez nous, dans notre lit !"
La femme sortit une main à travers le treillis et caressa son manteau à l'endroit où son visage devait être.
" On aura notre chambre ! Lundi prochain. J'ai déjà fait le premier paiement et j'ai dit à mes habitués où ils pouvaient me retrouver. Nous ne manquerons pas d'argent !
- Dans la rue que nous avions convenu ?
- Non... Non... c'est trop cher. C'est rue de la Contrescarpe... Mais c'est au premier étage. Tu t'en rends compte ? Ça n'a pas été bon marché non plus."
L'homme croisa les bras sur la poitrine et inclina la tête. Il avait l'air mécontent.
" Lundi prochain, Biquette. Ne m'oblige pas à venir te chercher. Parce que si je dois revenir, je te ferai partir de force de cette maison."
Et puis il ajouta avec réticence :
" Ils ne te méritent pas."
Le dénommé Pierre se mit à marcher sans daigner regarder à nouveau la femme. Et Valjean multiplia sa prudence pour suivre ses traces.
La couverture de neige ralentissait la progression de l'homme, tout comme celle de Valjean, mais elle avait l'avantage de dissimuler le bruit de ses pas.
La nuit était glaciale. Encore plus que les précédentes, et il commençait à neiger dru. Si le vent se levait, l'ancien forçat serait en grande difficulté.
Mais il ne pouvait pas se résoudre à abandonner sa tâche. Il aurait peut-être dû prévenir Javert, se dit-il. Mais avoir de l'aide, avoir quelqu'un pour le soutenir était un nouveau concept pour lui.
Et en plus, qu'est-ce qu'il aurait pu prétexter pour faire sortir Javert du lit et le pousser à se jeter dans la nuit glacée ? Qu'il avait vu un individu qui lui rappelait le type qu'il avait croisé quelques nuits auparavant ? Mais que non, qu'il ne pouvait pas en être sûr parce que son visage était caché ? Valjean secoua la tête et se concentra sur sa cible.
L'homme contourna la place Mazas et descendit vers le quai. D'en haut et à l'aube du jour, Valjean le vit se glisser contre le mur, puis disparaître comme si la terre l'avait avalé.
Dans une bouche d'égout ? Le vieux forçat savait qu'il y en avait une à proximité... Mais il rejeta cette idée comme invraisemblable.
Quoi qu'il en soit, la lueur du jour s'ouvrait chemin, malgré la chute de neige, et il était dangereux d'essayer de s'approcher de l'homme.
Valjean releva le col de son manteau pour éviter les regards des gens qui commençaient leur journée et rebroussa chemin. Son aventure nocturne avait été une perte de temps ; il ne voulait pas que cela devienne aussi une raison pour Javert de le faire garder menotté lorsqu'il était hors de sa vue.
Sottises ! À peine une heure plus tard, l'inspecteur se tenait dans sa chambre et lui donnait des ordres qui n'admettaient pas de discussion.
Valjean regretta de ne pas avoir tenté l'aventure.
*************************
" Je ne suis pas un policier, contra Valjean. Je ne sais rien de cela.
- Tu n'as pas le choix Valjean, grogna Javert.
- Je ne serais d'aucune utilité.
- Cela ne se discute pas, Valjean ! Tu viens avec moi ! Je t'emmène voir Vidocq, il te trouvera une utilité.
- Qu'allez-vous faire vous ?"
L'humilité, la modestie, la douceur de Fauchelevent n'étaient qu'une façade. Valjean était un homme sanguin, autoritaire et vindicatif.
" Je vais chasser l'escarpe et le fagot dans la Grande Vergne. Tu veux m'accompagner ?"
C'était intentionnel. Utiliser l'argot. Jaspiner le langage du bagne. Pour le plaisir de capter le petit éclat dur qui apparaissait dans les yeux de Valjean.
Javert aurait été incapable de dire pourquoi mais il rêvait de briser cette carapace que portait Valjean. Ce Fauchelevent qui était si éloigné de l'homme qu'il avait connu dans le Bagne. Javert voulait retrouver Valjean ! Pas cet avatar, si terne, qu'était le jardinier du couvent. Un homme prêt à s'agenouiller devant son prochain pour le soigner. Prêt à lui retirer ses bottes pour lui laver les pieds.
Était-ce Jean Valjean qui agissait ? Ou M. Madeleine se sacrifiant ?
Javert voulait Jean Valjean !
Et chaque regard dur, chaque cri de colère que se permettait le forçat le rapprochait de son but.
Javert avait bien connu Jean Valjean et il lui semblait comprendre que ce dernier avait oublié qui il était. Cela faisait si longtemps que Valjean se cachait.
Il n'était pas plus M. Madeleine que Fauchelevent, il était un homme, un élagueur venu de Faverolles, avec des rêves et des pensées, avec des envies et des péchés. Javert avait envie de retrouver cet homme.
Et de voir disparaître les ombres qui le masquaient.
" Alors le-Cric ? Tu en penses quoi ? Je t'abandonne au Mec ou tu m'accompagnes ? Je dois enquêter sur les victimes du Poron.
- De quelle utilité serais-je ?, jeta sèchement Valjean.
- Tu seras mes mains. Je suis toujours estropié."
Valjean hocha la tête, peu convaincu.
" Et si Rivette ne s'est pas perdu dans les rues de Paris, il doit m'attendre. Pour me parler de ta fille et de ton ami."
Cela remporta la partie.
Valjean acquiesça en silence et mit son manteau.
Avant de partir de la chambre du forçat, Javert aperçut le plateau. Aussi garni que le sien. Valjean, dans son esprit de martyr, avait bu le café, mangé le pain mais dédaigné le beurre et la confiture.
Cela fit lever les yeux au Ciel au policier.
Saint Jean !
*****************
Paris était si froid.
L'hiver était si terrible.
Le sol était boueux. La neige se transformait en gadoue. On marchait dans une boue épaisse, humide et glacée. Qui allait devenir du verglas dès la prochaine gelée.
Le policier regretta un instant de ne pas avoir réclamé un bain. Il se le promit pour ce soir. Si le Marquis voulait réellement jouer les hôtes de qualité pour un policier et un forçat, il allait devoir sortir le grand jeu.
Le carrick était épais et chaud. Il protégeait à merveille le policier, son chapeau haut-de-forme complétait sa silhouette sombre. Une cravate donnait un peu d'allure à sa tenue. Mais Javert regrettait sa canne, trop reconnaissable, il lui manquait le poids habituel des pistolets coup-de-poing dans ses poches. Il était là, sous couverture.
Les bottines avaient remplacé les bottes d'officier en cuir fin. Javert apprécia leur solidité même s'il perdait de sa prestance.
Ses pieds étaient bien protégés de l'humidité.
Paris était beau sous la neige qui tombait du ciel à gros flocons. Les fiacres avançaient lentement et les bêtes luttaient contre les bourrasques glacées.
" Vous vous souvenez de Montreuil, inspecteur ?, demanda tout à coup M. Madeleine.
- Évidemment, répondit Javert, étonné d'entendre Valjean en parler de son propre chef.
- L'hiver était plus doux sur la côte mais il y avait tout de même des pauvres qui souffraient du froid...
- Vous faisiez installer des réchauds dans les rues. Vous payiez des sommes faramineuses pour qu'on les entretienne. Sur vos propres fonds !
- Vous n'approuviez pas ?"
Valjean était ébahi devant le vouvoiement. Le policier devait se perdre dans ses pensées lui aussi et revenir des années en arrière. Un maire et son chef de la police patrouillant dans les rues de la ville...
" Non, monsieur le maire, fit la voix espiègle du policier. Mais je n'avais pas voix au chapitre.
- Qu'aurait-il fallu faire selon vous ?"
M. Madeleine et ses idées saint simoniennes ! Il était tellement candide. Brûler des stères de bois dans les rues pour chauffer quelques malheureux durant quelques heures. Il n'avait vraiment pas l'esprit pratique parfois.
C'était comme ses tournées de charité !
Comme si donner quelques pièces de monnaie allait sauver des situations dramatiques.
Javert se mit à rire, amusé par la vieille colère de M. Madeleine.
Peut-être que Madeleine était plus proche de Valjean que Fauchelevent tout compte fait ?
" M. Madeleine ! J'ai toujours suivi scrupuleusement vos arrêtés. Je me suis chargé personnellement de l'entretien de ces réchauds. Mais je ne me faisais aucune illusion sur leur utilité.
- Qu'aurait-il fallu faire alors ?"
M. Madeleine le contemplait, mécontent.
" Il aurait fallu ouvrir des salles d'asile. Il aurait fallu permettre aux pauvres d'accéder aux salles de travail de l'usine, peut-être. Les fours chauffaient tout le temps. Il y avait des équipes de jour et des équipes de nuit... Peut-être réquisitionner des maisons inoccupées...
- Et vous auriez fait cela ? Réquisitionner ?
- J'aurai obéi aux moindres ordres de mon supérieur, monsieur le maire. S'ils restaient dans la légalité.
- Je...je ne savais pas qu'on pouvait faire cela...
- Normal. Vous n'étiez pas un bourgeois. Ni même un maire. Seulement un élagueur perdu dans une ville. Avais-tu seulement déjà vu un réchaud ?"
On revenait au tutoiement et Javert regarda Valjean, une lueur moqueuse brillait dans le gris de ses yeux.
" Il y en a peu à Faverolles... Je ne me souviens pas...
- Ce que je ne comprends pas c'est qu'il n'y ait eu personne dans ton conseil municipal pour te conseiller. Que faisaient-ils tous ? Les Bamatabois, les Postel, les Rambuteau ? Ils te laissaient dépenser ton argent pour des inutilités et ne t'épaulaient pas.
- J'étais seul à la mairie..., admit Valjean.
- Forcément ! C'était tellement plus simple pour eux ! Te voilà promu maire et au lieu d'augmenter les impôts, au lieu d'exiger des subventions, tu fais preuve de charité, tu t'esquintes la santé à parcourir la campagne pour rencontrer tes administrés les plus pauvres, tu t'es même mesuré à des taureaux en fuite !!!
- J'ai fait ce que j'ai pensé le mieux...
- Tes écoles, ton hôpital, ton orphelinat, ta charité publique, tes discours lénifiants... Tu me faisais grincer des dents ! J'ai travaillé sous d'autres maires, ce n'était pas ainsi qu'on agit ! Il t'aurait fallu de la poigne et les forcer à t'aider. Pas de charité personnelle mais des dépenses sur le fond public. Pas de réchauds mais un agrandissement de l'usine pour embaucher plus de monde. Pas d'école privée mais des demandes de subvention auprès de Paris pour ouvrir une école publique digne de ce nom.
- Je n'étais pas...en position d'exiger quoique ce soit Javert.
- C'est là que tu te trompes Valjean.
- Comment cela ?"
Valjean regardait Javert.
Le policier souriait. Il avait gagné contre M. Madeleine, n'est-ce-pas ? Il l'avait reconnu, dénoncé et envoyé au bagne.
Mais c'était parce que la partie était trop facile.
" Tu étais adulé de tous. Comment as-tu pu perdre ainsi ton poste ?
- Mais...mais c'était vous. C'est vous qui m'avez dénoncé. Que pouvais-je faire ?
- Valjean, Valjean, Valjean... Tu as passé ta vie à fuir. Tu aurais dû lutter.
- Lutter ?
- Je n'étais qu'un cogne ! Un policier nouvellement nommé au poste d'inspecteur. Tu étais le maire. Tu aurais pu me renvoyer ! Me casser !
- Mais... Cela aurait été inique !"
Javert se mit à rire et machinalement, il posa sa main sur l'épaule du forçat.
" Tu es naïf ! Même mes chefs voulaient me destituer après ma lettre de dénonciation. Un seul mot de toi et je me retrouvais à la rue.
- Je n'aurai jamais pu... Je ne suis pas mauvais...
- Je commence à le voir ! Mais je continue à me demander si c'est de la bonté ou de la stupidité.
- Javert !"
Un rire.
Oui, Valjean n'était pas loin.
Il suffisait de travailler le personnage pour le faire renaître. Bizarrement cette pensée donna un immense plaisir à Javert. Bien plus que de voir le vieux forçat à genoux devant lui.
Il en fut tellement content qu'il eut une envie de fêter les retrouvailles.
Une envie de priser du tabac.
*****************
A la Sûreté, le Mec fit faire antichambre aux deux hommes. Vidocq était le chef de la Sûreté, il avait des dizaines d'affaires à régler.
Les chauffeurs de la Seine n'étaient qu'un dossier parmi d'autres.
Enfin, il les fit entrer. Et Javert détesta aussitôt le sourire réjoui qui les accueillit.
" Alors cette nuit ? Bien dormi les gonzes ?
- Mon uniforme ?, demanda le policier, déjà passablement agacé par son supérieur.
- Arrière-boutique ! Vas-y le cogne ! Tu peux te déguiser en roussin."
Javert ne prit pas la peine de répondre, il entra prestement dans la petite pièce qui servait de lieu de repos pour le Mec. Et il se vêtit rapidement.
Pendant ce temps, Vidocq se tourna vers Valjean, avec la même lueur espiègle :
" Tu as bonne mine Le-Cric ! Alors c'était une bonne nuit ?
- En effet, répondit prudemment Valjean.
- Et on peut savoir où vous avez roupillé ?
- Un lieu sûr."
Vidocq souriait et il se mit à rire, vraiment amusé.
" Attention le-Cric ! Javert est en train de déteindre sur toi ! Bientôt tu raseras ta marmouse [barbe] et te laissera pousser des côtelettes [favoris] !"
Valjean ne dit rien.
Puis, le vieux forçat sembla en prendre son parti et répondit enfin :
"On a dormi chez une tante de Javert, je crois. Mais je ne sais pas où. Je ne connais pas très bien Paris."
Le regard de Vidocq reflétait à la perfection la surprise. Puis le Mec se mit à rire aux larmes.
" Une tante ?, " répéta-t-il.
La porte s'ouvrit et coupa la parole au Mec. L'inspecteur Javert apparut en uniforme complet. Avec le pli habituel sur le front et le regard glacé.
" Des nouvelles de Rivette ?, fit Javert.
- Le môme est prudent. Tu peux être fier de ton arpète [apprenti], Javert. Il n'est pas venu montrer son museau à la Force.
- Bien. Je vais allez le rencontrer dans ce cas.
- Et notre affaire ?
- J'ai quelques pistes à explorer. Je ferai mon rapport ce soir.
- Pas de nouveau fric-frac. La bande a dû avoir peur, malgré tout.
- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose, monsieur. Ils vont trouver de nouveaux escarpes pour remplacer les morts. Et nous n'aurons pas plus avancé.
- Je suis d'accord avec toi Javert. Et ton fagot ? Tu l'emmènes avec toi ?
- Je suis habitué à lui."
Un rire puissant, Vidocq trouvait cela plaisant. Voir le raide inspecteur se lier de force avec un fagot. Et qui sait ? S'en faire un ami ?
Les deux hommes semblaient s'être rapprochés en quelques heures. Vidocq le remarqua et en sourit.
" Pour ton appartement, la fenêtre est commandée. Figure-toi que c'est sur le compte de la Préfecture !"
Javert ferma les yeux, mécontent. Il allait devoir remercier M. Chabouillet. Ce n'était pas réglementaire. On devait faire une exception pour lui, le protégé du secrétaire du Premier Bureau.
Javert n'apprécia pas cela.
" Pour tes livres, Chabouillet a personnellement visité ton appartement et a pris en note tous les titres.
- Mon Dieu, gémit Javert.
- Il m'a chargé de te dire qu'il n'y avait pas assez de romans parmi eux. Tu ne lis pas assez pour le plaisir, Javert. Chabouillet a promis de s'en occuper.
- Cela suffit Vidocq !
- Je t'ai assez mortifié ?"
Vidocq riait.
Javert fulminait.
D'un pas nerveux, le policier s'en alla, prenant Valjean par le bras pour le tirer avec lui.
Mais Vidocq jeta en riant toujours :
" Il m'a dit aussi qu'il se souvenait de M. Madeleine ! Il va se pencher personnellement sur le cas de Jean Valjean."
*****************
Les deux hommes se regardèrent dans la rue.
" Que veut-il dire par là ?, murmura Valjean.
- Je ne sais pas," avoua Javert.
Valjean était livide. Le forçat devait songer à la fuite. Il regardait autour de lui comme une bête en cage prête à prendre son élan. Puis il passa la paume de sa main sur sa barbe avec ce qui aurait pu passer pour de l'anxiété. Pour quiconque ne le connaissait pas.
" Vous avez vraiment confiance en lui ?, demanda la voix tendue de Valjean.
- J'ai confiance en M. Chabouillet. Nulle raison de s'inquiéter pour l'instant. Allons voir Rivette."
Valjean refusa de bouger.
Un boeuf bloqué sur le chemin.
Javert tira sur le bras, retrouvant sa voix d'argousin.
"AVANCE ! Nous avons rendez-vous !
- Si jamais Vidocq ment, si jamais on vient m'arrêter, je t'assure Javert... Je t'assure que je ne t'oublierai pas.
- Ce n'est pas déjà le cas ? Allez avance Valjean ! Rivette risque de s'impatienter. Il doit vouloir voir aussi sa femme."
Javert fut soulagé de voir Valjean marcher.
" Nous vivons tous sous une identité fausse en ce moment, remarqua Javert en ricanant. Le monde de Jean Valjean serait-il devenu la norme ? Depuis que je t'ai retrouvé, il n'y a pas eu une minute normale dans ma vie.
- Dans la mienne non plus, remarqua lugubrement Valjean.
- Ha ! Mais ceci n'est pas de mon fait Valjean ! Ta vie a toujours été une chienlit !"
Le rire fut partagé.
A la grande surprise des deux hommes.
Ils s'examinèrent un instant. Unis ? Collaborateurs ? Complices ?
Javert posa à nouveau sa main sur l'épaule de Valjean.
"Allez viens Valjean ! Je t'offre un gloria [café + alcool], Rivette nous attend dans un rade [café].
- Je vous suis, inspecteur."
Un sourire, plus doux.
Javert aussi s'apprivoisait.
*****************
L'inspecteur Rivette était exact au rendez-vous. Il attendait donc l'arrivée de son collègue. Il ne fut pas surpris de voir celui-ci accompagné de M. Fauchelevent.
" M. Fauchelevent ?," s'écria Rivette, un large sourire aux lèvres et la main tendue pour saluer le vieil homme.
Valjean hésita. Il savait que si son identité était connue, le policier n'offrirait pas ainsi sa main.
Mais M. Fauchelevent était un honnête jardinier, il accepta la main tendue et répondit au sourire.
L'inspecteur Rivette examina Javert et lui sourit à lui aussi.
" J'ai des nouvelles.
- On t'écoute."
Javert leva la main pour attirer le patron du café et une tournée de gloria fut commandée, avec une possibilité de répéter. Le froid était si fort.
" Votre ami, le Père Fauchelevent est un peu difficile mais il a l'air de bien m'aimer. Il m'a parlé de vous, monsieur Fauchelevent. Vous êtes un travailleur exceptionnel, monsieur. Je ne suis pas capable de vous remplacer."
C'était dit avec un sourire dépité. Valjean hocha la tête, compréhensif.
" Ne vous laissez pas impressionner par l'étendue du jardin, inspecteur. A cette époque de l'année, il est peu exigeant et le verger est complètement détruit. La seule chose fragile qui reste ce sont les deux jeunes peupliers près du mur."
Rivette écoutait, essayant de prendre note de ces informations dans sa tête. Javert leva les yeux au ciel, amusé et en même temps agacé par cette situation. Valjean jouant le rôle du maître jardinier.
Javert ne put s'empêcher de croiser ses bras devant lui en contemplant les deux hommes deviser simplement..., ne comprenant pas vraiment d'où venait cette colère.
" L'important est de garder les sentiers dégagés pour la promenade des petites et, surtout, de garder un œil sur le petit couvent. Ne laissez pas la neige s'accumuler autour, et allégez le poids sur le toit dans la mesure du possible.
- Comment ?
- Comme vous voudrez, je suppose... En général, je me sers du râteau à manche long que je garde à l'entrée de l'abri à outils."
Le visage de Rivette s'illumina. Il était vrai que le portier lui avait transmis l'ordre de la Mère Supérieure... Et il était vrai aussi qu'il avait passé des heures à travailler sur ce toit sans obtenir trop de résultats....
" Je n'ai pas eu le temps de faire grand-chose, à part déblayer pas mal de neige... Mais voilà. J'ai pris du charbon avec la charrette à bras, comme on m'a dit. J'ai remarqué qu'on me filait.
- Combien ?, demanda Javert, aussitôt tendu.
- Je ne sais pas. Mais j'ai repéré des silhouettes et des mouvements. On m'a surveillé.
- Putain !, fit Javert, les doigts glissés dans ses favoris. Sois prudent !
- Je le suis !, claqua le jeune policier. Je vais bientôt avoir un mômignard à la maison, tu crois que j'ai envie de rater ça ?
- Non, reconnut Javert. Tu es armé ?"
Rivette glissa sa main dans son manteau élimé et en sortit un magnifique pistolet d'officier de la Grande Armée. Javert eut un sifflement admiratif.
" Bien, tu es paré ! Mais pas d'héroïsme ! Tu observes et tu fais gaffe à tes miches ! Au moindre couac, tu te fais la belle !
- Oui, daron, sourit le jeune policier. Et toi ?
- Je suis sur des pistes, répondit Javert, sans s'avancer. Des punaises ont été assassinées par notre escarpe.
- Des punaises ? Tu devrais aller voir la Morgue.
- Je sais ! Et ce connard de Balmorel. Il doit en savoir quelque chose. Si j'arrive à mettre la main sur lui...
- Il était du côté d'Auteuil...
- Putain de maquereau !"
Un silence.
Le patron apporta la tournée et l'odeur du café chaud mélangé à l'alcool embauma l'air. Les deux policiers le burent d'un trait, d'un geste coutumier.
Valjean les regarda faire. Estomaqué. C'était brûlant et il était bien incapable de les imiter.
" Et tes mains ?, demanda Rivette, compatissant.
- Inefficaces. Je ne peux pas les utiliser sauf dans les gestes du quotidien. Même pisser est une gageure.
- Je comprends, fit Rivette désolé.
- Quant à fracasser des mâchoires à coups de matraque, n'y pensons même pas.
- Javert, Javert, Javert !"
Le jeune inspecteur secoua la tête et laissa ses mains parcourir ses cheveux grisonnants. Les nonnes l'évitaient comme la Peste, en effet, seule la Mère Supérieur avait compris qu'il n'était qu'un imposteur.
Le Mec et elle avaient un lourd passif. Elle n'avait rien dit.
Le Père Fauchelevent l'avait bien titillé pour obtenir des réponses. Encore un mystère dans la vie de M. Madeleine ! Mais il était trop malade pour se battre.
Et Rivette était un gentil coeur, il apportait des gâteaux au vieillard, il entretenait le feu, il parlait de Paris et des filles dans les rues. C'était une bouffée de jeunesse dans la triste vie du vieillard...
Puis Rivette regarda Valjean et ses yeux devinrent brillants de joie. L'inspecteur ouvrit une fois de plus son manteau et en sortit une petite feuille de papier pliée en quatre.
"Pour vous M. Fauchelevent, on me l'a donné pour vous."
Valjean prit le message et le déplia avec des doigts qui tremblaient. Sans s'en apercevoir, il avait perdu sa contenance impassible.
C'était un petit message à l'écriture enfantine.
Un petit billet de sa Cosette.
Père,
Vous me manquez. Quand revenez-vous ? Soeur Espérance dit que vous avez dû aller voir une dame malade. Pourquoi ne m'avez-vous pas emmenée avec vous?
Je suis fâchée contre vous, père. Vous allez devoir me ramener un cadeau pour vous faire pardonner. Et me faire un gros baiser.
Revenez-vite s'il vous plaît.
Je vous aime.
Cosette
Valjean relut la lettre, articulant les mots en silence. Il avait l'air de rêver. Il cherchait peut-être à entendre la voix de Cosette.
Il se frotta un œil et, après s'être raclé la gorge, sortit son vieux mouchoir et le frotta contre son nez avec brusquerie.
Puis il replia la lettre avec soin et sembla se souvenir de son café. Son regard se perdit dans le liquide sombre. Comme si le reste du monde avait cessé d'exister.
Javert fut impressionné.
Le policier fut impressionné par les larmes qui embuèrent les yeux du vieux forçat.
Ce n'était pas un jeu d'acteur ? Le forçat tenait réellement à cette fillette sortie de rien ?
Javert fut impressionné mais Rivette, quant à lui, trouva cela tout à fait normal. Le jeune inspecteur se rapprocha du vieil homme et lui asséna en souriant, doucement, gentiment :
" La petite va bien. Je l'ai vue galoper avec les autres filles. D'ailleurs, ma femme m'a donné quelque chose pour elle. Je l'ai entendue tousser. Nous avons du sirop au tussilage. C'est un excellent remède !"
Valjean acquiesça d'un air grave.
- Merci. Merci de tout coeur, inspecteur."
Il avait les larmes aux yeux et un sourire triste.
Un remède pour sa fille ?
Quelqu'un veillait sur elle ?
C'était plus que ce que pouvait espérer le forçat.
Puis Rivette regarda sa montre et se leva, un peu contrit.
" La Mère Supérieure m'a donné deux heures de liberté. Je dois retourner au couvent. On se revoit demain ?
- Oui, répondit Javert. Prends garde à toi !
- Et toi de même !"
Un sourire, un salut et le jeune policier disparut.
*****************
Le silence était profond.
Javert reprit un café chaud, sans alcool cette fois-ci, et contempla Valjean, sans rien dire.
Le vieil homme luttait pour se reprendre. Et Javert commençait à comprendre des choses sur M. Madeleine.
" Tu les aimais vraiment ces mômes à Montreuil ?
- Oui, avoua Valjean. J'ai toujours aimé les enfants.
- Je croyais que c'était une façade...
- Vous n'avez jamais eu de famille, n'est-ce-pas inspecteur ? Vous avez toujours été seul dans la vie. Moi j'ai eu une famille. Une famille de huit personnes. Une soeur et ses enfants. J'ai connu une vie misérable mais il y avait toujours de la joie. Les enfants sont un rayon de soleil.
- Je n'ai jamais eu de famille, c'est juste.
- J'ai tout perdu lorsque je suis allé dans ce foutu bagne. Mais je l'avais cherché. Je ne peux m'en prendre qu'à moi même."
Si Javert avait cherché une effigie du repentir, il l'aurait trouvée sur le visage de Valjean.
Le flegme, voire la froideur, du vieux forçat étaient bien loin. Il n'y avait aucune trace de sa colère, pas plus que de la bienveillance que Madeleine montrait trop souvent.
Javert ne remarquait que du remord dans cet homme.
Le policier avait rarement vu quelqu'un éprouver du remord à ce point. Le vieux forçat devait s'en vouloir encore, nuit et jour, au point de se refuser de vivre. Comme si les dix-neuf ans de bagne n'avaient pas suffi.
Cela ne plut pas au policier qui décida de secouer les choses.
Javert se pencha en avant pour attraper les yeux de Valjean, ce bleu si aérien qu'il n'avait jamais pu oublier depuis le bagne.
" C'est pour eux que tu as essayé de t'évader si souvent ?
- Oui. Au début, du moins.
- Et si nous essayons de t'obtenir réellement cette grâce Valjean ? Tu pourrais vivre une fin de vie libre et libérée."
Valjean secoua la tête, amusé.
Il ne devait pas croire les paroles de Javert. Mais le policier franchit un pas et posa sa main sur celle du forçat. Pour appuyer ses dires. Ses yeux gris étincelaient, de mille éclats.
" Il n'y a plus qu'un seul chien à tes trousses Valjean. Et il se sent prêt à abandonner la chasse."
On ne se quittait pas des yeux. Les mains étaient chaudes, l'une contre l'autre.
" Vraiment ?, murmura le forçat, surpris de cette promiscuité.
- Vraiment !, asséna froidement l'inspecteur, avant d'ajouter : Je le promets ! Une vie pour une vie ! Tu as sauvé ma vie ! Je vais tout faire pour te rendre la tienne."
Puis Javert se recula et les deux hommes furent surpris de se remettre à respirer librement. Inconscients d'avoir cessé de respirer l'instant précédent.
Valjean porta le verre d'alcool à ses lèvres et le vida en un seul trait, tout comme il l'aurait fait avec une purge. Il ne fit pas un geste, mais son visage se colora au point d'atteindre le bout de ses oreilles. Il était évident que le forçat n'était pas adepte des liqueurs fortes, pas plus qu'il n'aimait laisser entrevoir les défauts de sa cuirasse.
Malgré l'alcool, Valjean serrait encore la lettre de Cosette dans ses doigts. Il y avait peu de choses pour briser le vieux forçat. Son amour pour sa fille en était une.
Javert n'aimait pas cela, il posa à nouveau sa main sur les doigts de Valjean, pour calmer les tremblements.
" Nous allons protéger ta fille. Valjean ! Nous ne sommes plus à Montreuil. Je ne vais pas t'envoyer au bagne. Tu es avec moi maintenant.
- Et si Vidocq vous donne l'ordre de m'arrêter ?"
La main disparut et Javert eut un regard mauvais.
" Nous verrons à ce moment-là. Il y a bien des sorties dérobées dans ton couvent, non ? Je suis sûr que Jean-le-Cric est encore capable d'escalader un mur et d'échapper à un guet-apens monté par la police. A mon nez et à ma barbe !"
Le regard mauvais s'adoucit. Les yeux de l'ancien forçat, si bleus, se remplirent d'incrédulité en regardant Javert. Et quelques instants plus tard, d'émerveillement.
Valjean laissa couler enfin ses larmes, puis les sécha.
Faire confiance ?
Pouvait-il réellement faire confiance ?
A un policier ?
A Javert ?
"Et maintenant ?, demanda Valjean, d'une voix encore incertaine.
- Nous partons visiter la Morgue. Et j'ai deux mots à dire à mes officiers de Pontoise.
- Qu'attendons-nous ?
- Mais votre aval, monsieur le maire."
Un sourire.
La confiance !
LA CONFIANCE !
*****************
Au commissariat de Pontoise, la colère de l'inspecteur Javert fut mémorable et chacun baissa la tête pour se faire oublier. Javert exigea les rapports concernant les prostituées assassinées. Il parla même de bougres tués.
On n'osa pas contredire le policier et lui rappeler que lui-même n'avait jamais accordé beaucoup d'importance à ces affaires.
Finalement, un des sergents fut chargé par l'inspecteur de fouiller les dossiers archivés dans le commissariat pour lui apporter tout ce qui concernait des femmes et des hommes violés et assassinés pour les trois mois passés.
Javert exigea que tout soit sur son bureau pour la fin de l'après-midi.
Il posa son chapeau sur sa tête avec un geste un peu théâtral et fit claquer le fer de sa canne sur le plancher. Puis il quitta son poste.
Le policier savait très bien qu'un branle-bas de combat venait de commencer dans le commissariat et que chaque officier, chaque sergent allait remuer les archives de fond en comble pour apaiser l'ire de leur supérieur. On allait même contacter la Préfecture pour que tout soit centralisé sur le commissariat de Pontoise. La Sûreté serait informé et tout le monde allait se plier aux désirs de l'inspecteur. Quelque part, cela amusait le vieux dogue de Pontoise.
Javert rejoignit Valjean qui l'attendait dans un estaminet des environs.
" Déjà là ?, demanda le forçat, surpris du retour rapide de l'inspecteur.
- Ils ne m'ont rien dit, ils ne m'ont même pas montré les dossiers. Je ne suis même pas certain qu'ils en aient fait un rapport.
