C1 - Une matinée percutante (2/2)
Lorsque la porte de l'appartement du sixième et dernier étage s'ouvrit, les rayons de l'astre solaire foncèrent vers Litsi. Elle accueillit leur chaleur volontiers. Ils jetaient hors de son esprit la rencontre perturbante, sans autre forme de procès.
Juste un banal incident, qui ne justifiait pas une fuite.
Enfin gorgée de soleil, elle rangea les courses dans les placards de la cuisine. Une délicieuse odeur de coco et de curry flottait dans l'air. Litsi l'ignora. L'heure du repas n'avait pas encore sonné. Sitôt débarrassée de ses affaires de plongée dans la salle de bains, elle partit à la recherche de sa sœur en commençant par la pièce principale.
Dans la partie salon, aux murs couleur sable, un canapé et deux fauteuils en tissu rayé formaient un U face à une imposante cheminée. Ils invitaient à se prélasser, à se dorloter. Pourtant, Dorei les avait dédaignés. Quant aux chaises en métal ouvragé autour de la grande table ronde, aucune ne recevait son joli postérieur. Elles semblaient pleurer leur solitude, hormis celle affublée d'une pile de vêtements en attente de repassage.
Litsi traversa la salle et gagna la baie vitrée qui donnait sur une terrasse. Dès qu'elle mit un pied dehors, la fragrance du lilas confortablement installé dans un large bac, l'enveloppa. L'envoûta. Tant qu'elle plongea son nez dans les jeunes grappes mauves, aux pétales soyeux, à l'instar d'une abeille, tout émoustillée d'avoir déniché un pollen digne de sa ruche.
Tandis qu'elle se rassasiait du parfum des fleurs, se régalait des gazouillis des oiseaux de l'immense parc bordant l'immeuble, un léger ronflement parvint à se faufiler jusqu'à ses tympans. Elle se retourna, puis sourit à la vue de Dorei. La belle dormait sur la balancelle accolée au mur. Un livre trônait sur le plaid recouvrant ses jambes, et sa main reposait sur la table basse à côté d'un vernis à ongles. La teinte papaye de ce dernier s'harmonisait avec la longue robe fluide orangée et la sublime peau.
Aussi dorée que le miel, à l'origine du prénom de sa sœur.
Le corps parcouru de picotements joyeux, Litsi s'approcha à pas de loup pour s'emparer du roman. Son titre « le Seigneur du Désert » lui évoqua de la romance, ce que confirma la lecture du résumé. Un éclair transperça son esprit. Redevenu un allié, il lui proposait de prendre sa revanche sur la scène gênante dans le parking. Ainsi, sitôt qu'elle atteignit la page cornée par Dorei, sa voix s'éleva dans les airs.
Alors que la musicienne s'entraînait sur « l'orage » de Vivaldi près de l'étang, Raoul l'arracha du sol et la jeta en travers de sa selle. Tel un vulgaire sac de pommes de terre. Satisfait de son larcin, le ravisseur poussa son puissant étalon à s'envoler vers les dunes, que le soleil sur l'horizon ornait de bijoux rougeoyants.
Daphné se défendit avec l'énergie du désespoir, mais que pouvait-elle contre ce diable d'homme, dont le rire écorchait ses oreilles ?
— Tu joueras pour moi seul dorénavant, lui assena-t-il. Ton corps vibrera sous mon archet, comme toi avec ton violon. Et tes cris se mêleront à notre mélodie du plaisir.
— Rends-moi mon roman, l'apostropha soudain Dorei, sinon il va t'en coûter !
Le regard de Litsi dévia de l'ouvrage vers sa sœur. Celle-ci s'était levée et la menaçait du doigt. Elle retourna dans le salon, où une course-poursuite s'engagea parmi les meubles afin de fuir la victime-bourreau. Ses arrêts et changements brusques de direction ne l'empêchèrent pas de continuer une lecture, plus ou moins hachée.
