Prologue
Des ombres courent sur le texte ancien, éveillées par la flamme oscillante de la lanterne. Les traits brunis par l'âge se fondent dans un flou élimé. Le lecteur lisse la soie rosée avec un geste d'agacement, pousse un soupir las. Depuis combien de temps est-il penché sur ce texte ? Les hexagrammes dansent sous ses yeux dans une ronde dont il n'a pas la clé.
Il se masse l'arête du nez, puis se redresse sur son siège de toile. Son regard fatigué quitte le laqué luisant de la table en bois de mûrier, erre sur les murs lambrissés, saute par-dessus les vases en bronze décoratifs, détaille les motifs floraux du luxueux tapis, hésite enfin devant la théière – vide, maintenant – posée près du poêle. Une cape de silence recouvre le palais endormi, au point qu'il pourrait se croire seul au monde, au cœur de la nuit. Même la lune est de repos aujourd'hui.
Il lisse sa barbichette d'une main songeuse. Son esprit mouline dans le vide depuis des heures. Il devrait aller se coucher, il sait qu'il n'arrivera à rien de plus ce soir, mais les pensées qui battent contre ses tempes ne lui accorderont aucun repos.
Cela fait presque une lune qu'il a envoyé Trois Yeux vers le nord, vers le port de Zhuāngxī, et il est sans nouvelle de son allié de circonstance. Il tapote les hexagrammes, reprenant une fois de plus le cheminement de ses réflexions. Après la démonstration aquatique dans le pavillon royal, il était persuadé d'avoir identifié la destination des cinq encombrants. Se serait-il fourvoyé ? Ou bien l'adorateur d'Èrláng chercherait-il à le doubler ? Qui sait quelles instructions cachées il a pu recevoir de son employeur ?
Trois Yeux n'a pas reparu, les cinq sont revenus seuls à Línzı̄. Le lecteur retient un sourire ironique. Ils y ont trouvé un comité d'accueil royal quelque peu outragé de leur précédent départ précipité. La dissension entre le souverain et ses émissaires arrange bien ses affaires. Tián Jiàn perd de plus en plus le contrôle des pouvoirs divins qu'il s'est arrogés. Il sombre dans la folie. Ses soutiens se disloquent. Bientôt, la voie sera libre.
Lǚ Bùwéi avait raison. Trois Yeux a assené le premier coup contre le gardien du fer, mais une autre force semble à l'œuvre depuis, qu'il n'est pas encore parvenu à identifier. Pourtant, il ne fait aucun doute que l'incendie qui a ravagé les pentes du mont Méng et la mystérieuse démonstration de pouvoir marin ont frappé contre les gardiens du feu et de l'eau. Chaque fois, le lecteur a observé la perte de contrôle de Lumière Éternelle sur les événements qui ont suivi. Cela veut dire qu'il ne reste plus que deux piliers à abattre, deux piliers dont les fondements se dissimulent dans cette série d'hexagrammes qui le narguent.
Hélas, le Qíjı̄ng se joue de lui, sa signification l'élude. Il en rêve. Parfois, il se réveille en sursaut, persuadé d'en avoir effleuré le sens profond dans la sagesse d'une révélation onirique, pour se rendre compte que tout s'effiloche entre ses doigts et qu'il n'est pas plus avancé qu'au départ.
Il enroule la soie vieillie avec la caresse d'un poète devant sa muse. Ce soir, il a eu l'impression de progresser. Il pense avoir identifié le gardien du Centre. Peut-être tient-il enfin un fil solide dans cet écheveau trompeur, truffé de doubles sens ? Quoi qu'il advienne, Lumière Éternelle semble résolu à se détruire lui-même. Le lecteur pourrait presque se contenter de contempler le spectacle de sa déchéance en donnant le coup de pouce nécessaire au bon moment.
Bientôt, Qí et Qín se partageront le monde : deux empires, comme au temps du roi Mǐn. Lǚ Bùwéi et le jeune Zhèng régneront à l'Ouest, pendant qu'il contrôlera l'Est ; une terre unie autour d'un empereur fort, capable de défendre les hommes qui se battent pour lui, qu'il a juré de protéger ; un empereur qui ne sacrifie pas ses soldats sur l'autel d'un sorcier au nom d'une quelconque stratégie !
Il serre les poings sous un brusque accès de colère. Le ressentiment nourri toutes ces années contre Tián Jiàn enfle à mesure que l'heure de la vengeance approche. Le prince que tous respectaient a voulu s'arroger les pouvoirs d'un dieu. Un dieu bientôt déchu. Tout n'est plus qu'une question de lunes, de décades peut-être.
