C4 - Cauchemar
Théo avait enfin capturé la violoniste blonde. Elle était agenouillée à ses pieds et la pointe d'une dague contre le cou de sa proie tenait en respect la sœur et le journaliste, face à eux. Un mince filet de sang coulait sur la peau laiteuse. La prisonnière demeurait stoïque, les deux jeunes gens fulminaient d'impuissance et mon ami d'enfance rayonnait. Quant à son demi-frère, Victorien, il se soumettait à l'autorité de notre chef, tête baissée.
Un tableau enchanteur, il régalait ma vue.
Théo agrandit la plaie, l'odeur piquante et ferreuse régala mon nez.
Que ne donnerais-je pas pour planter mes canines dans ce cou fragile ! Un goût de sang chaud m'envahit et mon ventre protesta contre l'interdiction. Le festin concernait Victorien, ainsi l'avait décidé mon ami d'enfance. Je ne m'en plaignais pas pour autant, un des critiques avait assouvi ma faim.
Les appels au secours désespérés de ma victime résonnèrent dans ma tête. Le bruit bref de la délicate peau qui craque sous mes dents les remplaça, puis celui de la longue succion de ma bouche sur la veine palpitante. Un merveilleux souvenir. Je me passai une langue gourmande sur les lèvres, des gouttes de l'élixir de vie s'y accrochaient encore. Inestimables. Je les dégustai, les yeux fermés.
Un hurlement m'arracha à mon plaisir.
Mes paupières se soulevèrent sur un drame qui se déroulait au ralenti : la violoniste volait à travers la salle avant de percuter une table, Victorien extirpait le crayon-fantôme de la fausse journaliste qu'un des nôtres avait abattue. Avec cette arme à volt, il se rua vers mon ami d'enfance. Un cri sortit de ma gorge desséchée :
— Théo, attention !
Je bondis pour le protéger. Trop tard. Il explosa en milliers d'étincelles. Mes jambes cédèrent, je m'effondrai sur le parquet et mes mains ramassèrent la poussière, reste du précieux corps de Théo. Je la serrai contre mon cœur.
Il mourait une seconde fois.
Le combat entre mon camp et la police des vampires m'indifférait. Le feu, provoqué par les tirs, m'indifférait. Ses flammes mangeaient les nappes et léchaient les miroirs, les meubles deviendraient leur prochain plat. Bientôt, le bateau sombrerait. Je voulais périr avec lui, même si je n'étais pas la capitaine, partir avec mon ami d'enfance que son propre demi-frère avait assassiné.
Puis la rage brûla en moi, plus fort que l'incendie. Je devais me montrer à la hauteur de Théo et ne pas le décevoir, il me fallait finir sa tâche : éliminer les musiciennes.
Hélas, une fumée âcre se répandait dans la salle. Retrouver les cibles se compliquait. Mes yeux tentèrent de percer les volutes... aussi sombres que la peau du vampire soudain face à moi. Elliot Omberal, le chef de la police. Il pointait sa fameuse ombrelle dans ma direction. Son arme à volt.
Un éclair doré en jaillit.
Je me réveillai en sueur et me redressai sur mon lit. Les cauchemars qui m'avaient tant hantée les premières semaines après la mort de Théo revenaient en force.
Car je me rapproche de mon but.
Ils avaient disparu peu à peu avec ma décision d'accomplir le souhait de mon ami d'enfance : exécuter les violonistes, ou au moins Litsiane, la source de son malheur. Pour le venger.
Je m'essuyai les joues, des larmes traçaient des sillons sur ma peau glacée quand mon corps, lui, continuait à brûler de ce feu qui avait emporté le yacht. Pourtant, je ne me trouvais pas à bord lors du drame, car m'absenter ne s'envisageait guère. La souffrance des rares survivants m'avait marquée, comme elle avait marqué le reste des ovnis dissimulés dans le bourg. Il avait fallu du temps afin de panser nos plaies physiques et psychiques.
Les Sages m'avaient désignée en tant que nouvelle Guide de la confrérie de la Lune. Ses membres avaient accepté, malgré plusieurs voix contre. Ils m'avaient surprise, car je n'étais qu'une ombre. Est-ce parce que je vivais avec Théo, puisqu'il n'avait pas nommé d'héritier avant son décès ? Ou parce que j'étais la fille adoptive de Sylvania, la précédente Guide avant mon ami d'enfance ?
Ma réussite à occuper à cette fonction m'étonnait aussi, alors que je n'imitais pas Théo avec l'organisation de grande attaque chez les humains. Ceux qui sortaient de Pravisam ou les individus isolés dans les villes me suffisaient.
On avisera sitôt notre vengeance terminée.
Je me levai. Une envie de fraîcheur nocturne après la chaleur de l'incendie, même factice, s'imposait à moi. De l'ordre dans mes longs cheveux noirs, une cape par-dessus mon pyjama, des chaussures, et je me faufilai dehors par l'arrière de la maison. Des effluves boisés titillèrent mon nez. La forêt me tendait les bras derrière le mur en pierre du jardin. J'escaladai ses deux mètres à l'ombre d'un sapin : le croissant de lune ne devait pas trahir ma présence à des voisins insomniaques.
À peine mes pieds touchaient le sol que je m'envolais.
Vite, de plus en plus vite.
Aucun obstacle ne me gênait, mes yeux les détectaient. Animal, arbre, branche, rocher. Je les contournais, sautais par-dessus, les repoussais d'une main.
La vitesse me grisait, m'enivrait de son vin.
Le vin de la liberté.
Je l'aimais plus que l'immortalité. Il coulait dans mes veines, il réchauffait mon cœur inerte, il effaçait mes cauchemars. Sa force me combla, j'éclatai de rire sans retenue. Qui m'entendrait si loin du bourg ? De toute façon, les transmutés ne me verraient pas. S'ils se déplaçaient plus rapidement que les humains, ils n'arrivaient pas aux chevilles des ovnis.
Eux me traiteraient de folle !
Mon attitude ne se montrait pas compatible avec mon rôle de Guide. Je ralentis ma course et rejoignis un sentier herbeux peu fréquenté. Le chemin déboucha sur une petite clairière, où un rocher plat trônait sous les étoiles. Je m'installai dessus. Pendant que mon adrénaline redescendait, je restai à l'écoute de la brise. Elle chantait dans les feuilles des arbres. Des notes graves s'élevaient chez les chênes, plus aiguës pour les hêtres, sifflantes dans les aiguilles des pins. Certaines semblaient plus puissantes que d'autres, comme si quelque chose agitait les branches.
Ou quelqu'un ?
Ma bouche se crispa. Tandis que j'essayais de déchiffrer les ombres de l'orée, mes doigts glissèrent dans une poche de ma cape. J'en extirpai une dague et la lançai vers un sapin. J'ignorai le bruit de vibration lorsque la lame se planta dans le tronc.
— Qui que tu sois, viens me tenir compagnie !
Un vampire sauta d'un feuillu et récupéra mon arme. Quand ses cheveux argentés scintillèrent sous les rayons de la lune, je soupirai. Al, mon bras droit, m'avait joué un tour. Il assurait ma protection, soit personnellement, soit en envoyant un ovni de confiance. Je lui avais indiqué maintes fois l'inutilité de cette garde rapprochée. En vain. C'était son devoir, affirmait-il.
— Même dans le noir complet, tu ne perdrais pas ma trace, lui lançai-je, amusée.
— Mes sens sont infaillibles. Les tiens moins, tu t'es trompée d'arbre. Tes ennemis t'auraient vaincue avant que tu ne réagisses.
Un écho à mes pensées sur son comportement à mon égard. Cependant, je minimisai la portée de ses paroles.
— N'exagères-tu pas ? Ils aimeraient reprendre les raids organisés hors de Pravisam. J'en suis consciente, mais ils respectent la décision des Sages.
— Plusieurs s'impatientent. Ne les sous-estime pas et entraîne-toi mieux.
J'attrapai la dague qu'il me tendait. Seul Al se permettait de m'assener mes quatre vérités, avec lui je pouvais me lâcher comme... auparavant. Mon ventre se tordit. Parviendrais-je un jour à songer à mon passé sans douleur et à me tourner vers l'avenir avec sérénité ?
Quand Théo sera vengé, me répétai-je.
Rien d'autre ne comptait. Mon personnage sanguinaire dans mes cauchemars le prouvait.
— Mon plan se déroule parfaitement, enchaînai-je. Les violonistes ont foncé tête baissée dans le piège. Mes adversaires ne m'importuneront pas, car la plus importante se trouve au bourg. D'ailleurs, je te félicite pour ton tir à la carabine. Elle n'est pas trop blessée.
— Tu as obtenu une trêve, mais ne tarde pas, insista Al. Dommage que le traître soit mort. Son exécution aurait calmé leurs ardeurs.
Victorien ! Le feu brûla à nouveau dans mes veines. Sur ce point, je partageais l'avis de mes ennemis. Le voir attacher à une roue où les ovnis lui arracheraient chacun un lambeau de chair me comblerait, surtout en présence de "sa" musicienne, pour laquelle il avait trahi son demi-frère. Pour laquelle il avait sacrifié sa misérable vie.
Je me contenterai de cette fille.
Elle souffrirait mille fois mes propres tourments et ceux de Victorien... des mois, des années, des siècles.
Mon plan avait débuté l'année dernière, avec le soutien d'Al : un contact à lui avait déposé toutes les semaines une rose orangée sur la terrasse de la violoniste. La fleur préférée du traître, il la cultivait dans la serre de Pravisam. L'humaine avait sûrement désiré le retour de l'amoureux transi. Chaque nuit ? À chaque visite ?
Joie et frustration s'étaient sans aucun doute alternées.
Pendant plusieurs mois... puis le cadeau empoisonné avait cessé avec la tournée.
Dans quel état psychique la rencontrerai-je ? Angoisse ? Impuissance ? Colère ? Comment m'en servirai-je pour enfoncer la lame de la destruction ?
Basile Larose s'avérerait aussi un excellent appât. Je n'oubliais pas la sœur et espérais que celle-ci vienne à Pravisam. Si je présentais les deux musiciennes en pâture aux ovnis, leur soif se décuplerait.
Toutefois, beaucoup d'inconnues demeuraient dans l'exécution de mon plan, à commencer par mes ennemis au sein de la confrérie. J'envoyai un vœu vers la lune, ma maîtresse, au-dessus de ma tête.
Aide-moi à venger Théo qui t'a si bien honoré.
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