- Javert ! Ce sont des meurtres odieux !
- Je suis désolé, monsieur Madeleine, mais ce ne sont que des prostituées de bas étage et des sodomites. Ce ne sont pas des affaires qui dérangent beaucoup la Force."
Valjean serra les mâchoires et aussi le plateau de la table, comme s'il cherchait à le broyer.
Lucie avait-elle raison ?
" Mais je n'aime pas qu'on me cache des affaires de meurtre, continua Javert, indifférent à la colère de son compagnon. Même pour des putes. J'aime savoir ce qui se trame dans ma ville."
Valjean se contint et ne dit rien. Il attendait la suite du discours méprisant du policier.
Du cogne !
La relation qui se nouait entre les deux hommes était étrange, faite de hauts et de bas, de moments où il semblait qu'une amitié pouvait naître, suivis d'instants terribles où l'incompréhension et la colère les séparaient. Des moments durant lesquels Javert et Valjean se trouvaient sur le point de se faire confiance et des instants où il ne fallait qu'un rien pour que chaque homme se jette à la gorge de l'autre.
" Je vais aller visiter la Morgue, annonça Javert. Je n'aurai pas de mal à retrouver nos victimes sur le registre. Paquita et Romuald... Et d'autres... Je me demande combien de victimes ont fait nos escarpes ? Ils étaient versés dans le fric-frac de haut vol et les voilà descendus au rang de simple surineur [assassin]."
Javert semblait déçu.
Valjean était scandalisé.
" Qu'allez-vous faire pour les malheureuses victimes ?, demanda le forçat, sèchement.
- Leur rendre justice ! Mais que croyez-vous Valjean ? Que je ne m'occupe pas des crimes de la rue ? Je suis aux Affaires politiques le plus souvent. Les crimes de droit commun me concernent moins aujourd'hui. M. Chabouillet et M. Mangin m'utilisent pour démanteler des complots.
- Vous êtes aux affaires politiques ?
- En ce moment, il y a un joli petit groupe qui fait beaucoup de bruit tout en restant extrêmement silencieux. Un groupe d'étudiants, affiliés à d'autres groupes de républicains. Je suis sur leurs traces. Les affaires de meurtre ne sont plus de ma partie.
- Je ne comprends pas. Vous êtes un inspecteur de police cependant.
- Et je suis aux ordres du secrétaire du Premier Bureau ! Le préfet m'a "prêté" à Vidocq pour gérer cette affaire de chauffeurs. La Sûreté manque d'hommes habiles. Mais je ne suis pas habituellement dans les rues à enquêter comme dans mes débuts d'inspecteur. Il est loin le temps où on m'envoyait vérifier les problèmes de gouttière !
- Vous êtes un espion ?"
Valjean en tombait des nues.
" Oui. Et je terminerai certainement ma carrière en étant reconnu sur une barricade ou dans les rangs de républicains révoltés."
Puis Javert perdit son sourire amer.
"Cela dit, le poste de Pontoise peut encore avoir des affaires de police à proposer. Je suis aussi sur la piste d'un groupe d'escarpes appelé Patron-Minette.
- Je ne comprends rien à votre poste Javert.
- Vous n'êtes pas le seul Valjean ! Je ne comprends pas moi-même ce que je dois faire parfois. Je vis sous couverture et infiltre des réseaux de révolutionnaires, j'enquête sur des criminels en fuite, je travaille pour la Préfecture et pour la Sûreté. Tout est bancal ! Il n'y a que la Loi qui soit claire à mes yeux.
- Alors ces meurtres ?
- Je vais chercher les rapports, trouver des témoins, faire parler des mouchards... Mais je vous interdis de penser que je vais rester les bras croisés car les victimes sont des moins-que-rien. Je ne suis pas ainsi !
- Et Fantine ?, jeta vicieusement M. Madeleine.
- Touché !, sourit à nouveau Javert, le regard brillant d'ironie. Je ne le suis plus, monsieur le maire. Paris n'est pas Montreuil et mes cheveux ont blanchi. Je suis...plus pondéré...
Le regard perçant de M. Madeleine prouvait à lui seul à quel point le discours de Javert n'était pas convaincant.
*******************
La Morgue était un endroit effroyable. Située sur les quais de la Seine. Les horaires d'ouverture étaient affichés sur la porte comme s'il s'agissait d'un lieu de spectacle.
Et par Dieu ! Cela l'était !
Des passants venaient visiter la Morgue pour éprouver un petit frisson de terreur ou une occasion de rire.
De rire !
Car il y en avait qui riaient devant le grotesque de certains cadavres exposés dans les vitrines ! D'autres passaient, le regard choqué, un mouchoir imbibé de parfum placé sous leur nez délicat.
Des corps non identifiés. Des noyés, des assassinés, des accidentés...
A la Morgue, on manquait de place, de soin et d'humanité pour traiter correctement les cadavres. On les exposait, un simple linge cachant les entrejambes, pour la pudeur. Leurs quelques effets étaient accrochés à des cintres pendant du plafond.
Et c'était tout.
Javert se déplaçait dans les locaux comme s'il était chez lui, habitué et désabusé. Valjean contemplait tout cela avec horreur.
M. Madeleine avait tellement de choses encore à apprendre !
Le préposé à l'accueil était un homme procédurier et efficace. Il connaissait l'inspecteur Javert.
Les deux hommes se serrèrent la main en devisant paisiblement, comme s'ils n'étaient pas environnés par la mort, comme si tout était normal.
L'était-ce ?
" Tiens Javert ? Qu'y a-t-il pour ton service ? Pontoise est loin ! Ou alors tu cherches du turbin ?
- Salut Keller. Je suis sur des affaires de punaises démolies [tuées].
- Des punaises ? Toi ? Tu fais dans la pute maintenant ?"
Un rire moqueur dévoilant des dents gâtées par le manque de soin. Javert rendit le sourire et hocha la tête.
" Une affaire pour le Mec.
- Cet enfoiré ne manque pas de toupet ! Tiens ! Je vais te trouver ce que j'ai. Il m'a semblé voir passer des filles ces temps-ci. Y a toujours des gonzesses refroidies...
- Les miennes ont été embaudées [violer].
- Y en a eu aussi."
Indifférent, insensible, flegmatique.
" Quel âge ?, demanda le préposé, perdu dans le lointain, la tête dans ses dossiers.
- Des jeunesses mais sans plus."
L'homme revint, quelques registres dans les bras, un air résigné sur le visage.
" Oui, avec ces dames, c'est difficile de donner un âge. Tiens Javert ! Amuse-toi ! Voici les dossiers pour les cinq derniers mois. Gueule si tu en veux plus !"
Le préposé à la Morgue, bien obligeamment, tendit plusieurs lourds registres à l'inspecteur et lui abandonna son propre bureau pour ses recherches.
Javert rétorqua avec un ton de profonde lassitude.
" On va faire avec. Cinq mois c'est bien."
Javert sortit un petit carnet et un crayon et s'apprêta à prendre des notes. Puis il aperçut le visage blême de son compagnon et eut pitié.
"Tu peux sortir Valjean, si tu le souhaites. Je n'ai pas besoin de toi pour le moment.
- Quelle est cette odeur ?"
Javert renifla l'air ambiant et fut surpris par la question posée d'une voix blanche.
"L'odeur de la mort. Merde ! Tu ne vas pas bien Valjean ? Assieds-toi !"
Javert se précipita sur le vieil homme, livide, qui chancelait devant lui et le fit s'asseoir sur une chaise. Etonné de voir cette force de la nature qu'était Jean Valjean succomber pour une odeur doucereuse.
" Tu n'as jamais visité de morgue ?, demanda le policier, prévenant.
- Je n'en ai jamais eu le loisir," admit M. Madeleine en fermant les yeux sous le malaise.
Javert défit rapidement la cravate de Valjean, ouvrant le premier bouton, permettant à l'oxygène de mieux passer à-travers la trachée.
Ses doigts restèrent un instant suspendus dans l'air, le policier venait d'apercevoir les cicatrices sur le cou de Valjean, les marques du collier de fer laissées par dix-neuf ans de punitions aux cachots. Et cela le troubla.
Il fallut quelques souffles avant de se reprendre.
" Bois ! Cela va te permettre de te requinquer !"
Javert sortit son habituelle flasque d'eau-de-vie et la tendit à Valjean. Le forçat but une longue gorgée et son esprit s'éclaircit.
Il refit rapidement sa cravate, gêné d'exposer ses cicatrices. Javert le contemplait, impassible.
" Seigneur ! Je ne connaissais pas cela, murmura Valjean.
- Il y avait une morgue au bagne, rappela Javert en rangeant la flasque dans la poche intérieure de son uniforme. Les forçats n'y étaient pas admis. On entreposait les corps pour permettre aux familles de les récupérer. Sinon, on les enterrait au cimetière du bagne."
Valjean ne dit rien, il écoutait le garde-chiourme lui raconter ses souvenirs.
" Ma première visite au bagne fut destinée à reconnaître le corps de mon père, ajouta Javert. Je n'ai jamais oublié cette odeur.
- De quoi est mort votre père ?
- Mauvais combat. Il a été tué par un comparse."
Un silence.
Chacun était perdu dans ses pensées, puis un sourire bienveillant apparut sur les lèvres de Javert. Ce qui mit Valjean aussitôt sur ses gardes.
" Et maintenant ? Tu te sens assez fort pour m'aider à lire des registres couverts de pattes de mouche ou tu préfères prendre l'air ?
- Cela ne peut pas être pire que l'écriture de Brissac, mon secrétaire de mairie."
Un rire.
Toujours partagé.
Valjean se redressa et fut surpris par la main qui vint le soutenir sous le coude.
" Je vais bien Javert. Vraiment.
- Alors au travail monsieur le maire !"
Une matinée désagréable. Le résultat se résuma à une migraine atroce. L'odeur lancinante, l'écriture illisible et les centaines de pages qu'il fallait vérifier, feuilleter, décrypter n'aidaient pas.
" Une femme tuée sur le quai de la Rapée, annonçait Valjean.
- Quel métier ?, demanda Javert, indifférent, feuilletant ses propres dossiers.
- Inconnu. Mais on décrit un outrage.
- Mhmmmm. On prend en note."
Valjean n'aimait pas cette indifférence. Il voulait secouer le policier, lui donner une leçon d'humanité. Il s'agissait d'êtres humains, morts de façon violente, atroce !
Et puis...
Au bout du deuxième registre, M. Madeleine se scandalisait moins. Il en avait soupé des morts et des détails sordides.
" Ici on a découvert un torse ! UN TORSE ?!," s'écria Valjean, levant les yeux pour regarder Javert, en train de consciencieusement prendre des notes et compulsant un plan de Paris pour vérifier les lieux de découverte des cadavres, nommés dans les rapports.
Cela fit sourire le policier qui leva des yeux amusés, une lueur espiègle illuminant les vitraux de glace.
" M. Madeleine et ses affaires de gouttières ! Cela doit vous changer la grande ville !
- Javert ! Voyons !, fit Valjean, choqué...et cependant amusé malgré lui...
- La pire affaire de Montreuil que j'ai eu à régler était la dispute entre une femme et son époux. La femme s'est retrouvée à l'hôpital, battue presque à mort par son salopard de mari.
- Je me souviens..., murmura M. Madeleine. Les époux Lambert. Le mari a eu deux mois avec sursis."
La critique était perceptible. Javert haussa les épaules.
"Je n'ai pas pu faire mieux. J'ai arrêté l'homme pour troubles de l'ordre public. La femme a refusé de porter plainte. Le juge ne m'a pas appuyé.
- Oui... Je me souviens..."
Monsieur le maire avait été tellement scandalisé que M. Lambert s'en sorte sans rien de plus. Le maire avait même été prêt à porter l'affaire devant Arras mais le juge, M. Moreau, en avait dissuadé M. Madeleine.
C'était une affaire de famille. La vie privée ne devait pas être violée.
Et l'inspecteur Javert avait laissé courir le malotru qui avait pratiquement tué sa femme. Alors que Fantine...
Oui, la colère avait été terrible pour M. Madeleine.
" Donc vous avez eu des affaires plus graves à Paris ?
- Évidemment, rétorqua le policier, posément. Un torse ? La belle affaire. On a voulu se débarrasser d'un corps. On retrouvera sans nul doute les autres morceaux dans les décharges de Paris...ou dans la Seine...
- Mon Dieu ! Mais dans quel monde...
- Jean Valjean... Mais comment as-tu pu survivre à dix-neuf ans de bagne avec une telle candeur ?
- L'espoir que tout s'arrange ?"
Un rire, profond, sincère et franchement inconvenant brisa le silence de la Morgue.
Ils ne valaient pas mieux que les visiteurs en réalité.
" Finissons cette lecture épouvantable Valjean ! J'en ai soupé des noyés et des pendus.
- A vos ordres, inspecteur."
****************************
Cela leur prit plusieurs heures mais enfin ils purent quitter la Morgue d'un pas chancelant.
Le froid, la neige, la glace étaient toujours là. La Seine, à deux pas de la Morgue, était magnifique, encerclée dans sa gangue de glace. Elle étincelait au soleil, comme un diamant précieux.
Et, imperturbables, les Parisiens patinaient sur ses eaux gelées.
" Cosette adorerait cela, lança Valjean, attendri.
- Qu'est-ce qui t'en empêche ?
- Le couvent est strict.
- Au diable le couvent ! Tu peux bien emmener ta fille faire un tour sur la Seine !
- Ce n'est pas si simple Javert."
Javert se tourna et regarda Valjean.
" As-tu seulement fait un jour ce que tu souhaitais Valjean ?
- Rarement, admit Valjean.
- Il va falloir changer cela !, lança Javert, avec entrain. Retournons à mon poste de Pontoise. Un peu de marche ne nous fera pas de mal. Et un repas !
- Un repas ?
- J'ai faim ! Et je suis sûr que toi aussi ! Alors à table !"
Javert se faisait autoritaire, il entraînait dans son sillage Jean Valjean. Sans s'en rendre compte, le policier commençait à considérer Valjean comme un collègue. L'inspecteur aurait agi ainsi avec Rivette.
Et Valjean se laissait entraîner surpris de cette proximité.
De cette facilité à se rapprocher.
Un estaminet sans prétention et les deux hommes furent attablés devant un plat de charcuterie et de pommes de terre. Avec du fromage, du vin et du café. Les coeurs se réchauffaient et les esprits s'apaisaient.
" Combien de filles au total ?, demanda Valjean en refusant un nouveau verre de vin que le policier voulait lui servir.
- J'ai compté trois femmes assassinées d'une manière assez brutale pour rappeler le Poron. Et dans des quartiers proches du Romarin. Je vais en parler au Marquis. Mais le meilleur indicateur serait Balmorel. Il faudrait que je mette la main dessus.
- Qui est Balmorel ?
- Un daron du proxénétisme. Ce gonze possède plusieurs maisons de tolérance dans Paris. Et de nombreuses punaises sont à ses ordres. Il sait tout sur la prostitution dans la capitale. Je n'ai jamais réussi à le serrer.
- Il pourrait nous rencarder ?"
Javert sursauta et regarda Valjean en souriant, agréablement surpris.
" Mais voilà que tu jaspines l'argomuche !!! Je suis fier de toi !!!
- Mon Dieu, fit Valjean, misérable, la tête entre ses mains. Vidocq a raison !
- A propos ?
- Tu déteins sur moi."
On releva le tutoiement mais Javert ne dit rien.
Il servit d'autorité Valjean en vin et leva son verre en l'air. Les yeux brillants de mille feux.
" Je ne déteins pas sur toi Valjean, je te révèle. Bienvenu au monde !"
Les verres s'entrechoquèrent.
***********************
Les dossiers étaient succincts. Comme l'avait prévu Javert.
Sur son bureau au poste de Pontoise il n'y avait que quelques rapports...vides...
L'inspecteur en chef se chargea tout d'abord de la paperasse concernant son poste de remplaçant du commissaire de Pontoise et oublia son affaire pendant quelques heures.
Javert était quelqu'un de sérieux et de consciencieux.
Quant à Valjean, il était retourné à la Sûreté.
Nul besoin de tenter le diable en conservant un forçat à ses côtés. Javert n'était pas le seul policier capable de reconnaître un fagot.
Enfin, lorsque le poste de Pontoise fut enfin mis au net, Javert décida d'examiner les rapports. Il faisait le lien avec les registres de la Morgue.
On évoquait vaguement des femmes de la rue, violées et tuées. On notait leur surnom, les noms n'étant pas toujours connus. Javert retrouva donc Paquita. Mais aussi une Lili, une Juliane, une Laurette... Il découvrit enfin Romuald...ainsi qu'un Pierrot...
Il ne savait pas, bien entendu, si tous avaient été tués de la même main. Paris était grand, il y avait tant de criminels dans ses rues et si peu de policiers pour assurer la sécurité. Mais il y avait quelque chose qui n'échappa pas à Javert et qui le fit rager.
" Durand ?! Mais qui s'est occupé de l'affaire du quai de la Rapée ? La fille a été violée et étripée ?!, s'écria le policier, la voix tendue.
- Une prostituée...monsieur... Le commissaire a dit que ce n'était pas de notre ressort, fit le jeune sergent, mécontent de lui-même.
- Pas de notre ressort ?, répéta Javert, scandalisé par tant d'incurie.
- La fille a dû vouloir escroquer son client et il l'a tuée. Quelque part, c'est mérité et...
- Durand !, le coupa la voix glacée de l'inspecteur.
- Oui, inspecteur ?
- Sors de ce bureau !
- Oui, inspecteur."
Donc, personne n'avait enquêté sur ces affaires.
Sans importance.
Des filles des rues.
Il y avait plus grave.
Car le pire c'était que Javert lui-même aurait pu penser de cette façon.
Une prostituée ? La belle affaire ?
Javert se trouva ignoble tout à coup.
Peut-être...peut-être Valjean n'avait pas tort à son sujet après tout...
Javert préféra cesser là cette pensée, il n'était pas bon pour lui de ruminer de telles idées. Des pensées à noyer dans l'alcool et les nuits blanches...
Consciencieusement, Javert examina le plan de Paris qu'il avait accroché au mur de son bureau. Il regarda les lieux de découverte des corps et les bordels de Paris. Ils ne concordaient pas mais tous les crimes étaient assez proches du Romarin.
Et puis...
Et puis tout à coup Javert aperçut, situé en plein milieu des différents meurtres, le restaurant Aux grands marronniers.
Merde !
Il y avait un lien ?
Le Poron torture et tue Loisel, on pille sa maison, on tue des filles publiques dans le même quartier...on veut faire taire Javert...
Mais qu'est-ce que c'était que cette histoire ?
Ce n'était pas les façons de faire des chauffeurs. Déjà la ville n'était pas leur terrain de chasse et ils n'agissaient pas de cette façon délibérée. Un chauffeur va tuer et disparaître. Les affaires de prostituées assassinées remontaient sur trois mois. Les rapports de la Morgue s'étiraient sur cinq mois, mais le tableau de chasse du Poron ne durait que depuis trois mois. Manifestement.
Trois mois ?
On surveillait Loisel depuis tout ce temps ?
Vidocq a dit qu'il avait eu des informations sur un potentiel fric-frac par un de ses mouchards.
Javert aurait donné beaucoup pour pouvoir parler à ce mouchard.
Le Poron était une brute, il avait une équipe d'escarpes à ses ordres. Il n'avait aucun scrupule à tuer et à violer. Il venait du bagne. Il n'avait rien à perdre.
Mais l'autre ?
Paquita avait hébergé son Pierre. Puis le fameux ami brutal était arrivé il y a trois mois. Au regard de la date de son décès. Le joli coeur était déjà présent avant l'arrivée du Poron.
S'il s'agissait de ce jeune escarpe à qui il devait son entaille, il ne faisait pas partie de cette troupe. Un transfuge ?
Javert se maudit de ne pas être assez intelligent et de manquer d'informations.
Il fallait absolument mettre la main sur le Poron.
Parce que quelque chose était en train de se produire.
Et Javert sentait obscurément que le Poron pourrait bien se retrouver à la Morgue à son tour.
*************************
Un tour de Paris. Il fallait enquêter sur les meurtres et voir les bordels où les victimes travaillaient. Les rues.
Il fallait retrouver la piste de Paquita.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque l'inspecteur quitta son commissariat. Il était épuisé.
Mais prudent.
Il fit très attention de ne pas être filé lorsqu'il se rendit à la Sûreté.
Excessivement prudent.
Ils étaient deux à le suivre. Et à le perdre lorsque l'inspecteur sauta dans un jardin intérieur...
Donc, il restait un homme à abattre.
Mais le policier ne comprenait pas pourquoi. Javert ne se donnait pas assez d'importance pour qu'on veuille le tuer.
***********************
Vidocq n'était pas là. La journée était terminée à la Sûreté. Le préposé à l'entrée était un des adjoints du Mec. Un dénommé Coco-Lacour.
Il vit arriver l'inspecteur avec une surprise profonde.
" Javert ? Le daron est absent.
- Où est-il ?
- Chez lui ! Où crois-tu qu'il soit ? A la Force ?"
Coco-Lacour était un homme qui se donnait des airs, il se voulait précieux et ses amours étaient plutôt invertis. Il ne le cachait pas et chacun l'acceptait, bon gré mal gré.
