C3 - Un cadavre exquis (2/2)
— Est-ce que ça va ? entendit de loin Litsi.
Elle cligna des paupières et remercia la voix douce du cuistot qui l'avait extirpée de ses tristes pensées. Elle lui éviterait de se plonger dans les tourments de la culpabilité. Néanmoins, elle se raidit. Exposer sa souffrance la gênait, elle ne la partageait avec personne. Ni même avec Dorei. Face au regard à la fois bienveillant et inquisiteur de Salim, elle plaqua un sourire sur son visage avant de se retourner.
D'un geste si brusque qu'elle percuta le Boutonneux.
Des ailes poussèrent à son poisson pané. Il s'éleva dans les airs, entouré d'une myriade de légumes colorés, telles les étoiles autour de son astre solaire. Litsi suivit le mouvement au ralenti, bouche bée, puis entendit son assiette se fracasser au sol. Tandis que les aliments parcouraient un chemin similaire, obligés par les lois de la pesanteur, une brûlure vive sur sa main lui arracha un cri de douleur. Une douleur si forte qu'elle souffla dessus pour tenter de la calmer.
Il manquerait plus que je sois blessée avant la compétition !
Elle écarquilla les yeux quand elle découvrit des sillons noirs sur sa peau. Loin de la couleur du sang. Que s'était-il passé ? L'énigme fut résolue la seconde suivante : devant elle, le Boutonneux tenait une tasse à café vide. Un Boutonneux au rictus ironique sur les lèvres. Toutefois, celui-ci s'estompa si vite qu'elle se demanda si elle ne l'avait pas rêvé.
Est-ce vraiment un accident ? Irait-il jusqu'à cette extrémité dans le but de gagner ?
L'éclat de rire de Barbie et Mérinos l'empêcha de réfléchir à l'énormité que lui suggérait son esprit.
— La violoniste, t'as payé combien notre mécène pour qu'il te sélectionne ? railla la fille du quatuor.
— Elle est peut-être plus douée dans un autre genre de services, et piquer ainsi la place à des musiciens plus méritants, renchérit le Boutonneux.
— T'as vu son allure ? Plate comme elle est, elle ne risque pas de remporter le gros lot. Et puis, sa frangine la surnomme « la Reine vierge », ça veut tout dire !
— En revanche, la métisse me paraît plus apte à ranger sa pudeur au placard. Geoffrey a un flair infaillible dans ce domaine. Sacré veinard !
Si Litsi avait enduré les dards envenimés des guêpes sans broncher, ceux jetés sur sa sœur firent tourner son sang. Au point d'en occulter la douleur de sa paume blessée. Elle l'imagina effectuer une courbe parfaite en direction de la joue du Boutonneux, de laisser une superbe empreinte de cinq doigts dessus. Heureusement, Salim la sauva de son geste rageur.
— Il faut passer ta main sous l'eau froide tout de suite !
Litsi s'écarta de son adversaire, tant elle craignait de perdre son contrôle. Sa réaction surprendrait Dorei. Encore tremblante de colère, elle rejoignit le cuistot près d'un évier derrière le buffet. Le liquide glacé sur sa paume la soulagea, il atténuait le feu qui parcourait sa peau rougie.
— Va à l'infirmerie au pont inférieur, celui de l'équipage, déclara son nouvel ami. Tu reviendras manger, une fois soignée. Elle n'est pas difficile à trouver depuis l'escalier central. Quant à vous trois, vous restez ici ! Et vous avez intérêt à m'obéir, si vous ne désirez pas que je rapporte cet incident à ma manière auprès de M. Omberal.
Elle quitta le restaurant, sans avoir besoin de constater les regards assassins de ses ennemis. Leurs tirs transperçaient son dos ! Cependant, aucun d'eux n'osait braver l'ordre de Salim, qu'il avait accompagné d'un geste clair de son couteau. Litsi non plus, malgré une légère blessure, malgré sa faim. Elle se contenterait de la délicieuse brioche aux pommes et à la cannelle, chipée à la va-vite.
Elle suivit les indications de son ami d'un pas alerte, salua au passage je-ne-sais-pas-encore qui déambulait sans la Fouineuse, avant de débarquer sur le pont inférieur. Le style art nouveau n'y avait pas été abandonné.
Lasymphonie traite son équipage correctement, j'ai hâte de le rencontrer.
Elle aperçut ensuite un panneau accroché au plafond sur lequel un serpent s'enroulait autour d'une branche d'olivier. L'infirmerie. Satisfaite de connaître son point de destination, elle ralentit et s'attaqua à sa brioche à pleines dents. Alors qu'elle dégustait sa première bouchée tel un ours avec un pot de miel, un grognement écorcha ses oreilles. Horrible ! Tant qu'elle faillit avaler de travers.
À ce rythme-là, c'est une réanimation qu'il me faudra bientôt ! râla-t-elle, après avoir toussé pour renvoyer le morceau indélicat vers le bon tuyau. Je vais finir par mourir de peur ou de faim.
Comme si son tortionnaire, quel qu'il soit, cherchait cet effet, un couinement la frappa à nouveau. Égorgeait-il un cochon ? Intriguée, Litsi s'approcha de la porte d'où lui parvenaient les cris effroyables. Appuya sur la clenche. Le battant s'entrouvrit sans difficulté, en silence. Il lui dévoila une pièce baignant dans la pénombre. Au même instant, son cœur cogna contre sa poitrine afin de la supplier d'abandonner. Elle refusa de l'écouter.
Avec le peu de lumière, qui pourrait me détecter ? Qu'ai-je à craindre sur ce magnifique yacht ?
Toutefois, la musicienne décida de conserver un minimum de prudence et s'accroupit. Sitôt la tête passée par l'entrebâillement, elle cligna des paupières. Le temps de s'habituer aux ombres avant d'examiner les lieux.
Dans le fond de la salle, deux bougies en forme de cupidon brûlaient à l'extrémité d'une table rectangulaire, recouverte d'une nappe unie. Elles éclairaient un corps allongé. Un corps qui n'avait pas à se trouver dans une telle position. Au milieu d'un étrange décor. Litsi ignora le frisson qu'avait déclenché cette scène et tenta de mieux distinguer l'inconnu. La faible lumière l'empêchait de déterminer s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme, mais elle remarqua une tache sombre sur la joue.
Autre chose l'inquiéta.
Quoi ?
Le teint cadavérique du visage !
Si le propos pernicieux lui provoqua des sueurs froides, elle ne le rejeta pas. Il s'accordait parfaitement avec les cris de cochon égorgé. Devait-elle conclure à un... meurtre ? L'effet fut immédiat. Les poils de ses bras se hérissèrent, sa respiration s'accéléra.
Dégage de là, sauve ta vie, exigea son esprit.
Pourtant, Litsi demeurait sur place, les jambes empêtrées dans un bloc de plomb et les chaussures rivetées au plancher.
Hypnotisée, fascinée.
Incapable de s'arracher à la contemplation du mort ni de son tortionnaire dissimulé par une cape noire. Il se rapprocha de sa proie, se pencha sur son cou... avant de tourner la tête en direction de la porte.
De la porte ?
Vers elle donc ?
Son cœur manqua un battement quand elle croisa le regard de l'assassin. Oui, il avait découvert sa présence ! Il glissait d'ailleurs une langue gourmande sur ses lèvres, la dégustait, la croquait avec délice.
Déguerpis ! lui hurla son esprit à nouveau, si tu ne veux pas être le prochain cochon de lait !
Cette fois-ci, elle lui obéit. Ses sandalettes se décollèrent par magie. Hélas, au lieu de revoir le bel éclairage du couloir, une violente douleur transperça son crâne. Sans comprendre pourquoi, ses jambes la lâchèrent. Son dos entra brutalement en contact avec le sol.
Litsi essaya de lutter contre les ténèbres. L'apparition d'un visage flou devant ses yeux la fit échouer. Alors que ses paupières se fermaient, un nom s'échappa de sa bouche :
— La Fouineuse...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro