L'ambiance est tendue dans la salle, mais je me concentre sur le Foxtrot que je vais incessamment sous peu partager avec Dohän qui est toujours sur les nerfs.

La dernière fois, il m'avait encouragé, je trouve cela normal de le faire à mon tour et de bon cœur.

- Dohän, murmuré-je alors qu'il est planté au même endroit depuis bientôt cinq bonnes minutes, ne me laisse pas tomber.

Celui-ci me regarde l'air crédule, on dirait qu'il cherche quelque chose dans mes yeux, car il me regarde d'un air désespéré.

- Prouve à ta manageuse qu'elle a tort et que ses paroles ne te touchent pas.

- C'est le cas, réplique-t-il sèchement.

- Ce n'est pas ce que tu montres, dis-je sur le même ton.

Dohän continu de me fixer les yeux froncés. Je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa tête, mais il n'est pas appliqué dans sa tâche.

Je décide de prendre le taureau par les cornes et je lance la chanson. Sous les regards venimeux des filles et de Delly, je ne me démonte pas, je ne m'en donne pas le droit, car Dohän est mentalement absent.

Je me colle contre lui, l'enlace et enfouie ma tête contre son torse quand enfin, il réagit et plonge ses yeux dans les miens. C'est alors qu'il se réveille et que nous commençons à effectuer nos pas.

Le Foxtrot est une danse de salon élégante et fluide avec des mouvements doux et synchronisés. Nous effectuons des mouvements de marche lents et parfois rapides, des pas chassés et des tours, tout en maintenant une posture gracieuse et une connexion plus harmonieuse que lors de l'entraînement.

Je sens Dohän à cran, mais petit à petit, il se détend et reprend le contrôle de lui-même. Avec cette danse et ce qu'il vient de se passer, nos pas n'ont plus les mêmes sens. C'est étrange, mais pour quelqu'un de fort, il est plutôt fragile quand une personne s'attaque à lui.

J'aimerais creuser davantage, mais j'ai peur de sa réaction. Quoiqu'avec le peu de temps que j'ai passé avec lui, j'ai appris qu'il ne fallait pas se démontrer face à lui, qu'il fallait lui tenir tête. Peut-être faudrait-il que j'agisse de la sorte.

Quand la musique cesse, le danseur me laisse en plan après avoir exigé aux danseurs d'entraîner les filles pour la demi-heure à suivre.

Pour ma part, je ne compte pas rester une minute de plus dans cette pièce sous des regards désapprobateurs. Alors je le suis de près, avec la ferme intention de lui sortir les vers du nez.

- Dohän ! L'appelé-je alors qu'il dévale les escaliers. Attends !

Ce dernier continue sa course, alors je fais pareil. Moi aussi, je peux me montrer têtu quand je le veux.

- Tu pars où comme ça ?

- En quoi ça te concerne ? Réplique-t-il d'un coup en se retournant vers moi.

- Si tu as un problème, va t'en prendre à ta manageuse, pas à moi !

- Ne me parle pas sur ce ton, Riva.

- Je m'adresse à toi de la même façon dont tu t'adresses à moi.

Je pensais qu'il allait encore rétorquer une phrase cinglante, au contraire, ses yeux rivés aux miens, il ne le lâche pas du regard.

- Ça devient trop dur, murmure celui-ci, d'une voix à peine audible.

- Quoi donc ?

- Laisse tomber, Riva.

Ce dernier me tourne le dos, mais je ne compte pas le laisser s'en tirer aussi facilement alors qu'il a quasiment gâché notre danse.

- Hors de question. Je ne te laisserais pas seul.

- Cette option n'est pas dans ton contrat.

- Peu m'importe. Dis-moi ce qu'il ne va pas. S'il te plaît ?

- Je pensais pouvoir gérer, comme d'habitude, soupire mon partenaire, mais on dirait bien que ça prend une ampleur dramatique que je n'arrive pas à contrôler.

- Tu es le genre de type qui s'oblige à tout porter sur ses épaules. Tu n'es pas invincible, Dohän.

- Je dois l'être.

- Pourquoi ?

- Pourquoi ? S'écrit-il en me faisant de nouveau face. Tu veux savoir pourquoi, Riva ?

J'acquiesce, peu certaine de la tournure que cette discussion va prendre.

- Ce monde est cruel. Tu sors tout juste de ton petit opéra, tu ne connais rien à rien ! Tu ne sais pas à quel point faire carrière est un chemin semé d'embûches. Et ces obstacles-là, aujourd'hui, ce sont des gens comme Delly ou comme Claire, qui s'imagine être les meilleurs, ces gens-là sont prêt à tout pour évincer les autres, à les piétiner comme des vers de terre ! La vie n'est pas toute rose, Riva. Alors réveille-toi !

- Tu boudes seulement pour ça ? Tu crois que je ne sais pas comment fonctionnent le monde du travail ? Ce n'est pas parce que je n'ai pas ta carrière que je ne suis pas passée par-là. J'ai loupé énormément d'occasion, aussi bien pour des rôles importants à l'Opéra, notamment celui du Lac des cygnes, mais aussi pour d'autres auditions. Je prends la danse très à cœur, c'est ce qui me garde la tête hors de l'eau. Sauf que toi, ce matin, tu t'es montré faible devant Delly, tu lui as donné raison et le Dohän que je connais, n'aurais jamais laissé faire ça. Il n'aurait jamais laissé quelqu'un critiquer ses choix, il n'aurait jamais bousillé une danse à cause d'une opinion dont il se fiche pas mal. Alors, soit tu te reprends, Dohän, soit je m'en vais. Je ne tiens pas à être là-haut, seule face à ces hyènes.

Ne voyant aucune réaction de sa part, je décide de m'éclipser. Néanmoins, je me suis à peine détourné de lui qu'il m'agrippe le poignet, me stoppant dans mon élan.

- Attends-moi, je fume et on y retourne tous les deux.

J'opine de la tête, mais ajoute :

- Pour quelqu'un qui ne boit pas de caféine, il s'autorise la nicotine ?

- Seulement les fois où je dois relâcher la pression, ricane Dohän, redevenu lui-même.

- Ce n'est pas sain, dis-je toujours aussi sérieuse.

- Qu'est-ce qui est sain de nos jours ? J'essaye d'arrêter, crois-moi.

- Alors fais-le tout de suite, objecté-je en lui arrachant sa cigarette et en la réduisant en miettes entre mes doigts.

Ce dernier ne réagit pas mal, au contraire, un sourire amusé se fend sur son visage fin.

- Tu es une fille imprévisible, Riva. Et très courageuse.

***