" Ce serait une jolie surprise, mais le jour où Vidocq retournera à la Force, je serais celui qui l'y remettra," asséna durement Javert.
Le sourire de Coco-Lacour devint plus dur mais les yeux pétillaient d'humour.
" Qu'est-ce que tu veux l'argousin ?
- Il n'y a pas de message pour moi ? Il n'y a pas...
- Un message ? Non. Bonsoir inspecteur."
Et, comme cela, l'air de rien, le criminel prit un plaisir infini à chasser le policier des locaux de la Sûreté.
**************************
De retour dans la rue, Javert fut décontenancé.
Vidocq était chez lui.
Valjean devait être au Romarin.
Mais il ne pouvait pas y aller ainsi, habillé comme un cogne.
D'un geste rageur, Javert entra par une porte cochère dans une cour intérieure. Il écouta la nuit. Mais le silence était profond.
Et d'un geste habitué, le policier se déshabilla. Il retourna son manteau, il glissa son bicorne sur son ventre, il essaya de son mieux de cacher tous les éléments prouvant l'uniforme du cogne. Enfin, pour faire bonne mesure, il se frotta contre un mur, recouvrant de boue et de salpêtre le tissus épais.
Il détesta Vidocq de le forcer à agir ainsi.
Il en vint à penser à son tas de fumier. Peut-être était-ce une meilleure idée ?
Et enfin, d'un pas nerveux, Javert rejoignit le Romarin.
La nuit était profonde.
Il était trop tard pour espérer quoique ce soit d'autres qu'une mauvaise rencontre.
****************************
Le Marquis découvrit avec stupeur un Javert, sale et dépenaillé.
" Où est Jean ?, demanda aussitôt Javert.
- Je l'ignore. Il n'était pas avec vous ?
- Putain ! Je ne sais pas ce qui se passe."
Et soudain...
Soudain...
Javert maudit Coco-Lacour, se promettant de le maquiller [gifler] avec soin. Il n'avait rien dit !
L'inspecteur quitta en courant le Romarin pour prendre le premier fiacre qu'il put trouver. Il offrit un Napoléon pour le voyage le plus rapide possible. Malgré la neige, malgré le verglas...
Le cocher n'aima pas l'air crasseux de son passager mais le Napoléon exhibé lui fit accepter la course.
Le quartier du Picpus était calme.
Habituellement.
La rue était pleine de policiers et d'agitation.
Le pressentiment de Javert le frappa de plein fouet. Il sauta du fiacre en marche, jeta la pièce au cocher qui l'attrapa à la volée en poussant une bordée d'injures.
" VIDOCQ !?, hurla Javert, en courant dans la rue.
- Javert ?, fit une voix calme dans un angle éclairé par des lampes-sourdes.
- Que se passe-t-il ?"
La voix essoufflée, le policier rejoignit le cercle de lumières. On s'écarta pour le laisser passer. Surpris de le voir là.
Sur le sol, il y avait un cadavre. Un homme. Couché sur le ventre. Doté de larges épaules. Javert perdit le souffle et sentit le monde tourner autour de lui.
Il se jeta sur le corps pour le vérifier de plus près. Il ne l'avait pas reconnu sur le coup.
Un homme, certes. Le portier était mort. Égorgé.
Javert ne comprit pas pourquoi il était si soulagé. Il baissa la tête devant lui et respira profondément. De lentes inspirations.
" Comment est-il mort ?
- Égorgé, fit le Mec, paisiblement.
- Putain ! Te fous pas de moi !, grogna le policier.
- Tu as une tenue impeccable Javert. C'est le nouvel uniforme ?"
Pestant et jurant, Javert retira son manteau et le remit à l'endroit. Il replaça son bicorne sur sa tête. Le Mec, dans son costume de qualité, le regardait faire en souriant, moqueur.
" Il a été égorgé. Maintenant la question qui se pose est pourquoi.
- Et..., commença Javert, sans savoir comment continuer devant tous les témoins, abasourdis par sa présence.
- Au chaud."
Javert regardait Vidocq. Il eut envie de coller le forçat contre le mur et de le frapper à poings fermés.
Mais les yeux clairs du chef de la Sûreté lui intimait l'ordre de se taire. Javert se soumit. Il aurait ses réponses, plus tard.
Et par Dieu ! Le policier se jura qu'il les aurait !
Javert ne dit plus rien mais il fit preuve d'un regain d'énergie. Il examina les alentours, il flaira la piste. Il retourna le corps, il regarda les mains, les doigts. Il passa ses mains sur les épaules. Il vérifia la blessure, cherchant quel type d'arme avait pu réaliser cela. Trop court pour un couteau, trop long pour un sabre... Une lame de baïonnette ? Un couteau de boucher ?
Javert se rappela que Loisel avait été égorgé lui aussi, mais il n'avait pas pris le temps d'examiner la blessure.
Javert pesta contre lui-même. N'avait-il pas été à la Morgue le jour-même ? Et il reprit ses recherches.
Il fit cela avec un visage fermé, ignorant les regards amusés et méprisants posés sur lui. Pour qui se prenait-il ? Un chien de chasse ?
Mais Vidocq le regardait faire avec un regard appréciateur.
Un bon policier le Javert, lorsqu'il le voulait bien.
La nuit était vieille lorsque le calme revint dans le quartier Picpus. Les policiers avaient disparu. Le corps avait rejoint la Morgue.
Javert et Vidocq se retrouvaient seuls. Ils étaient de retour à la Sûreté. Les derniers hommes du Mec étaient partis à leur tour. Coco-Lacour avait prudemment pris la poudre d'escampette, sachant que le policier n'allait pas apprécier sa petite blague de plus tôt.
" Un glace Javert ?, s'enquit Vidocq en allant chercher une bouteille d'eau de vie dans son arrière-boutique.
- La vérité Vidocq !, lâcha Javert, les dents serrées. Si tu sais ce qui est bon pour toi !"
Un rire, profond, dominant. Le Mec n'avait plus peur du garde-chiourme. Si tant est qu'il en avait eu peur un jour.
" La soirée a été agitée, reconnut Vidocq.
- PUTAIN VIDOCQ !"
Le policier était prêt à se jeter à la gorge du chef de la Sûreté. Vidocq joua avec ses nerfs le temps de se servir un verre d'eau de vie. Enfin, il parla :
" Ton fagot a le sang chaud Javert ! Je ne pensais pas que Le-Cric avait encore cela en lui ! Il m'a impressionné ce soir !
- Au fait !!!
- Un message est arrivé à la Sûreté en début de soirée. Tu étais où au fait ?
- J'échappais à deux escarpes. La suite ?!"
Vidocq ne releva pas la tentative d'assassinat vaguement annoncée par le policier. C'était un sujet pour plus tard.
" Le portier du couvent a été assassiné plus tôt. La Mère Supérieure m'a appelé à l'aide. J'y suis allé. Et c'est là que ton Valjean a perdu l'esprit. Il a tenu à m'accompagner. Il était hors de lui.
- Une autre victime ? Enfin, comment cela a-t-il pu se produire ? Je croyais que tu avais placé le couvent sous surveillance ?"
La colère brilla à son tour dans les yeux du Mec. Il n'appréciait pas qu'on le critique de cette façon cavalière.
" J'ai peu d'hommes à mon service Javert ! Et autre chose à surveiller qu'une bondieuserie de couvent.
- Et Rivette ?
- A l'abri. Il n'est pas sorti du couvent, il est avec le Père Fauchelevent.
- Et Valjean ? Et sa fille ?
- Du calme Javert ! Tu es aussi fébrile que ton fagot ! Ils n'ont rien eu. Tout va bien !
- NON ! Rien ne va Vidocq ! Depuis la mort de Loisel, rien ne va. Qui t'a parlé de ce fric-frac ? On a tenté de me tuer, maintenant on me file ! Qu'est-ce que tu me caches ?"
Le chef de la Sûreté se dressa de toute sa hauteur, imposant sa puissance au misérable policier devant lui.
Javert avait passé les bornes et le Mec se chargea de le lui faire comprendre.
" Fous-moi le camp Javert ! Tu es en train d'oublier d'être prudent. Je préfère éviter que tu prononces des mots que tu vas regretter.
- QUOI ?, rétorqua Javert ébahi. Tu crois que je vais partir comme ça ? Sans réponse ?
- Va te calmer ! Et nous reparlerons ! Là, tu risques de me cogner et cela ne fera pas bon ménage dans ton dossier. Au fait et le Poron ?"
Le changement de sujet fut ressenti comme une gifle par le policier qui refusa de répondre.
" Va te faire foutre Vidocq !"
Et la porte du bureau du chef de la Sûreté claqua.
Javert rejoua la même scène que tantôt. Il le fit avec dépit.
Une nuit de perdue.
Aucune réponse.
Et en plus on se foutait de sa gueule !
Oui, la situation pouvait être pire !
*************************
Prudent, précautionneux, méfiant, le cogne rejoignit le Romarin. La clientèle était nombreuse. Une nuit de fête au bordel.
Devant l'état indescriptible du policier, le Marquis ouvrit des yeux interloqués...pour la deuxième fois de la soirée...
" Mais que...
- Pas de question ! Un bain, un repas et je veux te voir dans ma chambre tout à l'heure.
- Vous me voulez moi ?
- Je t'en prie le Marquis, ne joue pas les innocents. Il y a des questions que je dois te poser.
- Bon, bon. Ne vous fâchez pas !"
Le Marquis fit discrètement monter Javert à sa chambre par un escalier de service. Donc, la traversée de la salle principale n'était pas obligatoire.
Ce fut avec un soupir de soulagement que Javert retrouva sa chambre. Même avec les gémissements venus des chambres adjacentes, mêmes avec la décoration intimidante.
Javert défit son manteau et le laissa tomber sur le sol, puis dans le même geste, il retira sa cravate et sa veste. Il se retrouva en bras de chemise lorsqu'il frappa à la porte menant à la chambre de Valjean.
La sensation d'oppression disparut enfin lorsque le forçat apparut devant lui.
" Putain ! Tu es là, lança Javert, le soulagement perceptible dans la voix.
- Javert ! Mais vous étiez où ? Vous savez ce qu'il s'est passé ?
- Oui. Le portier est un homme à la carrure massive. Des épaules larges. On l'a pris pour toi.
- Pour moi ?"
Valjean s'agrippa au bonheur-du-jour comme s'il était sur le point de tomber. Lorsqu'il affronta de nouveau le policier, il semblait non seulement résigné, mais aussi misérable. De la culpabilité ? On aurait dit.
" J'ai vu ses mains, il est parti au charbon. Il a dû utiliser ta hotte, sa veste était fripée aux épaules.