Une fois arrivé dans sa tente, le prince ténébreux chassa les serviteurs et lâcha Daphné au milieu des soieries colorées recouvrant un vaste lit. Un cri s'échappa de la bouche de la musicienne. Ignoré par son ravisseur. Il lui attrapa les poignets sans ménagement pour les attacher aux montants.
Puis, avec un sourire de conquérant, il se déshabilla devant sa proie. Son regard en faisait autant sur la malheureuse Daphné, qui déglutit, la gorge sèche. Avant que le dernier vêtement de Raoul ne tombât au sol, ses yeux se fermèrent.
Comme le silence perdurait, elle souleva ses paupières et découvrit les abdominaux du seigneur. Ils la captivèrent. Néanmoins, sa fascination ne brida pas ses prunelles, qui devinrent plus audacieuses, descendirent jusqu'à...
L'objet de ses fantasmes, dressé telle la roue d'un paon, prêt à l'emporter au septième ciel...
— À te besogner avec ardeur, ma belle violoniste, répéta-t-il dans son langage propre, en écho à ses pensées. Tes simagrées ne me trompent pas, tu n'attends que ça.
Raoul s'abattit alors avec un grognement de sanglier en rut sur une Daphné partagée entre l'excitation et la peur...
La lecture de Litsi s'interrompit à nouveau. Et pour cause ! Dorei avait réussi à lui arracher le roman, qu'elle balança à travers le salon. Sa sœur la bouscula dans le canapé, et une partie de chatouilles démarra. Une main partait vers la taille, l'autre dans le cou, ou les aisselles. Un méli-mélo de membres, dont seul le contraste de couleur permettait d'en connaître la propriétaire, régna quelques minutes.
Agrémenté de cris et de fous rires.
Quand elles rendirent enfin les armes, après une dernière paire de hoquets incontrôlables, reste de leur hilarité, Litsi signala :
— Pain d'épices, comment peux-tu lire de telles bêtises ? Tu te berces d'illusions sur les hommes, et en espérer un aussi fort que ce Raoul te décevra. En plus, il a commis deux délits. Enlèvement et viol !
— La Reine vierge a parlé ! Ne t'inquiète pas, je sépare toujours fantasme et réalité. Au fait, ta matinée au club de plongée s'est bien passée ?
Litsi opina à la déclaration, sans en être persuadée, consciente de la dérobade de sa sœur. Parmi ce genre de romans, Dorei ne choisissait que ceux où l'héroïne était au moins une musicienne.
Comme elles-mêmes, violonistes dans l'orchestre national de Lille.
Toutefois, elle ne voulait pas gâcher une si belle journée et lui raconta son entraînement en peu de mots, Dorei s'attachant plus aux relations humaines qu'au sport. Elle n'éprouvait d'ailleurs aucune envie de raffermir son corps. Pourtant, ses admirateurs et amis ne se plaignaient pas de ses rondeurs. Au contraire.
— Allez, Blondinette, lança Dorei avec une moue boudeuse, je te propose de préparer un succulent dessert pour le repas, pendant que tu t'occupes du repassage. Je sais. C'était mon tour, mais les tâches ménagères et moi...
Si Litsi soupira, elle ne s'estima pas perdante. Son estomac en convint. Alors qu'elle se dirigeait vers la buanderie où était rangé le matériel, sa sœur l'interpella :
— Tu as vu le courrier ?
Réponse négative. Elle avait laissé les lettres sur le comptoir qui séparait la cuisine de la salle à manger et les avait oubliées. Intriguée, elle revint sur ses pas.
Quand Dorei lui montra une enveloppe, elle arrondit la bouche.
Sur un papier de qualité, une portée, où des instruments de musique remplaçaient les notes, animait chaque coin. Leur nom, écrit à la main dans une calligraphie similaire à celle employée au Moyen-Âge par les moines copistes, brillait de mille feux au centre.
— Elle est magnifique, murmura Dorei.
Quoique Litsi approuvât le qualificatif, ce n'était pas ce qui la surprenait le plus.
— Comment est-elle arrivée chez nous ? Elle n'a aucun timbre.
— En effet, rétorqua sa sœur, après avoir examiné l'enveloppe sous toutes les coutures. Quelqu'un a dû demander à M. Potinet de la déposer dans notre boîte aux lettres. Rien d'extraordinaire.
Cet avis, non partagé, ramena Litsi dans le hall de l'immeuble, où deux yeux durs sous une capuche la transpercèrent. Le froid dégagé par l'inconnu s'enroula à nouveau autour de sa colonne vertébrale, lui enfonça des milliers d'aiguilles dans la peau. Elle réprima un long frisson et se frotta les bras. Sans avouer pour autant son malaise à Dorei.
Jamais elle ne me croira.
Elle suivit sa sœur en silence dans le salon. Celle-ci récupéra son coupe-papier dans un des tiroirs de la commode, style Empire. Un cadeau de leurs grands-parents lors de leur entrée au conservatoire national supérieur de musique de Paris.
La fine bague en diamants, séparant la lame du manche en forme de violon, scintilla au soleil lorsque Dorei attaqua le bord de l'enveloppe d'un geste élégant. Le papier crissa. Ce son trouva un écho douloureux dans le cœur de Litsi. Il se déchirait, lui aussi, comme s'il craignait que des volutes sombres s'extirpent de cette prison, qu'elles glissent sur les deux sœurs.
Qu'elles les étouffent.
Arrête ton cinéma ! s'admonesta-t-elle, une main crispée sur le foulard noué à son cou. Tu n'es pas mieux que Dorei avec ses fantasmes de mecs dominateurs.
Sous sa volonté, son esprit lui obéit à l'instar d'un gentil toutou qui allait se coucher dans sa niche. Un gros matou l'avait remplacé. Il ronronna, enchanté de sa victoire. Détendue, Litsi s'assit à côté de Dorei dans le canapé et lut avec elle le carton, que décorait une portée sur son pourtour.
À l'attention de Mlles Dorémielle et Litsiane Hautbois
Paris, le 8 avril 1994
Mesdemoiselles,
Pendant notre tour de France à la recherche de nouveaux talents en musique classique, nous avons eu l'occasion d'assister à l'une de vos prestations dans un cabaret à Lille.
Le potentiel de votre duo nous a convaincus.
Nous avons, par conséquent, le plaisir de vous inviter pour la sélection finale des artistes. Les gagnants auront le privilège d'effectuer une tournée dans les meilleures salles internationales, et aussi d'émerveiller ceux qui n'ont pas la chance d'accéder à de telles représentations.
Cet évènement se déroulera du samedi 21 au vendredi 27 mai à bord de notre yacht. Durant une croisière aux Bermudes. Tous vos frais seront pris en charge depuis votre départ de chez vous jusqu'à votre retour.
Veuillez agréer, Mesdemoiselles, nos salutations distinguées.
La fondation, La Symphonie
P.-S. Nous vous prions de nous contacter par minitel au 36 15 Lasymphonie,code Bach, avant le 17 avril, afin de nous indiquer votre décision. Sans réponse de votre part, passé cette date, ou si elle s'avérait négative, votre place sera attribuée à un autre groupe. Bien entendu, nous la comprendrons comme un refus définitif à notre projet et ne vous importunerons plus.
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« L'orage » de Vivaldi (un remix):
https://youtu.be/rwVO_XYXglM
Alors, dites moi vos impressions sur ce premier chapitre avec Litsi et Dorei ?
Que pensez-vous de ce mystérieux mécène Lasymphonie ?
Ou de la Plume Acerbe, la journaliste à cancans ?
Sans oublier l'étrange inconnu...
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