C2 - Rencontres toquées (1/3)
Dorei se réjouit à la vue du 4x4, objet typique de la « civilisation », garé sur le terre-plein. Elle avait effectué le chemin du retour, depuis l'aire des parapentistes, en soixante minutes au lieu de quatre-vingt-dix, tant affronter une bestiole lui répugnait. Chaque bruit suspect l'avait poussée à accélérer le pas.
Cette inquiétude, elle ne l'avait pas éprouvée aux précédentes excursions de sa sœur et Adonis : ils avaient décollé à dix mètres du véhicule. Elle partait aussitôt les récupérer.
D'ailleurs, pourquoi ne pas contempler leur vol ? Le soleil se coucherait deux heures au moins, et on ne l'attendait pas au chalet. Elle se glissa entre les rares arbres et la rangée de buissons pour s'approcher du précipice. Avec précaution.
J'aurais l'air maligne si je tombais.
Au contraire de sa jumelle, elle ne possédait pas une imagination fertile : elle n'espérerait jamais qu'un humain ou un vampire ne la sauve d'un mauvais pas. Un point c'est tout. Elle admirait, seule, les voiles mauves et orange qui voguaient vers la vallée de Pravisam.
Un raclement de gorge dans son dos la détrompa, elle faillit en pousser un cri.
— Faut-y plus avoir tout'sa tête pour aller emmerder l'Sirènes ! grogna une voix rocailleuse.
J'ai connu meilleur accueil !
Dorei épia les environs. Elle n'avait aperçu aucun quidam à son arrivée et n'en voyait pas. Où se trouvait-il ?
— J'suis sous les branches du chêne, l'plus gros. Y m'protègent de ses rayons à l'autre dans l'ciel.
Se guidant à la voix qu'elle attribuait à une personne âgée, elle contourna l'imposant tronc de l'arbre. Pas d'erreur. Un vieil homme, vêtu d'un pantalon et d'une veste impeccables, et aux cheveux gris épars, était assis sur un banc rudimentaire. La canne d'un beau bois sombre à ses côtés l'étonna.
Venu à pied jusqu'ici ?
L'expression de son visage dut la trahir, car il ricana :
— J'crèche plus bas. Quand l'véhicule est passé, j'suis monté. Une bonne balade après l'casse-croûte du soir, ça fait pas d'mal à un morfale. C'est Gaston, et toi ?
Des étoiles brillaient dans les iris foncés du vieil homme. Elles contredisaient son ton bourru, quémandaient un peu de son temps.
Même si on aime la solitude, papoter avec quelqu'un ne se refuse pas.
Elle n'avait rien à redouter d'un vieillard dont la bouille ressemblait à celle de M. Potinet, le concierge de son immeuble, et y voyait une occasion de profiter des récits du pays.
— Je m'appelle Dorémielle, ou Dorei.
— Content d'causer avec un bô brin d'fille. Do – Ré – Mi – Elle. On dirait d'la musique. J'me débrouillais à la clarinette dans m'jeunesse.
— C'est « doré comme le miel » à cause de la couleur de ma peau, mais mes parents étaient musiciens.
— Sont morts ? Pas d'bol. Vous êtes en vacances ?
Autrefois, elle se serait crispée à la mention du décès ; la culpabilité la rongeait ainsi que sa jumelle. La compétition sur le bateau de Lasymphonie était passée par là, la nostalgie remplaçait aujourd'hui la douleur.
— Oui, ma sœur et mon ami aiment le parapente. Je leur sers de chauffeur.
— J'les ai vus. Y a plein d'endroits dans l'région pour voler, pourquoi ici ?
Dorei dressa l'oreille : Gaston revenait sur son étrange phrase d'accueil.
— Pourquoi ? C'est plus dangereux qu'ailleurs ? Ils ne m'ont pas prévenue.
— Personne vole depuis bel'lurette dans c'coin. À cause des Sirènes dans l'cirque.
— Des sirènes ?
Un hochement de tête lui répondit, puis Gaston sortit un briquet de sa veste et une pipe au bois patiné. Il prit son temps pour l'allumer, tira dessus plusieurs fois. Dorei respira la fumée volontiers. Elle ravivait les souvenirs de son grand-père en Martinique lorsqu'il lui racontait des histoires joyeuses de son île. Ou des drames. À l'instar des terribles colères de la montagne Pelée en 1902 qui avaient rasé Saint-Pierre et exterminé ses habitants.
Tout ça parce que le gouverneur avait interdit l'évacuation en raison des élections ! Jusqu'où ira la bêtise humaine ?
La question philosophique resterait sans réponse. Elle s'en détacha, Gaston poursuivait sa diatribe.
— Ouais, c'est l'nom qu'on donne au village à c'bonnes femmes. Y s'taisent pour pas vous effrayer. Elles vivent entr'elles, attirent les hommes et les tuent !
Le filou avait préparé son annonce sensationnelle. Il la regardait en coin, attentif à sa réaction. S'il croyait qu'elle pousserait des cris d'orfraie, il se mettait le doigt dans l'œil.
— La police serait intervenue, non ?
Une ombre de déception froissa le visage de Gaston. Pourtant, il insista :
— Faudrait-y qu'elle puisse accéder, y a qu'une route et elles gardent l'bourg com'une fort'resse. Des vraies teignes, c'femelles. Jamais les laisser diriger, sont pires qu'une secte.
Dorei grinça des dents. Elle l'avait trop vite comparé à Potinet. Dès qu'on sortait du modèle patriarcal, les hommes criaient au diable et inventaient toutes sortes de sornettes sur le danger des femmes.
Cependant, il valait mieux demeurer prudent sur le fond de ces propos. Elle ne tenait pas à perdre Adonis bêtement.
S'il ne me raconte pas des bobards. Vérifions.
— Comment vous le savez ? Vous avez vu des morts ? Vous y êtes allé chez ces... sirènes ?
La bouche de Gaston se crispa, ses questions ne lui plaisaient pas. Il tapa sa pipe contre le banc. Le tabac consumé s'éparpilla telles les cendres d'un défunt, que la brise emporta vers le précipice. Un mauvais présage ? Dorei frissonna avant de maugréer : elle réagissait juste à la fraîcheur du soir qui s'insinuait à travers son polo. Son hôte improvisé partageait sa réflexion :
— Y est temps d'rentrer, mes vieux os préfèrent l'chaleur.
Gaston saisit sa canne et se leva. Il lui tournait le dos, la tête haute, sûrement vexé de ne pas être pris au sérieux, à en dédaigner la politesse. Elle réprima un sourire moqueur, mais pas une pensée.
Au revoir aussi à vous.
Alors que le vieil homme contournait le chêne pour rejoindre le chemin, il se retourna et pointa sa canne vers elle.
— J'leur ai échappé aux Sirènes, personne ne m'croit. Qu'elles m'cherchent ces femelles, elles s'ront bien accueillies. Y a des pièges partout !
Il l'abandonna sur cette imprécation. Elle le suivit d'abord sur le terre-plein, puis sur la route qui débutait après une imposante butte. Au bout de cinq cents mètres, Gaston grimpa dans une sente étroite vers une maison, que Dorei n'avait pas aperçue quand le 4x4 était passé à l'allée. Quoique simple, l'habitation respirait le bois entretenu et les fleurs arrangées. Une allure sage.
Tout le contraire de son propriétaire. Un Toqué ! Le soleil lui a tapé sur le ciboulot.
Il l'avait amusée au point d'en oublier Litsi et Adonis. Elle se précipita sur la plateforme et chercha les parapentes au loin, en direction de l'est. Sans succès. Ils avaient disparu, signe qu'ils se trouvaient dans la vallée de Pravisam.
Appliquons le conseil du Toqué. Rentrer. La conduite nocturne, ce n'est pas ma tasse de thé.
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