- C'était un brave homme. Puisse Dieu l'accueillir en son sein et me pardonner. Je n'aurais jamais dû quitter le couvent.
- Suffit, pardieu ! Ce n'est pas toi qui l'as tué !"
Javert s'approcha résolument de Valjean et le força à lever les yeux sur lui. A perdre cette attitude de vaincu qui ne lui allait pas.
" C'est tout comme !, murmura Valjean, en baissant à nouveau les yeux. Mais je ne comprends pas... la police n'a rien vu de cela. Ils n'ont rien dit...
- Ou ils n'ont rien voulu dire. Je ne sais pas...
- Donc on a voulu me tuer !"
Valjean énonça cela calmement.
Javert apprécia le courage du Cric.
Il s'assit sur le lit du forçat.
" Vidocq m'a dit que ta fille ne courait aucun danger. Ni Rivette."
Valjean le rejoignit sur le lit.
" Tu le crois ?, demanda Valjean en tutoyant le policier.
- Je ne sais pas. Je ne sais plus."
Valjean apprécia l'honnêteté du policier. On était loin des phrases pleines d'emphase parlant de confiance.
" Et maintenant ?
- Demain, j'enquête sur les victimes. Sur toutes les victimes, répondit Javert.
- Toutes les victimes ? Je ne comprends pas.
- Il y a une victime qu'on oublie dans cette affaire et je commence à me dire que c'est une erreur tactique.
- Loisel ?"
Javert eut un sourire appréciateur. M. Madeleine n'était pas un imbécile, il ne l'avait jamais été.
" Des chauffeurs en plein Paris ! Des punaises qu'on assassine ! Un policier qu'on veut faire taire ! Un jardinier de couvent témoin de quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir !
- On l'a tué pour l'argent, affirma Valjean.
- Certainement. Mais il faut enquêter sur lui. C'est le point de départ de toute cette affaire."
Javert se releva et fit étirer ses muscles. Il était fatigué. La tension disparaissait et il se sentait vieux.
" Avez-vous mangé ?," demanda tout à coup Valjean, observant le policier avec attention.
Javert était si fin, trop maigre pour sa taille. Il était visible qu'il oubliait régulièrement des repas, se nourrissant de café et de pain. Maintenant, cela ne surprenait plus tellement M. Madeleine, sachant que le policier dépensait son argent pour faire avancer ses enquêtes. Payer ses mouchards.
" Non. Je suis resté longtemps au commissariat de Pontoise. J'ai retrouvé Paquita et son adresse. J'ai bousculé mes hommes...et j'ai échappé à une filature.
- Une filature ?, répéta Valjean, abasourdi.
- Comme si on pouvait me filer sans que je découvre le pot-aux-roses !, sourit Javert, un peu suffisant. Et toi tu as mangé ?
- Non. Je m'inquiétais...
- Ta fille est en sécurité ! Rivette veille sur elle.
- Non. Je m'inquiétais pour vous.
- Moi ?"
Javert fut désarçonné. C'était bien la première fois que quelqu'un s'inquiétait pour lui. Décidément, Valjean était l'homme des premières fois.
" Tu es trop candide Valjean. Je te l'ai dit. Hé bien, dînons ! Je te raconterai ce que j'ai découvert dans les rapports de Pontoise et tu me raconteras comment Vidocq a essayé de te tirer les vers du nez."
Valjean se mit à rire.
Décidément, cela devenait une habitude.
**************************
Ils firent monter leur souper et le consommèrent, assis côte à côte au pied du lit. Un petit désagrément, oublié dès que le ragoût et le vin réchauffèrent leurs estomacs et leur remontèrent le moral.
Javert écouta Valjean lui raconter sa nuit.
Valjean, qui en avait assez vu pour se familiariser quelque peu avec le policier, adopta dans sa conversation le ton léger susceptible d'aiguiser l'appétit de l'inspecteur.
" En fait, Vidocq n'a pas trop remarqué ma présence. On m'a dit de m'asseoir, et j'ai choisi un coin isolé. Au bout d'un moment, ils m'avaient oublié. J'en ai profité pour aller au marché du Temple et acheter un costume usagé."
Valjean montra du doigt le paquet emballé dans du papier journal déposé sur le lit de sa chambre.
" Tu t'es échappé des bureaux de la Sûreté ? Sans qu'on te voie ?"
Javert rit. Un baume après tant de tension. Il pourrait s'y habituer...
Le policier riait en imaginant le visage de Vidocq lorsqu'il dut se rendre compte que Le-Cric lui avait joué la fille de l'air. Chacun son tour !
L'ancien forçat haussa les épaules.
" On dirait."
Des rires et deux verres qui se remplirent de vin. C'était bon de se sentir vivant.
" Est-ce que ton retour au monde t'a rendu coquet, Valjean ?
- Non, mais dans mes vêtements campagnards j'attire trop l'attention au centre-ville. Désormais, je pourrai passer pour un modeste militaire retraité. Il y en a beaucoup à Paris.
- L'attention de la police ?
- Du tout ! Celle des escrocs, qui me prennent pour un provincial et qui ont déjà essayé de me rouler à deux reprises. Et celle des clients du Romarin...
- Vrai ! Alors, Vidocq t'a fichu la paix ?"
Valjean secoua la tête en esquivant l'un des morceaux de viande qui s'ennuyaient dans son assiette et s'attaquant aux carottes.
" Il voulait savoir où nous logeons. J'ai répondu que nous créchons chez votre tante, mais que je ne saurais dire le nom de la rue car je ne connais pas Paris.
- Et il t'a cru ?"
Javert porta une cuillerée à sa bouche, agréablement distrait par le bavardage de son compagnon.
" J'en doute, parce qu'il a rigolé. J'ai peur qu'il ait pensé que vous avez une maîtresse..."
Et maintenant, c'était au tour du policier de rire. Valjean ne comprenait pas ce qui pouvait être si drôle, et il haussa les épaules une fois de plus.
" Je n'ai pas de maîtresse, Valjean. Ni de famille. Je suis un gitan. Vidocq a dû comprendre que nous avions dormi dans un bordel. Ou chez une punaise.
- Vraiment ? Vous n'avez pas de famille ?"
Un regard partagé. Javert conserva son sourire avant d'annoncer froidement :
"Dés que j'ai pu, j'ai chassé tous les êtres de ma race."
Une telle haine dans la voix.
Non, Valjean ne comprendrait jamais son ancien chef de la police.
L'alcool et le repas détendaient l'atmosphère. Grâce au vin, on en oubliait peu à peu les ressentiments et les fantômes du passé.
Un moment s'écoula et les deux hommes jouirent en silence du calme relatif et de la compagnie presque agréable.
Mais la journée avait été dure et les événements, tragiques.
" Javert... Je crois que si ils ont voulu me tuer, ils voudront encore le faire. De loin, ils ont peut-être pu me prendre pour le portier. Mais ces tueurs se sont approchés assez pour lui trancher la gorge ! Ils n'ont pas pu manquer de voir l'énorme ventre de Martin ! Ils savent que cet homme n'était pas moi.
- C'est ce que je pense aussi. Mais ils l'ont tué malgré tout. Cela me fait croire qu'ils ont de très bonnes raisons d'éliminer tout témoin capable de les reconnaître. Bien sûr, la Veuve a toujours été une raison convaincante.
- Inspecteur, je crois que vous devriez me laisser retourner au couvent. Il suffira de me laisser voir pendant quelques jours... Le Poron reviendra me chercher, et vous pourrez l'arrêter."
- Il est hors de question! Je refuse d'avoir ton sang sur la conscience, Jean Valjean !"
Javert ramassa la cuillère qu'il avait laissée tomber dans l'assiette avec fracas, et prit une éternité pour la remplir à nouveau. Puis il regarda Valjean droit dans les yeux.
"Je doute qu'ils soient si naïfs. Et en plus, ce n'est pas mon style de mettre en danger les témoins.
- Ah ! Parce que maintenant je suis un témoin ! Qu'il en soit ainsi."
Javert s'essuya la bouche et retourna à son ton mi-professionnel et mi-moqueur.
" Et voilà tout ? Vidocq a dit que cela t'a mis en colère quand la nouvelle de la mort du portier est arrivée...
- Ils voulaient me laisser dans les bureaux, mais j'ai refusé. Je dois avouer que je me suis laissé emporter par la colère... Un peu."
Javert rit encore. Il pouvait presque voir le visage du Mec lorsqu'il avait découvert qu'il avait un dissident entre les pattes.
" Je suppose que ce fut une délicatesse de Vidocq que de me permettre d'aller avec eux. Ou alors, il voulait s'assurer que je ne lui cache rien. Le fait est qu'aucun d'entre eux n'a le droit d'entrer au couvent, mais moi si. Il a suffi de le lui rappeler.
- Rivette aurait pu leur donner les informations dont ils avaient besoin.
- Et il l'a fait. Mais le petit ne connaît pas le couvent. Il ne connaît pas les endroits par où un homme pourrait se faufiler, ni les recoins où il pourrait se cacher. Moi si.
- Et alors ?
- Personne n'est entré dans le couvent. Les escarpes savaient qu'ils se trompaient d'homme, et pourtant ils n'ont pas essayé de venir me chercher. Je suis sûr qu'ils supposent que je suis parti... Je ne serais pas surpris qu'ils pensent que je suis avec vous. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils nous retrouvent."
Javert acquiesça d'un signe de tête grave et repoussa son assiette.
Il n'avait plus faim.
" Soyez prudent, Valjean. Ne vous laissez pas voir dans les couloirs... On est en sécurité ici, mais les gens parlent. Il suffit que notre description atteigne les mauvaises oreilles et nous aurons des ennuis. Et vos sorties en solitaire sont finies. Compris ?
- Bien entendu."
Valjean n'avait pas relevé et l'inspecteur n'insista pas. Javert avait dû remarquer que le forçat s'était fait la belle la veille.
Dieu seul savait ce que Javert pouvait en penser !
Mais personne n'en parla.
L'inspecteur se leva plus lentement qu'il ne l'aurait souhaité. La fatigue de la journée commençait à peser. Il jeta un coup d'œil à l'ancien forçat, qui ramassait la vaisselle avec sérénité. Comme s'il était chez lui et que les gestes quotidiens pouvaient lui redonner sa tranquillité.
" Il y a une chose que je n'ai jamais compris à ton propos Valjean.
- Oui inspecteur ?
- Pourquoi ne t'es-tu jamais marié ? Je comprends que Jean-le-Cric pouvait être repoussant, même pour la plus désespérée des femmes. Mais M. Madeleine !? "
Les mouvements de Valjean ralentirent, les épaules se raidirent.
" Un forçat, murmura Valjean, crachant le mot avec mépris. Un forçat en rupture de ban, craignant qu'à n'importe quel moment on ne le traîne hors de ce qu'il appelait sa maison, même s'il n'avait pas le droit de posséder quoi que ce soit. Un homme frappé de mort civile, sans droit au mariage, sans le droit de reconnaître ses propres enfants... Non, Javert...
- Allons Valjean ! Tu as des cicatrices, certes, mais tu n'étais pas encore marqué à Montreuil. Ceci est mon ouvrage. Il y avait des femmes intéressées par le très saint maire de Montreuil.
- Javert, commença Valjean et ce fut la voix autoritaire de M. Madeleine qui retentit.
- Tu aurais été marié, mes soupçons auraient été plus difficiles à avoir. Ta solitude forcée n'a pas joué en ta faveur.
- Comment pouvais-je imposer mon passé à une femme ? Voyons Javert ! Et parlons un peu de vous, inspecteur !, lança durement monsieur le maire. Vous aussi vous n'aviez pas de femme, ni à Montreuil, ni à Toulon, et vous n'en avez toujours pas aujourd'hui à Paris. Peut-on savoir pourquoi ?"
Javert se mit à rire, réellement amusé. Il écarta les mains et rétorqua, moqueur :
" Regarde-moi Valjean ! Regarde-moi bien et vois !
- Quoi ?, fit Valjean, agacé.
- Simplement moi."
Un homme grand, d'une hauteur désespérante et imposante. Six pieds de haut. Une allure de croque-mitaine. Javert était une caricature d'homme, affublé d'un long manteau noir et d'une canne à pommeau plombé pour compléter le tableau. Il avait d'ailleurs laissé pousser ses favoris pour accentuer cette image de dogue, dangereux et mortel. Il y avait longtemps que Javert s'était créé cette image.
Aujourd'hui, elle ne le touchait plus.
Javert riait. Puis, le policier poursuivit son interrogatoire, un peu vicieusement :
" Et à Faverolles ? Tu as été condamné au bagne à vingt-six ans ! Vingt-six ans ! Tu aurais dû être marié et père de famille à cet âge.
- La pauvreté, inspecteur, ne forme pas une belle dot de mariage. Avec sept enfants à ma charge, je ne pouvais même pas offrir l'espoir d'un avenir à la femme qui oserait m'approcher !"
Javert s'approcha de Valjean et le saisit brutalement aux épaules, surprenant le forçat de sa soudaine proximité. L'alcool devait jouer sur le policier.
" Ne me mens pas Valjean ! Ta famille de crève-la-faim ! Tu crois que tu as été le seul à souffrir de la famine ? Ma mère ne mangeait que rarement et elle s'est mariée. La pauvreté n'empêche pas le rapprochement.
- Je refuse de répondre à cela, inspecteur !, claqua la voix de M. Madeleine.
- Je ne me suis pas marié car je suis un gitan issu de la prison et d'un milieu indigne. Devant moi, les gens se détournent ou m'insultent. Mais toi ? Je ne comprends pas.
- Un forçat... Un voleur... Que ne comprenez-vous pas inspecteur ?
- Un jour, Valjean, j'arriverai à te faire cracher la vérité !"
Et doucement, les mains de Javert s'ouvrirent et laissèrent reculer le forçat.
Les deux hommes se regardèrent fixement, comme lors de leur confrontation, devant le lit de mort de Fantine. Soufflant fort et prêts à tout.
Puis Javert sourit et murmura :
" Nous avons une affaire à régler, Valjean, mais je te jure que celle-ci terminée je ne te laisserai pas disparaître dans Paris sans avoir mes réponses."
Valjean ne dit rien mais jeta un long regard noir au policier.
Oui, il fallait régler cette affaire et reprendre des vies, séparées et parallèles.
***************************
Le silence était profond. Dans la chambre.
Car des rires provenaient de la salle principale située au rez-de-chaussée, des applaudissements, des chansons, des mélodies enlevées au piano...
Le policier faisait les cent pas, essayant de faire le point, usant de son esprit logique, examinant son plan mental de Paris.
Valjean le contemplait, silencieux, soulagé de ne plus être la proie de l'interrogatoire du policier.
Javert pensait.
Loisel et les grands marronniers...
Loisel et les grands marronniers...
Mais que diable se passait-il Aux grands marronniers ? Jamais le policier n'avait eu affaire à cet établissement. Trop luxueux pour sa bourse, sans intérêt dans ses affaires. Il avait conclu qu'un fric-frac avait eu lieu à cause de la richesse du propriétaire.
Mais pourquoi faire taire les témoins ? Les chauffeurs avaient disparu dans la ville et même avec un nom et un signalement, la police était bien incapable de les retrouver.
Ou alors, on craignait autre chose ?
Pourquoi s'en prendre à Jean Valjean ? Le Poron l'avait-il reconnu lui aussi ?
Pourquoi vouloir le tuer lui ? Javert se savait reconnaissable, un policier aussi imposant avec sa taille haute et ses favoris pouvait en effet être reconnu. Trouver son adresse n'était pas impossible. Mais il ne restait qu'un policier parmi tant d'autres.
" Il y a quelque chose qui ne va pas, murmurait le policier. Mais quoi ?"
On frappa à la porte et Javert hurla de sa plus belle voix de cogne qu'on pouvait entrer.
Le Marquis apparut, un peu surpris de voir Valjean assis sur le lit du policier. Mais le regard sombre de Javert effaça toutes les pensées délétères qu'il pouvait avoir.
" Vous vouliez me parler inspecteur ?
- Il y a des faits étranges dans notre affaire."
Notre ?
Valjean entendit ce possessif avec stupeur. Javert le considérait comme...un collègue ? Malgré leurs discussions envenimées ?
" Étrange ? Comment cela ?"
Le Marquis s'approcha. Pour une fois, il avait perdu cette aisance qui caractérisait ses rapports avec le policier.
Il n'était plus le mouchard de Javert, il était un témoin...peut-être un suspect. Le Marquis n'apprécia pas du tout le changement de ton.
" Regarde cette liste de noms et dis-moi ce que tu en penses !"
Javert tendit la liste des victimes et le Marquis en prit connaissance. Il ouvrit des yeux surpris en regardant le policier.
" Paquita ? Laurette ? Je connais aussi Romuald... Mais qu'est-ce que c'est ?
- Des victimes, asséna sèchement Javert.
- Des... Merde !"
Le Marquis regardait Javert.
" J'ai chassé Paquita parce qu'elle avait attrapé une maladie, se justifia le proxénète. Je ne peux pas accepter cela, on fermerait le Romarin."
Javert ne dit rien et hocha la tête, compréhensif.
" Laurette était une ambitieuse. Une gourgandine. Je m'en suis débarrassée lorsque j'ai appris ses loisirs. Cette putain faisait chanter un type de la haute.
- Un type de la haute ?
- Elle allait jouer les cousettes aux alentours des Marronniers. Une jolie blondinette mais quelle putassière.
- Les Marronniers ? C'est pourtant un établissement embourgeoisé. Comment était-ce possible ?," demanda Javert, restant calme et indifférent, vaguement intéressé.
Valjean se tendait dans son coin, essayant de rester aussi impassible.
" Loisel était un ami, poursuivit le Marquis. Il m'envoyait souvent des pratiques et je lui envoyais des clients. Echange de bons procédés. Ces bourgeois aiment assez la bagatelle ! Pourquoi croyez-vous que j'ai investi dans un piano ?
- Donc des clients des Marronniers venaient ici ?
- Sans vouloir me vanter, inspecteur, je tiens le meilleur bordel de tout Paris.
- Je suis d'accord avec cette idée.
- Et vous êtes bien placé pour le savoir, inspecteur."
Oui, Javert était bien placé. Il surveillait quelques personnalités en vue pour le compte de M. Chabouillet grâce au Romarin.
" Je connais aussi Romuald car c'est le beau de Julien. Mais le môme est mort ?
- Oui. Julien l'a vu se faire agresser.
- Putain !," lâcha le Marquis.
Un lourd silence.
Les rires et les cris venant du salon faisaient déplacés dans cette atmosphère sombre.
" Tu dois être prudent le Marquis, lâcha Javert. Excessivement prudent ! Je ne sais pas ce qui se passe.
- Loisel est venu ici lui aussi. C'était une de mes relations.
- Ce n'est peut-être pas la meilleure des choses aujourd'hui. Fais gaffe à tes miches et à celle de tes filles.
- Merci Javert. Et toi ?
- Je ne sais pas. Je vais peut-être changer de crémerie. Je pourrais te mettre en danger.
- Dieu ! C'est à ce point ?
- Je ne sais pas."
Javert ne voulait pas compter le nombre de fois où il avait avoué qu'il ne savait pas. cela commençait à devenir inconvenant.
Mais cet aveu d'impuissance provoqua une confidence de la part du Marquis.
" Javert. Si vous voulez voir Balmorel, il est cloîtré dans une maison près du Parc Sainte Périne à Auteuil.
- Tu as payé ton loyer ?, fit Javert, légèrement acide.
- Pas trop le choix... Vous le savez bien...
- Bien entendu. File le Marquis, je dois réfléchir."
Le Marquis disparut sans demander son reste. Ce n'était pas étonnant qu'il ait donné Balmorel à l'inspecteur, toutes les affaires concernant la prostitution devaient passer nécessairement par le daron de la putasserie. Et le Marquis, comme tous les proxénètes de Paris, avait rencontré le répugnant personnage il y avait quelques jours pour lui donner un impôt. Un impôt pour conserver le droit de faire dans le proxénétisme. Une taxe illégale payée à un criminel puissant.
Si Javert voulait des informations, il était évident qu'il lui fallait interroger Balmorel, le Marquis ne souhaitait que rester dans les bonnes grâces du policier.
Valjean était resté à regarder Javert jouer son rôle de policier. Comme il venait de lui faire à l'instant.
Valjean se souvenait de l'inspecteur en chef de Montreuil-sur-Mer lui jouant la même scène. Dur, froid, coupant.
La menace perçant dans la voix à chaque question, même sans avoir besoin de désigner la matraque, Javert était impressionnant.
"Les Marronniers ? Il faudrait que je consulte les registres de ce restaurant, murmura Javert. Peut-être parler à un des serveurs.
- Loisel... Mais que viennent faire des prostituées dans une affaire de cambriolage ?
- C'est bien Valjean ! Te voilà en train de penser comme un cogne."
Un sourire partagé. Puis Javert s'étira et bâilla. Il était temps de dormir. Valjean le comprit et retourna dans sa chambre.
Javert lui lança avant que la porte ne se referme.
"Ferme ta porte à double clé, Valjean. Nous sommes en territoire ennemi dorénavant."
Valjean acquiesça et ce fut une nouvelle nuit au bordel.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro