C2 - Déclaration de guerre (1/3)
Litsi s'immobilisa en haut de la passerelle, éblouie par la lumière crue du jour. Un changement après l'éclairage tamisé du jet privé de Lasymphonie. Son arrêt fut si brusque que Dorei la percuta dans le dos. Elle se vit dévaler les escaliers dans une chute digne des meilleurs cascadeurs, mais aux conséquences fâcheuses pour elle. Ou pire : pour son violon, qu'elle tenait, malgré son étui rigide.
Au dernier moment, une main accrocha sa veste en toile.
— Reste avec moi, ma jolie Reine vierge !
— Je ne sais pas si je dois te remercier ou te frapper, Pain d'épices !
— Le premier me convient...
— Bon, la Reine vierge et le Pain d'épices, coupa une voix nasillarde, bougez vos fesses, sinon on va louper le yacht de notre mécène.
— Toi, le Boutonneux, on n'a pas été traire les vaches ensemble, alors tu baisses d'un ton et tu utilises nos noms en entier, persifla Dorei. Je te les rappelle, puisque le gruyère sous ton crâne a tant de trous qu'une souris affamée s'en détournerait. Li-tsia-ne et Do -ré-mielle. C'est enfin entré dans ta caboche ? Ou il faut que je te les répète ?
— Dis donc, la métisse, je ne vais pas me laisser...
— Ça suffit, Johann ! tonna un homme derrière eux. Le bateau ne quittera pas le port sans nous, un peu de patience.
Même si la carlingue avait étouffé le son, Litsi reconnut la tonalité rauque du chef du quatuor. Elle remercia en pensée celui que sa sœur surnommait Barbe rousse. Grâce à lui, les deux garçons et l'unique fille du groupe en compétition étaient restés sages dans leur coin. En apparence ! Les yeux n'avaient pas cherché à cacher leurs désirs de les clouer au pilori ou de les brûler vives, telles de vulgaires sorcières.
Pas encore à bord du yacht qu'ils nous ont déjà déclaré la guerre, maugréa-t-elle en descendant les marches quatre à quatre. Heureusement que nous étions les seuls pendant le voyage.
Parvenue à terre, ses lèvres pincées esquissèrent un large sourire à la vue des eaux turquoise si proches d'elle, que le soleil matinal caressait de ses rayons. Exit les soucis, le concours, les candidats agressifs. Elle rêvait de plonger dans l'océan, de se baigner avec les poissons tropicaux ou de croiser raies et dauphins.
Pourquoi pas des baleines à bosse, nous sommes justes à la fin de leurs pérégrinations.
— En train de visiter les fonds marins ? la taquina Dorei. N'ai-je pas eu raison d'insister ?
Litsi enfonça son chapeau sur la tête et s'engagea sur le tarmac. Mutique, agacée. La discussion âpre au sujet de l'invitation, à l'origine de cette remarque moqueuse, lui revenait en mémoire.
— Nous sommes sélectionnées par le grand Lasymphonie ! hurla de joie sa sœur.
Elle serrait avec force le précieux sésame, comme si elle craignait qu'il disparaisse d'un coup de baguette magique. Litsi, plus calme, la rappela à la réalité.
— Et les concerts avec l'orchestre ? Tu en fais quoi ?
— Quand on montrera ce carton, nous obtiendrons leur bénédiction. Il suffira à l'équipe de contacter les remplaçants, nous ne nous envolons pas demain.
— La place risque de ne plus être chaude à notre retour.
— Pourquoi partir défaitiste, Blondinette ? Si nous sommes invitées, c'est parce que nous avons une chance ! Toi et moi rêvons de devenir un duo reconnu au moins en France, peut-être en Europe. Alors, ne la laissons pas passer.
— Chacun de nos essais auprès d'un agent ou d'un concours a échoué, murmura Litsi, la tête baissée. Comment réussirons-nous avec le si célèbre mécène Lasymphonie ? Pourquoi ne tentes-tu pas l'aventure seule ? Je suis persuadée que tu percerais sans moi.
Elle ne se faisait aucune illusion sur son niveau. Si ses performances démontraient une excellente technique, sa sœur, elle, enchantait les oreilles de son auditoire. Litsi en avait pleinement conscience et avait abandonné le rêve insensé d'une carrière prestigieuse. Une bonne situation dans un orchestre la contentait. En revanche, il était temps de pousser Dorei à se lancer en solo, après tous les sacrifices qu'elle avait concédés pour la soutenir.
Demeurer lucide, accepter sa vraie place, ne l'empêchait pas d'en souffrir. De tout ce que cette décision impliquait, la séparation avec sa sœur serait la plus difficile à supporter. Les tournées internationales et sa nouvelle vie l'emporteraient si loin d'elle ! Son cœur se rencogna dans un coin sombre à cette pensée.
Une larme roula sur sa joue, Litsi n'essaya pas de la retenir. La douleur l'avait vaincue. Des sillons glacés marquèrent peu à peu sa peau avant de se noyer dans son foulard. Esseulée dans sa peine, elle ne résista pas au bras de Dorei qui l'attirait soudain contre son épaule. Pendant qu'elle la cajolait, sa sœur lui souffla :
— Parce que je crois en la reine cachée au fond de toi. Je ne t'ai pas donné ton surnom pour rien. Il te manque juste l'assurance pour qu'elle nous éblouisse.
— Après autant d'années ? hoqueta Litsi, d'une voix étouffée. Et mon échec au conservatoire national supérieur de musique de Paris ?
— Traite-nous de vieilles aussi ! Nous avons vingt-trois ans, au cas où tu l'oublierais. Tu as lu le carton. Si nous refusons, Lasymphonie se détournera de nous. À tout jamais.
— Tu pourrais proposer d'y aller seule, répéta-t-elle. Pourquoi te fermerait-il la porte ?
Les deux mains de Dorei attrapèrent son visage en coupe et l'amenèrent face au sien. Elle lui essuya les larmes, alors que ses iris gris pâle lui tendaient une corde de vie. Si leurs yeux partageaient la même couleur, unique point commun dans leur physique, ils s'opposaient en cet instant.
Le soleil contre l'orage.
La persévérance contre l'entêtement.
Qui gagnerait ?
— Est-ce que les Bermudes ne sont pas un spot de plongée sous-marine ? s'enquit sa sœur au bout de quelques secondes de ce duel silencieux. On demande aux organisateurs ? En cas de réponse positive, nous y allons ensemble. Comme ça, tu allieras plaisir et travail.
Elle se mordit la langue : Dorei abusait de son point faible. D'un autre côté, la suggestion demeurait raisonnable. Litsi ne voyait aucun argument à objecter.
— D'accord ! Mais si on perd, tu te lances dans une carrière de soliste.
Le contrat moral avait été confirmé dès le lendemain. Sa sœur ne s'était pas trompée sur les activités disponibles durant leur peu de temps libre. Elle-même lézarderait avec un bon livre au bord de la piscine ou papoterait recettes de cuisine avec untel ou unetelle.
Je me débrouillerai pour convaincre Lasymphonie de te sélectionner sans moi, conclut Litsi, le regard fixé sur le dos nu de Dorei.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro