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Complicité

" Ne vous laissez pas convaincre de ramener plus de charbon pour nous deux, Madeleine. Nous pouvons nous débrouiller avec celui que nous avons... Si vous décidez d'être raisonnable et d'éteindre ce satané engin de temps à autre. "

Jean Valjean suivit du regard le geste de la main décharnée qui pointait vers un coin de la hutte. Là, un petit poêle émettait son ronflement désagréable et produisait un fin faisceau de lumière qui ne parvenait pas à être rouge.

" Mais cette fois, acceptez la couverture. Vous ne pouvez pas continuer à dormir le dos découvert, peu importe combien..."

Une toux avala le reste de la phrase.

- Ne vous inquiétez pas, Fauchelevent."

Valjean plaça une énorme hotte sur ses épaules et sortit dans le froid glacial du jardin. La première lueur violette qui s'efforcerait de se frayer un chemin à travers les traînées de fumée sombre pour s'approprier le ciel n'était pas encore perceptible. Cependant, les quelques bougies qui scintillaient derrière les fenêtres du couvent indiquaient que les nonnes se préparaient à chanter des laudes. Valjean serra le pas pour les éviter ; le grelot qu'il avait attaché à son genou résonnait dans un silence presque absolu.

Une lanterne éclaira le mur du fond et arracha des scintillements à la glace qui recouvrait les sentiers boueux que parcouraient les élèves du couvent pendant la récréation.

" Chaque jour plus tôt, hein, Fauvent ? "

Le portier maltraita la serrure gelée de la porte de service tout en lui jetant un coup d'œil par-dessus l'épaule.

" Le charbon est rare cette semaine aussi. Si on me vend des sacs, c'est parce qu'ils sont pour le couvent, mais je n'aurai pas autant de chance si d'autres me devancent.

- Il n'y a plus de respect pour la religion ", dit l'homme en serrant la couverture qu'il portait sur les épaules. Et comment va le vieux Fauvent ?

- Pas de bonne humeur.

- C'est la première fois que le vieillard se laisse dégonfler par le froid. J'aimerais l'entendre quand il avale les médicaments de Mère Saint-Augustin."

Le portier laissa échapper un rire discret, comme toutes les émotions que le couvent renfermait.

" Au fait, Fauvent... Je peux réchauffer du vin pour la route...

- C'est trop tôt pour moi, " répondit Valjean avec un demi-sourire.

Il avait appris à reconnaître les pots-de-vin du portier.

" Mais donnez-moi votre panier et je verrai ce que je peux faire."

L'ancien forçat s'enfonça la casquette jusqu'aux sourcils et se jeta dans la rue chargé de la hotte et du panier. Quelque chose se rétrécit dans sa poitrine lorsqu'il quitta les murs du couvent. Quelque chose qui faisait mal. Cela se produisait chaque fois qu'il était forcé de se rendre à Paris pour assumer les tâches qui avaient été celles de Fauchelevent avant qu'il ne tombe malade.

Mais ce matin glacial qui se levait à peine avait quelque chose de candide, quelque chose de vaguement familier pour le paysan que Valjean avait été : c'était comme si le ciel était descendu sur les champs pour les toucher d'une main pure et, ainsi, endormir la terre.

Il suivit le Chemin-Vert-Saint-Antoine, dépeuplé à pareille heure et par ce froid. Arrivé à l'embouchure de la rue de Bercy, du côté de Mazas, le fort rougeoiement d'une cheminée attira son attention. La maison d'où il provenait, grande et de construction récente, avait d'habitude les volets fermés lorsque Valjean passait. Mais pas ce matin-là.

Fauchelevent lui avait raconté que la maison appartenait au patron du restaurant "Aux grands marronniers", un homme prospère qui ne pouvait s'habituer à vivre en ville et qui, après avoir passé sa journée au Quai de la Rapée, se réfugiait dans le jardin immense de son domaine.

Quelque chose chez Valjean ressentait de la solidarité envers cet homme, qui qu'il soit.

La charbonnerie de la rue de Bercy était encore fermée, mais il y avait déjà trois clients qui attendaient dehors. Pas mal, se dit Valjean, soulagé. Il sortit le morceau de pain rassis qu'il portait dans sa poche et prit le petit déjeuner.

*****************

La nuit se mourait et l'aube allait se lever sur la ville. Une nouvelle nuit froide et désespérante, avec son lot de malheureux, morts gelés par le froid, avec la neige transformée en bourbier glissant sur les pavés mal joints des rues... Javert désespérait.

Il se tenait sur un pont cette fois-ci, un peu trop loin des sorties des égouts mais plus près des étoiles. Au moins les ciels nocturnes étaient clairs et les étoiles brillaient, magnifiques, au-dessus de la Seine. Javert perdait de sa concentration pour regarder le ciel.

Une nouvelle nuit de perdue. Javert était épuisé et affamé, il se résignait à devoir souffrir des engelures et à bander ses orteils à nouveau. Il essayait de se concentrer sur autre chose que la douleur...

Une nuit de perdue, le matin n'était plus loin. Javert contemplait les couleurs devenir un joli dégradé de bleu et de gris, le début d'un nouveau jour. Le policier allait pouvoir se reposer dans son lit quelques heures d'ici peu...

Une nouvelle nuit de perdue, Javert en fit son deuil et allait partir...lorsqu'il entendit un cri d'alarme poussé dans une rue non loin du fleuve. Le chien de police se retrouva aux aguets, à prendre le vent.

Quelques minutes puis un nouveau cri vite étouffé brisa le silence de la nuit. Javert se détacha de l'obscurité et se jeta dans la direction du bruit. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait, les bruits caractéristiques d'une dispute résonnèrent.

On se battait dans la rue et on se battait fort.

Merde !

Javert accéléra le pas, au mépris de ses orteils douloureux, il sortit son pistolet, négligeant le tremblement de ses doigts, incontrôlable, il était prêt à tout, sauf à se battre vu l'état d'épuisement dans lequel il se trouvait. Il allait devoir faire face et se montrer impassible.

Javert n'était pas stupide, il se glissa dans l'ombre et s'approcha lentement avant de risquer un coup d'œil dans la rue. Il vit trois hommes en train de se battre contre un quatrième. Il en conçut un violent courroux. Les trois hommes portaient des barres de fer et des bâtons tandis que le quatrième n'était pas armé et usait de ses poings. Surtout que l'homme ainsi agressé était handicapé par une lourde hotte qu'il portait sur le dos.

Javert allait se lancer dans la bataille lorsqu'il s'arrêta, estomaqué. Gelé dans son mouvement.

Le quatrième homme venait de frapper violemment un de ses assaillants, un coup de poing à assommer un bœuf. Le gonze était tombé à terre, proprement évanoui. Cela excita les deux derniers criminels qui se jetèrent ensemble sur le malheureux.

Javert aurait dû intervenir, il aurait dû intervenir pour sauver l'homme attaqué ainsi mais il n'arrivait pas à bouger. Il venait de reconnaître l'homme assailli.

Il aurait reconnu entre mille ces épaules larges et cette carrure de portefaix, cette chevelure blanche et cette force impressionnante.

C'était Jean Valjean !

Javert n'arrivait pas à bouger. Honnêtement, il n'y pensait même pas. Il contemplait, abasourdi, le vieux forçat se préparer au combat contre deux hommes, bien plus jeunes que lui et bien mieux armés que lui. Valjean n'avait que ses poings.

Les deux hommes se jetèrent sur Valjean et un féroce combat commença.

*****************

Mais ce que l'inspecteur Javert n'avait aucun moyen de savoir, toutefois, c'était que Jean Valjean l'avait vu aussi. Pas son visage, mais sa silhouette découpée contre un mur. Cela avait suffi pour que le forçat le classe comme un ennemi potentiel et cela avait aussi été la raison pour laquelle il avait perdu un instant inestimable.

Par conséquent, Valjean n'était plus en mesure de se battre comme il l'aurait voulu : immobiliser, paralyser et ensuite faire fuir ses adversaires. Maintenant, il était impliqué dans une lutte sur laquelle il n'avait aucun moyen d'exercer une maîtrise quelconque.

La hotte qu'il portait sur le dos rendait ses mouvements extrêmement difficiles, non seulement à cause du poids, mais aussi parce qu'elle l'empêchait de manœuvrer ses bras en liberté. Et le pire, c'était que son contenu avait été renversé, ce qui l'irritait. Valjean aurait préféré perdre de l'or plutôt que de perdre ce charbon.

Il n'avait plus d'autre choix que celui d'être expéditif.

Il lança un coup de pied dans l'entrejambe du plus fort de ses attaquants. C'était un coup bas, ignoble même parmi les forçats, mais il atteignit pleinement son but. L'homme tomba à genoux et vomit ; pendant ce temps-là, son compagnon se jeta sur Valjean avec plus de fureur que de cervelle. Ce fut facile de l'atteindre à l'oreille avec une claque de proportion colossale. L'homme tomba aussi par terre, assommé.

S'il avait été plus rapide, s'il avait pu se permettre d'abandonner son fardeau, s'il n'avait pas su avec certitude que quelqu'un avait besoin d'aide dans la maison, Valjean aurait fui ce combat inégal.

Les choses étant ainsi, il se dépêcha de jeter la hotte et saisit le premier des hommes à se lever.

Une feinte pour éviter son bâton ; un coup de poing sous les côtes et un autre au milieu du visage. L'homme tituba de nouveau, mais ne tomba pas. Valjean était sur le point de frapper du poing la tempe de son adversaire quand l'aube atteignit le coin où il avait repéré la silhouette d'un homme de haute stature.

Et illumina le visage de l'inspecteur Javert.

Jean Valjean frissonna pour la première fois depuis le début de l'hiver.

*****************

Depuis le coin de la rue, Javert contemplait tout cela...avec stupeur... Il était revenu trente ans en arrière. Il était de retour à Toulon et il regardait les combats illégaux organisés dans la cour du bagne avec l'aval du directeur. Il avait souvent regardé les combats, intrigué par les techniques, il apprenait, impressionné par la force de certains, il notait les noms, effrayé par le manque d'humanité d'autres, il préparait déjà un rapport dans sa tête à transmettre à son supérieur... « Passeport jaune, homme dangereux. »

Ainsi, il avait souvent vu Jean-le-Cric se battre. Pour de l'argent, pour un regard de travers, pour assurer sa position dans la chiourme. C'était dur d'être un solitaire, dur de ne pas avoir de protecteur ou de sous-fifre. Le-Cric était un homme seul et il devait lutter plus fort pour le rester.

Là, Jean Valjean avait soixante ans et il se battait comme un lion. De ses mains nues, il repoussait ses assaillants et en silence, il leur assénait des coups destinés à les assommer. Pas de volonté de tuer.

Pas comme ses adversaires qui se jetaient sur lui les armes en avant.

Javert contemplait cela, gelé par la surprise et il fallut un rugissement de colère venu de Valjean pour le faire revenir à lui.

Un des hommes avait réussi à atteindre Valjean et le forçat se tint le bras, blessé par un coup de bâton.

Cela suffit à jeter Javert dans un état de rage.

L'inspecteur s'avança dans la rue et s'écria d'une voix de stentor :

" Halte là les gonzes ! On va se calmer !

- Merde un cogne !, cria l'homme qui se tenait à genoux.

- Merde ! C'est Javert !

- Non, non. Il n'en est pas question !, " hurla Javert en avançant encore.

Valjean et son adversaire quittèrent le combat pour l'observer, ébahis, avant de commencer à reculer dans la rue. Valjean avait frappé avec soin pour ne pas blesser trop profondément, celui qui avait vomi se redressa de son mieux pour s'enfuir avec son collègue.

Javert se précipita sur eux pour les retenir. Mais le froid avait engourdi ses mains, ses pieds. Il ne fut pas assez rapide et il n'essaya même pas de faire fonctionner son pistolet. Ses doigts ne lui obéissaient plus.

Ce fut une cavalcade dans l'obscurité de la rue.

Merde, merde, merde.

Javert baissa les yeux de dépit...avant de revenir à Valjean, resté contre le mur. Le vieil homme soutenait toujours son bras et cherchait à retrouver son souffle. Cabotin, pensa Javert, je viens de te voir te battre comme un jeune homme.

Valjean semblait cloué au mur, mais l'agitation de ses yeux qui parcouraient les alentours sans pour autant se poser sur quoi que ce soit était un signe évident qu'il préparait quelque chose.

Renverser Javert et s'enfuir ? Il avait l'air d'en être capable. En plus, cela ne risquerait pas d'aggraver sa sentence.

Jean Valjean était un homme qui avait très peu à perdre. En tout cas, il semblait l'être. Mais rien n'était plus faux : Valjean pensait à la toux de sa petite Cosette la dernière fois qu'il l'avait vue, et au poêle qui allait bientôt s'éteindre dans la chambre qu'elle partageait avec tant d'autres fillettes. Il songeait à Fauchelevent et aux vieilles religieuses du petit couvent... Il pensait qu'il serait encore possible de disparaître derrière les murs du Petit-Picpus, où Javert ne le retrouverait plus.

Il se jeta sur les sacs de charbon tombés par terre et les enfonça dans la hotte qu'il accrocha sur son dos. Il souleva le panier du concierge et lança un regard d'avertissement à Javert.

Un regard qu'il lui avait déjà jeté à Montreuil, lorsque le policier avait tenté de l'éloigner du lit où Fantine venait de mourir, un regard que Valjean était sûr que Javert reconnaîtrait.

Mais le policier ne trembla pas cette fois-ci : il sembla plutôt peu impressionné. La plus répugnante des options restait : avoir recours de nouveau à la violence. Valjean n'hésiterai pas à le faire pour Cosette, tout comme il n'avait pas hésité à le faire pour sa défunte mère.

Puis il se souvint qu'à l'intérieur de la maison, quelqu'un avait lancé un appel à l'aide déchirant.

Et il réalisa que s'il attaquait Javert puis s'enfuyait, il abandonnerait aussi une personne qui pourrait être en danger de mort.

Il laissa retomber les bras le long de son corps et se rendit auprès du mur.

Sans rien dire, le policier saisit violemment le forçat et le fit tourner le visage contre le mur. Le bruit caractéristique des menottes de métal résonna dans le silence et fit pâlir Valjean.

" Javert..., commença Valjean.

- Ta gueule Valjean ! Je vais t'emmener au poste le plus proche et tu me chanteras ta chanson. "

Valjean se tut et se laissa manipuler. Essayant de ne pas broncher en ressentant le froid du métal sur ses poignets. Ceci fait, Javert le retourna à nouveau, brutalement et le regarda dans les yeux. Un sourire carnassier enlaidissait ses traits.

" Comme on se retrouve 24601 ! Une querelle entre escarpes ?

- Ce...ce n'est pas ce que vous croyez insp... "

Javert se rapprocha de Valjean, juste assez pour lui faire ressentir son souffle et voir clairement le gris perçant de ses yeux.

" NE ME MENS PAS ! Ne t'avise pas de me mentir ! "

Valjean ne dit plus rien, vaincu. Il baissa les yeux. Javert le lâcha et examina l'homme sur le sol. Il était inconscient. Javert le menotta aussi. Puis le policier s'apprêta à sortir son sifflet pour appeler des secours...lorsque la situation lui échappa totalement...

*****************

Valjean s'était avancé vers lui, à tel point que sa poitrine n'était plus qu'à quelques centimètres du corps du policier. S'il l'avait voulu, Valjean l'aurait percuté et l'aurait fait se cogner contre le mur. En fait, il semblait plus que disposé à le faire.

Mais le vieux forçat se borna à parler avec une urgence tout à fait inhabituelle en lui.

" Nous perdons un temps précieux, inspecteur... À l'intérieur de la maison...."

Un cri de femme retentit dans la nuit. Il venait de la maison devant laquelle ils se trouvaient. Javert entendit cela et fut surpris, une fois de plus.

" Mais que se passe-t-il ici ? Valjean ?

- C'est ce que je voulais vous dire inspecteur ! Je suis tombé sur des hommes en train de cambrioler une maison. "

Javert se tourna vers Valjean et lui cracha avec colère :

" Et tu veux me faire croire que tu es innocent dans cette histoire ?

- Javert ! "

Mais un autre cri résonna et ce ne fut plus le moment de discuter. Javert hésitait, perdu entre l'appel de son devoir et la surveillance des deux hommes menottés.

Surtout que l'inspecteur venait de se rendre compte d'une chose terrible... Il avait oublié son sifflet...

MERDE !

Valjean sembla comprendre et leva les sourcils, presque amusé, mais s'abstint de tout commentaire. Il s'appuya contre le mur et prit cet air irritant d'innocence que Madeleine avait eu bien des années auparavant. Il semblait savoir que Javert se trouvait entre le marteau et l'enclume, et peut-être commençait-il à tracer un plan d'évasion.

Mais Javert n'était pas le genre d'homme à faire deux fois la même erreur pour apprendre sa leçon.

Sans perdre davantage de temps, Javert prit une décision, il s'approcha résolument de Valjean et le prit par les menottes.

" Tu viens avec moi !, ordonna le policier entre ses dents serrées de colère.

- Je ne suis bon à rien enchaîné !, grogna Valjean, peu disposé à obéir.

- Ta gueule ou je te fracasse la mâchoire ! "

Nouveau silence. Valjean avait l'air de se demander si honnêtement Javert en était capable. Et honnêtement, Javert n'aurait pas su quoi répondre si on le lui avait demandé.

Dans le doute, Valjean ne tenta pas sa chance...et puis il y avait la femme qui avait crié de peur et de douleur dans la maison et cela poussa Valjean à se soumettre à l'inspecteur.

Les deux hommes entrèrent dans la maison de concert. La porte n'était pas verrouillée. Aussitôt deux choses furent perceptibles. L'odeur de chair brûlée et les cris de douleur !

Des souvenirs précis des Chauffeurs du Santerre revenait à Javert et lui donnèrent la nausée. Quelque part, une femme était agressée et certainement un homme devait être brutalisé...peut-être torturé...

Javert serra son pistolet, ignorant la douleur de ses doigts et s'efforçant de calmer ses tremblements. Saloperie d'engelures !

Valjean contemplait tout cela, le visage livide et cependant déterminé. Il osa arrêter Javert alors que ce dernier allait pénétrer plus loin dans la maison. Le policier se tourna vers lui, le regard haineux.

" Libérez-moi Javert ! Je peux vous aider ! Nous ignorons combien ils sont !

- Qui me dit que tu ne vas pas m'attaquer dans le dos ?, souffla le policier.

- Javert ! Vous croyez vraiment que je serais capable de cela ?

- Oui. "

Laconique et franc.

Valjean s'approcha de l'inspecteur et lui souffla presque dans l'oreille :

" Si j'avais eu l'intention de vous attaquer, pensez-vous que j'aurais attendu que vous me menottiez ? "

Le policier enfonça mécaniquement deux doigts dans ses favoris...

Un dernier cri de douleur et Javert maudit sa malchance. Il ne lui fallut qu'une minute pour libérer Valjean.

Dès qu'il fut libre, l'ancien forçat déposa sa hotte dans un coin et pénétra dans le couloir. Il marchait furtivement, le dos voûté. Il était facile de l'imaginer se déplaçant ainsi dans la forêt lorsqu'il était braconnier.

*****************

Une minute avant de libérer Valjean.

Et d'entrer dans la maison.

Et de voir l'étendue du massacre.

Une boucherie ! Un homme était mort, visiblement. Il avait été torturé jusqu'à l'agonie, ses pieds n'étaient plus que des lambeaux de chairs et ses mains des moignons noircis. Il avait finalement été égorgé pour abréger ses souffrances...ou plus prosaïquement faire cesser ses cris...

Plus loin, sur une table, il y avait une femme, encore en vie, mais elle était coincée sous un homme qui lui faisait subir les derniers outrages.

On n'avait pas remarqué les deux hommes qui venaient d'entrer.

Un dernier regard et d'un accord tacite, Javert et Valjean pénétrèrent ensemble dans la salle. Valjean se précipita sur la femme en train d'être ainsi ignoblement traitée tandis que Javert examinait la pièce à la recherche d'autres malfrats.

Bien lui en prit.

Un dernier homme était debout dans la salle éclairée par la simple lueur du feu. Il tenait un sac en jute dans une main et le remplissait de linge de maison. Manifestement l'homme était pressé et essayait de prendre le plus de butin possible. Laissant son collègue assouvir ses désirs immoraux.

Il se dressa, surpris de voir apparaître un policier...et paniqua un instant :

" Un cogne ? Bon Dieu le Poron regarde ! "

Pas le temps de dire plus, Javert lui avait collé l'arme sous le menton. Les yeux étincelants de colère.

" On ne bouge pas mon joli !, grogna l'inspecteur. On va gentiment se laisser poisser. "

De son côté, Valjean se chargeait de l'autre escarpe.

Les cris de la femme lui avaient gelé le sang ; mais les grognements de la brute qui l'écrasait sous son poids réveillaient dans le forçat une colère ancienne et violente dont il avait cru s'être détaché en 1815, à la sortie de Digne.

Il eût peur de lui-même.

Jusqu'à ce qu'il voit un couteau dessinant des filigranes macabres sur le cou de la victime. Il ne pouvait plus se permettre un instant de réflexion.

Valjean profita du fait que le malfrat était absorbé par sa débauche criminelle pour se jeter sur lui, immobiliser son bras armé avec une main et se saisir de son collet de l'autre.

Il tira l'homme avec force brutale pour le séparer de sa victime. L'homme se retrouva sur le plancher, le couteau à quelques centimètres de sa main.

Mais Valjean avait détourné les yeux un instant pour s'assurer que la femme était toujours en vie. Il suffit au violeur pour atteindre son couteau et, le pantalon baissé jusqu'aux genoux, se relever.

*****************

Entre-temps, Javert était concentré sur l'homme qu'il maintenait ainsi de son arme. De l'esbrouffe ! Il luttait pour ne pas trembler, il essayait de garder son sang-froid. Et cela se vit. L'homme, un instant décontenancé par l'arrivée du policier, remarqua les doigts fragilisés par le froid et il sourit. Mauvais.

" On a froid le cogne ?, " lui jeta l'homme en plein visage. Un lourd souffle aux senteurs de vin épicé qui fit plisser le nez au policier.

Les hommes avaient bu et mangé en réglant le fric-frac.

" Ta gueule, " grogna Javert, entre ses dents serrées.

Mais cela ne suffit pas ! L'homme n'eut qu'à saisir brutalement les doigts de Javert, les tordant pour le faire crier de douleur et lâcher l'arme sur le sol.

" Jobard, tiens ! En plus t'es tout seul ? Pas une bonne idée ça ! "

Javert avait mal, mais il avait l'habitude de la souffrance. Il évita le coup de poing destiné à son visage et répondit par un direct qui fit claquer la tête de l'escarpe contre le mur.

Que faisait Valjean ? Merde ! Pour une fois, pour la première fois de sa vie !, Javert avait besoin de la force de l'ancien forçat.

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La démonstration de force que fit Valjean aurait suffi pour mettre de nombreux hommes sensés en fuite.

Mais l'escarpe qu'il confrontait était un animal de près de six pieds de haut, large et comme taillé dans quelque sorte de roche poreuse. Il avait les manières des hommes du bagne les plus durs écrites sur son visage, et aussi dans sa détermination.

Le brigand lui lança un coup de couteau, puis un autre. S'il n'atteignit pas son but, ce fut parce que son pantalon tombé lui empêchait la liberté de se mouvoir, en tenant ses chevilles aussi serrées qu'une chaîne l'aurait fait.

En la manière de s'approcher de lui, apparemment sans coordination, mais aussi avec quelque chose de félin, Valjean reconnut la façon particulière de se déplacer des forçats. Il sut que la brute était un criminel accompli, une brute à qui son surin et son envergure conféraient des atouts presque insurmontables. Mais ce qui l'inquiétait le plus, c'était son agressivité : Valjean se trouvait devant le genre d'homme qui n'esquiverait pas un combat même si son salut y dépendait, car le pouvoir de vie et de mort qu'il avait au bout des doigts, et qu'il était prêt à exercer avec férocité, était trop plaisant à ses yeux.

*****************

Contre le mur, près de la cheminée, le combat mené par Javert s'intensifiait.

L'inspecteur Javert était débordé. Des renforts ! Que ne donnerait-il pas pour voir débarquer une escouade de gendarmes ?

Il entendait Valjean se battre de son côté. Le policier espérait vraiment que Jean-le-Cric serait à la hauteur de sa réputation et qu'il allait vaincre cet escarpe. Un homme aviné !

Normalement, lui-même n'aurait dû avoir aucun mal à régler le compte à son adversaire mais il n'avait pas sa matraque, il avait perdu son pistolet et ses mains étaient aussi faibles que celles d'un enfant.

Javert frappait mais il avait du mal à frapper fort.

L'homme se remit du coup de poing et repoussa Javert, le faisant tourner afin de le clouer contre le mur. Javert se débattait, se défendait âprement, il essayait de détacher son épée, restée dans son fourreau. Ses doigts restaient malhabiles.

Oui, il méritait d'être traité de jobard.

Javert tenta de jeter un coup de pied bien placé dans les parties intimes du criminel. Cela fit jurer le jeune tueur.

" Salopard de cogne ! "

Mais ce n'eut d'autre effet que de faire jurer. Le jeune était souple et prudent, il épingla Javert et coinça ses jambes avec les siennes.

Javert ne préféra pas se représenter l'image qu'ils devaient former, collés ainsi l'un contre l'autre contre la surface du mur. Deux amants ?

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A quelques mètres de là, Valjean esquivait toujours des coups de couteau. Il avait ôté son écharpe et en avait enveloppé son bras gauche pour s'en servir comme bouclier, tout en sachant que la laine épaisse ne le protégerait guère. Mais il espérait que sa tactique lui permettrait d'attendre le moment où son assaillant commettrait une erreur.

Et ce moment-là arriva juste quand son adversaire fit un pas trop long et fut déstabilisé un instant. Valjean saisit la main qui tenait le couteau et la serra jusqu'à ce que celle-ci s'ouvre et lâche le couteau. L'arme tomba par terre, et cette fois l'ancien forçat la repoussa d'un coup de pied.

Il endura du mieux qu'il put les coups de poing que son adversaire lui infligeait sur le flanc tandis qu'il passait son pied au-dessus le pantalon de la brute, accrochait son talon au tissu qui traînait sur le plancher et, d'un mouvement brusque, ramenait le vêtement vers lui.

Le géant perdit l'équilibre et tomba en arrière. Mais le colosse savait aussi comment tomber et presque avant de toucher le sol, il se leva à nouveau. Valjean ne lui donna pas le temps de le faire : il le frappa d'un coup de poing qui lui fit craquer la mâchoire et il resta sur ses gardes, prêt à lancer à nouveau son poing contre le visage poinçonné de petite vérole dès le premier soupçon que l'homme se réveillait.

Valjean avait déjà vu ce visage. Il y avait des années, quelque part ailleurs...

Mais il manquait de temps : dans l'autre pièce, les coups et les cris s'intensifiaient. Et le peu de mots que Valjean arrivait à entendre indiquaient que Javert n'avait pas l'air de s'en sortir.

Il récupéra le surin et se dirigea vers la victime aussi prudemment que possible. La femme était allongée sur le côté, recroquevillée. Si immobile qu'elle ne semblait même plus respirer.

Elle devait être morte.

Valjean entama une prière pour son âme. Une petite voix à l'intérieur de lui l'avertit tristement que la vertu de la douceur lui résistait encore. Entre autres choses, parce que parfois, il continuait à se rebeller contre les desseins de Dieu.

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De son côté, Javert luttait avec l'énergie du désespoir, se débattant violemment, repoussant le jeune homme et jouant de sa taille, bien plus imposante que celle de l'escarpe. Peine perdue !

Un cri de douleur leur parvint de l'autre côté de la pièce. Valjean avait dû frapper fort. Cela redonna du coeur à Javert.

" Lâche-moi, hurla Javert, ou bats-toi ! "

Mais le jeune tueur s'amusait à regarder se débattre ce vieux cogne. Un chat jouant avec une souris. Il aurait pu le finir d'un coup de couteau bien placé. Il en sortit d'ailleurs un de sa poche et l'exhiba à deux doigts du nez du policier. Javert eut un sourire méprisant.

" Qu'en dis-tu le cogne ? Je t'élargis le sourire ou je te crève un oeil ?

- Va te faire foutre !, cracha Javert.

- Tut tut. C'est pas gentil ça ! On te connaît bien le cogne. Hein, Javert ?

- Je te préviens, le gonze. T'as intérêt à ne pas me rater !

- Mais c'est prévu ! "

Mais un mouvement dans la pièce attira le regard du jeune tueur. Valjean avait fini son escarpe et s'approchait à grands pas.

Javert eut un fol espoir. Peut-être que tout n'était pas perdu ? Il en profita pour se débattre à nouveau sous la poigne de son agresseur.

Ce qui fit rire le jeune homme, il glissa lentement la lame sur la joue du policier. Cela calma instantanément l'inspecteur et freina net l'avance de Valjean.

Javert ne pouvait pas arrêter la panique qui le prenait mais il ne montra rien. Impassible ! Il se préparait pour la souffrance.

Puis les yeux clairs se levèrent et rencontrèrent le bleu d'azur des yeux de Jean Valjean.

Peut-être un dernier regard sur cet homme exaspérant ! Une vie consacrée à la chasse, Javert s'octroya le droit de contempler M. Madeleine.

Quelle ironie !

Il venait enfin de capturer sa proie et il allait mourir avant de pouvoir pleinement en profiter.

Javert s'efforça de rester stoïque mais les gouttes de sueur étaient visibles sur son front...

Valjean, cependant, dut lire quelque chose dans son expression, ou peut-être le voyait-il dans celle du jeune homme, parce qu'il sortit de son immobilité et se lança vers eux avec les poings serrés et un geste presque... furieux.

" On va remettre ça, hein Javert ? Juste un petit souvenir en passant !", s'exclama vivement l'escarpe.

Le petit souvenir fut une belle estafilade faite au couteau sur la joue du policier. Javert ferma les yeux et mordit un cri de douleur, sentant le sang couler sur sa joue et se perdre dans ses favoris.

" A la revoyure ! "

Un rire amusé et le gonze quittait précipitamment la maison. Le jeune homme se fit la belle. Au nez et à la barbe de l'inspecteur.

Valjean ne tenta pas de l'arrêter, il préféra se jeter sur le policier pour lui venir en aide.

M. Madeleine n'avait jamais eu le sens des priorités !

" Il faut l'arrêter !," hurla Javert, la main posée sur sa joue, fâché que cet idiot de Valjean l'ait laissé ainsi passer.

Echec sur toute la ligne !

Un autre homme de perdu pour l'inspecteur.

Merde !

Vidocq allait bien rire de son rapport tout à l'heure.

*****************

Le policier dut placer sa main sur le montant de la cheminée pour se reprendre. Il avait perdu son chapeau dans la bataille, il avait perdu son pistolet, il avait perdu sa dignité.

Mais il était vivant ! Il allait tout faire pour retrouver ce gonze et le lui faire payer cher.

Javert se le promit, il se le promit en se redressant et en soufflant profondément. Au moins, il n'avait aucun dégât interne important. Un simple coup, un hématome, pas de côtes touchées. Il saignait de la joue mais ce n'était qu'une estafilade. Un jeu pour le tueur. Javert sortit un mouchoir de sa poche et le plaça sur sa joue, le sentant s'imbiber de sang.

Puis, le policier essaya de se souvenir du visage de l'homme. Inconnu. Jeune. La trentaine. Des cheveux d'une couleur indéfinissable dans la lumière basse diffusée par le feu dans la cheminée. Un homme jeune, les yeux... ? Marrons ? Bleus ?

Impossible de le dire !

Bafoué, humilié et blessé. Javert en aurait hurlé de rage. Il n'avait aucune excuse pour son échec. Ses mains ? Son sifflet ? L'absence de son collègue Rivette ? Que des erreurs monumentales, toutes de son fait. Au mépris du règlement.

Oui, Vidocq allait bien rire tout à l'heure lorsqu'il allait demander officiellement un blâme au nom de l'inspecteur Javert...

A moins que...

Javert cessa enfin de s'apitoyer sur son sort et observa autour de lui.

Interroger Valjean et...peut-être...espérer un criminel à ramener correctement enchaîné pour le jeter aux pieds du Chef de la Sûreté...

Après tout, le forçat avait aussi mené un combat...à moins qu'il n'ait partie liée avec ces chauffeurs.

Ce que Javert commençait à croire de moins en moins.

Valjean avait enfin cessé de tourner autour de Javert et s'était hâté de retourner dans l'autre pièce comme un homme qui aurait oublié quelque chose d'extrême importance.

" Loué soit Dieu ! "

Javert entendit s'exclamer le forçat. Un instant plus tard, Valjean revint en portant entre les bras un amas de vêtements ensanglantés. Il se déplaçait prudemment et semblait être ému.

" Je la croyais morte, offrit-il en guise d'explication à l'inspecteur de police.

- Et le violeur ? Où est le Poron ?, demanda sèchement Javert.

- Il a dû sauter par la fenêtre. "

Javert ne dit rien mais il eut un sourire désabusé.

Peine perdue !

*****************

L'inspecteur Javert faisait le bilan, le regard sombre et le visage sinistre. La victime était morte. L'homme avait été odieusement torturé. Il y avait quatre hommes enfuis. Un homme assommé à l'extérieur. Quant au chef de la troupe...

Javert serrait les dents de colère contre Jean Valjean.

Valjean avait été le plus fort mais il n'avait pas voulu faire de mal à ce criminel, malgré tout !

Malgré le crime odieux que le Poron commettait !

Le Poron s'était donc enfui alors que Valjean venait à l'aide de Javert. Le forçat avait bien vu que le policier était dans une mauvaise posture et il avait préféré sauver Javert. Mais Jean-le-Cric avait frappé trop doucement le criminel contre lequel il se battait, il avait voulu l'assommer pas le tuer.

Dommage qu'il ait mal dosé sa force.

L'homme était resté un instant inconscient, mais il s'était repris et enfui prestement. Une brute ! Il était passé par une fenêtre.

Javert en aurait ri si ce n'était pas si dramatique.

C'était impossible de le rattraper. Pas avec l'état misérable dans lequel se trouvait l'inspecteur Javert.

Puis il y avait la femme, saine et sauve, mais rendue folle par ce qu'elle avait subi.

Elle geignait et se tordait, incapable de répondre aux questions du policier. Javert était venu vers elle, proposer son aide. Inutilement ! Les deux hommes avaient réussi à la faire s'asseoir sur le canapé et Valjean avait trouvé un manteau pour lui cacher le corps.

Que faire maintenant ?

Javert allait annoncer qu'il fallait envoyer un message jusqu'au poste de police le plus proche lorsque la suite lui prouva que cela pouvait aller encore plus mal.

*****************

Un coup de feu résonna dans la rue et fit sursauter tout le monde. Javert regardait Valjean et Valjean regardait Javert.

Cette fois-ci, tous les deux avaient oublié quelque chose.

Ils avaient oublié l'homme assommé et menotté dans la rue.

Leur seul témoin.

Le dénommé Poron s'en était chargé et d'un coup de pistolet bien placé, il venait de lui clore la bouche à jamais.

Javert n'avait plus rien à offrir au Mec. Ce matin, il venait peut-être de perdre son poste.

Le policier ne put s'empêcher de jurer, une fois de plus.

" MERDE ! "

Il n'avait même pas envie de bouger ou d'agir. Il savait qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à attendre. Le coup de feu allait attirer un témoin, la police allait arriver, il allait devoir s'expliquer. Il lui suffisait d'être patient.

Javert capta le regard surpris de Jean Valjean. Le forçat semblait attendre ses instructions, il était prêt à se battre, à se jeter dehors, à réagir vivement. Il restait étonné devant l'apathie du policier.

Oui, M. Madeleine n'avait jamais travaillé avec son chef de la police. Javert savait quand il avait perdu la partie.

Là, il était inutile de se démener outre mesure. Quelqu'un allait agir à sa place.

Javert préféra se charger de la malheureuse femme, se plaçant à sa hauteur, s'inclinant de son mieux pour masquer sa trop imposante taille et répétant à l'envie des mots apaisants, entrecoupés de questions précises.

Javert détestait interroger des victimes, il n'était pas bon à ce jeu. Trop dur, trop brute, trop imposant.

" Madame, connaissiez-vous vos agresseurs ? Madame, aviez-vous déjà vu ces hommes ? Madame, vous m'entendez ? Madame, qui puis-je prévenir de votre état ? Madame, faut-il vous emmener à l'hôpital ?,..."

Et d'autres phrases de ce genre.

*****************

Jean Valjean contemplait la scène sans vraiment savoir quoi penser. De son temps en tant que maire de Montreuil-Sur-Mer, il n'avait jamais pris la peine de s'informer sur la façon de travailler de son subordonné. Pas même dans les rares occasions où il y avait des victimes impliquées.

Il présumait qu'en cela, comme en toute chose, Javert était froid et brutal. Peut-être à cause de la façon dont il s'était abstenu de faire l'impossible pour sauver Fauchelevent. Certainement à cause de la façon dont il avait traitée Fantine.

Le voir ainsi, modulant sa voix grave pour ne pas effrayer davantage la pauvre femme, acceptant le silence en guise de réponse sans s'irriter, était pour lui toute une expérience. Du jamais vu.

En ce moment, Javert semblait être un homme de chair et de sang.

Mais cela ne changeait pas grand-chose, du moins en ce qui concernait Valjean : il se prépara à être de nouveau menotté ; il se résigna à être arraché à la retraite qui l'avait presque rendu heureux durant des années.

Il fit ses adieux à Cosette en silence.

Dès l'aube, sa petite fille, Fauchelevent, la Mère Supérieure... même la fruitière, sauraient qui il était et quels étaient ses crimes. Et dans le cas contraire, elles les imagineraient.

Valjean attendit...

*****************

La nuit était terminée, c'était les petites heures du jour. Les Parisiens partaient pour leur travail. Ils avaient leur vie, tranquille ou terrible, leurs histoires, calmes ou monstrueuses... Mais aucun n'avait dû se réveiller au-milieu d'un tel carnage.

Valjean et Javert se contemplaient en chiens de faïence.

La femme s'était tue, tombée dans une catalepsie profonde. Elle semblait hors du monde. Peut-être qu'une paire de gifles l'aurait sortie de son inconscience, mais Javert n'avait pas pour habitude de frapper des femmes. Encore moins des victimes.

Le policier préféra la laisser tranquille. Attendant de savoir quoi faire d'elle.

Maintenant, Javert devait se charger de Jean Valjean. Et il hésitait. Dieu il hésitait ! A menotter un criminel. Car ce matin, Valjean avait perdu le statut de criminel pour devenir un témoin. De cela, l'inspecteur ne savait pas quoi faire.

Mais il ne put réfléchir plus longtemps. Un cri d'horreur venait de retentir dans la rue. Quelqu'un avait découvert le corps de l'homme menotté et dont la tête devait avoir explosé sous le coup de feu de l'autre escarpe.

Javert n'avait plus qu'à compter les minutes, gardant toujours sous le poids de son regard mauvais Jean Valjean. L'empêchant de bouger.

Oui, quelques minutes.

Avant qu'un coup de sifflet ne retentisse.

Cela fit sourire Javert amèrement. Il avait oublié son sifflet, il n'en revenait toujours pas.

" Et maintenant ?, demanda Valjean, indécis.

- Nous allons avoir de la visite. "

Ce fut tout. Javert glissa ses menottes dans sa poche, Valjean ne dit rien et les deux hommes quittèrent la maison ensanglantée pour retourner dans la rue.

Là, un sergent était de faction, le visage livide d'avoir découvert un mort. Javert pensa à l'autre corps qui l'attendait dans la maison et le plaignit.

" Inspecteur ?, fit l'officier, surpris de les voir sortir de la maison dans un état aussi lamentable.

- Bonjour sergent, répondit simplement Javert.

- Mais que s'est-il passé ? Il y a un homme mort, il a été abattu en pleine tête. Il est menotté. Que...

- Paix !, ordonna l'inspecteur à son subalterne. La nuit a été agitée.

- Oui, inspecteur."

On se soumit à l'autorité du chef.

Javert hésitait toujours. Enfin, une cavalcade résonna dans la rue et plusieurs policiers apparurent, dont un inspecteur connu de Javert.

" Javert ? Que se passe-t-il ?, demanda aussitôt l'officier en s'approchant de son collègue.

- Un fric-frac mal engagé, Gramont. Une sale affaire.

- Tu étais sur les lieux ?, fit le policier soulagé de savoir que quelqu'un avait agi dès le départ.

- Oui, " répondit laconiquement Javert.

Trop laconiquement. L'inspecteur examina son collègue et remarqua la joue, la fatigue, le dépit. Secrètement, il en fut ravi. Javert n'était pas aimé de tous les policiers parisiens, loin s'en faut ! Un gitan entré dans la police ! Un protégé d'un grand ponte de la préfecture ! Un parvenu...

" Ho ! Mauvaise affaire ? "

Le vilain sourire de l'inspecteur Gramont ! Javert rêva de le fracasser à coups de matraque. Il tombait de haut aujourd'hui le fameux inspecteur de Première Classe ! On allait en faire des gorges chaudes à la Force !

" Mauvaise, reconnut Javert. Aucune arrestation, deux morts, une victime torturée, une femme rendue folle à lier par les sévices qu'elle a subis.

- Merde ! Où a eu lieu la petite sauterie ?

- La maison de Loisel, le restaurateur. "

Le policier perdit son sourire.

Loisel était un homme riche et bien en vue dans le quartier. Si réellement Javert avait raté son affaire, le policier allait avoir chaud aux plumes.

" Tu n'as vraiment rien ?," demanda Gramont, légèrement compatissant.

Javert toisa son collègue. L'inspecteur Gramont n'était pas le plus honnête des policiers de Paris.

Il préféra acquiescer en silence.

Mais Gramont n'était pas un imbécile complet. Il désigna Valjean, resté dans l'ombre de la rue.

" Et monsieur ? "

Il s'agit de Jean Valjean, un ancien forçat évadé, un homme à arrêter et à renvoyer au bagne. Un criminel !... Un homme qui venait de lui sauver la vie et qui lui devait la même chose en retour... Un témoin... Un complice...

Javert se mordit l'intérieur de la joue et répondit, le regard illisible :

" Monsieur m'a prêté main-forte pour survivre à cette nuit.

- C'est bien urbain de sa part. Et maintenant ?

- Je te laisse les falourdes [cadavres] et vais rendre mon rapport au Mec.

- Bonne chance Javert ! Passe me voir dans la journée ! Je serai bien aise de connaître le fin mot de cette histoire moi aussi.

- Pas de souci."

Javert s'éloigna, suivi par une ombre, Valjean s'était collé à ses pas, la hotte remplie de charbon de retour sur son dos.

Javert avait menti. Il avait sciemment menti à un collègue. Ce n'était pas la première fois que Javert mentait. Être un mouchard au service du Premier Bureau aux Affaires Politiques demandait souvent à tergiverser avec la vérité.

Il faut savoir jouer un rôle avec conviction pour survivre dans ce métier.

Et Javert avait survécu jusqu'à cinquante ans.

Mais c'était la première fois qu'il mentait à propos d'une enquête. La première fois qu'il protégeait un suspect. Un criminel.

Un complice.

Il ne fallait pas laisser ses pensées dériver sur ce sujet ou les conséquences risqueraient d'être désastreuses.

Le policier se secoua et entraîna Valjean jusqu'à une rue plus importante et plus passante, à la recherche d'un véhicule.

" Nous prenons un fiacre, annonça Javert, d'un ton n'admettant aucune réplique. Je ne veux pas marcher trop longtemps après cette nuit. Et tu portes un chargement à plier un âne.

- Comme vous le voulez inspecteur."

Cela fit grincer des dents à Javert.

La voix de M. Madeleine.

Il y avait longtemps...

*****************

Le trajet en fiacre se fit en silence. Un silence tendu, plein d'ombres et de ressentiments.

En traversant le pont d'Austerlitz, Valjean se servit de deux doigts pour entrouvrir le rideau de cuir et regarder la ville en toute discrétion. ll vit une rangée d'hommes se cachant derrière leurs écharpes, leurs mains enroulées dans des chiffons, qui jetaient des morceaux de glace et des pelletées de neige sale par-dessus les rambardes.

Du pain pour les pauvres, se dit l'ancien forçat. Du pain qui les éloigne de la prison.

De la prison ou du bagne auquel il était lui-même voué après cette nuit-là.

" Inspecteur... Je connais cet homme, dit-il soudain. Le Poron. Il était à Toulon à la fin de 1823."

Javert laissa échapper un grognement qui ne semblait pas féroce, mais plutôt chargé d'une grande fatigue.

" Des centaines d'hommes passent par Toulon chaque année, rétorqua Javert, sèchement. Comment peux-tu en être si sûr ?

- Il y a eu un incident... Plusieurs, en fait. Lorsque je suis arrivé au bagne en 1823, je suis devenu une sorte d'attraction de foire. Apparemment, mon procès avait fait couler beaucoup d'encre. Les argousins touchaient une commission pour me montrer aux visiteurs.... Vous savez comment cela se passe."

Javert ne répondit pas. Des souvenirs du bagne lui revenaient. Oui, certains collègues étaient indignes de leur uniforme, exhibant les bagnards contre de l'argent, pariant sur les résultats des combats, parfois même les truquant. Combien de fois l'adjudant-garde en avait parlé au capitaine Thierry ? Sans autre effet que de le plonger lui dans une solitude encore plus profonde, en butte à l'hostilité de la garde...et de la chiourme...

En 1823, Javert n'était plus au bagne, il avait été nommé à Paris et Vidocq était déjà le chef de la Sûreté. Un chancre à la tête de la police !

Cela dit, grâce à Valjean, Javert se souvenait de l'ambiance du bagne et il n'apprécia pas de le faire.

" Hé bien ?, lança-t-il, froidement.

- Le Poron et beaucoup d'autres avaient entendu parler de moi. La plupart se contentait de se moquer de moi. Je ne me souciais pas beaucoup : quand chaque jour est pareil à la veille, toute distraction est la bienvenue. Vous le savez aussi..."

Javert hocha la tête. Un rictus se dessina sur son visage, cachant la fatigue pendant un moment. Oui, toute distraction était bien venue.

Même fouetter un homme devenait un spectacle.

" Mais pas lui, poursuivit Valjean. Le Poron connaissait la réputation de Jean-le-Cric et voulait se mesurer à moi. Il voulait me soumettre.

- À la façon du bagne ? "

Cette fois, ce fut le tour de Valjean de hocher la tête.

" Le Poron s'était créé une terrible réputation. On disait qu'il ne se contentait pas de se battre ou d'abuser de quiconque attirait son intérêt. Il avait une escorte. Deux hommes forts, bien choisis. On disait qu'il avait dû les engager pour l'empêcher de tuer ceux qui tombaient entre ses mains. Et je le crois.

- Et tu lui as fait face ? "

Javert s'était redressé sur son siège. Son dos était droit, son corps tendu.

" Ce ne fut pas nécessaire. Il m'a acculé une fois et a vu ce que les autres voyaient : un vieil homme au dos courbé qui était aussi la risée du bagne. Il a perdu tout intérêt. Peu de temps après....

- Tu as sauté du haut d'un mât. "

Valjean acquiesça et retourna à sa fenêtre pour regarder les rues qui scintillaient comme si elles pouvaient être pures.

Le silence se fit à nouveau entre eux. Lourd et dense. Javert sentait l'épuisement le gagner et sa joue le lançait.

Malgré la fatigue, l'esprit logique du policier se mettait en marche grâce aux informations données par l'ancien forçat. Donc voici deux fagots qui se retrouvaient !

Javert commençait à réfléchir posément. Un forçat devait prendre garde à ne pas être reconnu, il y avait des quartiers où disparaître était plus facile...

L'inspecteur entreprit de dresser mentalement la liste de ses mouchards...et amèrement, il se dit que le premier d'entre eux allait être Vidocq en personne.

Blondel était allé au bagne, il avait une mémoire exceptionnelle. Il était capable de se rappeler des milliers de noms et de visages.

Peut-être le Poron était-il resté dans son esprit ?

Non pas peut-être.

Sûrement !

Javert allait lâcher cette information pour sauver la situation. Peut-être même essayer de sauver la liberté de Valjean.

L'homme lui avait quand même sauvé la vie ce soir. Et le policier ne savait pas encore quoi faire de cela.

Javert espérait que le Mec se révélerait ainsi compréhensif et le libérerait assez vite. Il avait besoin de réfléchir posément et de se reposer.

Ce voeu pieux fit ricaner le policier, attirant de ce fait le regard de Valjean sur lui.

" Vous allez bien inspecteur ?

- On ne peut mieux."

Le Mec allait être tellement jouasse de le briser comme un fétu de paille.

La suite prouva qu'il avait raison.

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