Il ne reste plus qu'un simple écueil, finalement ; un malheureux document. Du silence de Trois Yeux, il déduit que l'espion a échoué à détruire le décret. Les cinq importuns auraient-ils réussi à se débarrasser de l'adepte d'Èrláng ? Ils en seraient bien capables ! Il n'est pas assez stupide pour sous-estimer ceux qui ont vaincu le Sorcier au Bì de Jade et porté Lumière Éternelle sur le trône du Qí. Aussi, quelle charmante attention de la part du roi de les avoir retirés du goban de cette fin de partie sous l'impulsion de sa suspicion maladive ! Vraiment, il faudra qu'il songe à le féliciter de sa clairvoyance.
Mais le décret reste une épine. Qui aurait pu croire que Jiàn avait un fils ? Pire, un fils avec des droits légitimes sur le trône ! Heureusement, la situation n'est pas si grave. L'existence du document représente certes une contrariété, mais tant que le Qíjı̄ng demeure en sécurité entre ses mains, il sera toujours possible de réfuter la prétention d'un héritier hypothétique. D'après Trois Yeux, le texte insistait sur ce point. Du reste, qui est au courant de l'existence de cet enfant ? Peu de gens, sinon il en aurait entendu parler avant. Il suffit de faire disparaître ceux qui savent, ou encore mieux, l'héritier lui-même. Le lecteur hausse une épaule dédaigneuse. De toute façon, qu'est-ce qu'un prince élevé dans l'ignorance de sa condition peut espérer accomplir ?
Soudain, un courant d'air humide se faufile dans la pièce, s'enroule autour de son cou avec un frisson et souffle la flamme de la lanterne. La sensation d'une présence lui irrite la nuque. Des yeux braqués sur lui. Il relève la tête avec un sursaut ; ses doigts se crispent sur la soie fragile du rouleau.
Il n'est pas seul.
Dans l'encadrement de la porte, le halo moribond du poêle découpe une haute silhouette drapée d'un manteau de ténèbres. La lueur rougeoyante révèle les pans d'une cape épaisse, sans fioritures, une main noueuse négligemment posée sur la boucle d'une ceinture de cuir. Mais le visage disparaît sous le revers d'une large capuche. Le visiteur nocturne s'avance d'un pas, porté d'une bouffée d'amertume.
Le lecteur glisse le Qíjı̄ng dans sa manche, les doigts presque fébriles, et bondit sur ses pieds. Son cœur bat jusque dans sa gorge et, pourtant, il ne se considère pas comme un homme à s'effrayer d'une ombre. Tout dans l'attitude de l'intrus dénote l'assurance du prédateur, la grâce létale du guerrier.
Ses yeux s'égarent vers le coffre cerclé de fer qui contient son épée, inaccessible. Il se fustige intérieurement ; cette vulnérabilité hérisse tous les poils de son corps. Qui aurait besoin d'une arme dans un palais, entouré de gardes ? Qui oserait s'en prendre à lui ?
Retrouvant un fragment de dignité, il élève une voix mordante :
— Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous parvenu jusqu'ici ?
L'inconnu referme le battant sans se départir de son calme. L'éclat pâle d'un sourire fend son masque de noirceur.
— Je viens en allié. Causons, voulez-vous ?
Le timbre profond comme le puits du Dìyù roule entre les murs. Sans s'incliner, sans même montrer la moindre déférence envers son interlocuteur, il pointe la chaise laissée vacante. Un geste autoritaire. Le lecteur se raidit d'outrage, mais n'ose protester ou appeler la garde. Sa respiration s'accentue. Il éprouve la désagréable impression de se trouver face à quelqu'un ou quelque chose qui n'est pas véritablement humain, une créature plus grande que nature, qui emplit l'espace de son ombre. Que lui veut-elle ?
Il plisse les yeux pour tenter de discerner les traits qui se refusent à lui. Sa main tâtonne vers le briquet à silex posé près de la lanterne encore fumante. Un claquement de langue réprobateur fige son geste.
— Pas de lumière, je vous prie. Vous ne voudriez pas qu'un certain dragon vienne mettre son nez dans nos affaires, n'est-ce pas ?
Le lecteur sent tous ses muscles se bander pour l'action, tendus à l'excès. S'agit-il d'un piège de Lumière Éternelle ? Que sait véritablement cet homme de ses projets ? Qui est-il ? Pourquoi les factionnaires l'ont-ils laissé entrer ?
Pendant que ses pensées fusent à la recherche d'éclaircissements, il s'entend répondre d'une voix sèche :
— J'ignore de quel dragon vous parlez et je n'aime pas ce que vous insinuez. Sortez d'ici ou j'appelle la garde !
— Croyez-moi, poursuit l'énigmatique personnage sans s'émouvoir de la menace. Personne ne désire sa perte aussi ardemment que moi, pas même Lǚ Bùwéi, pas même dame Mǎ Yàntíng, pas même vous. Je veux le détruire. Unissons nos efforts.
Les mots gouttent en flaques de haine. Le lecteur s'humecte les lèvres. Un frisson l'ébranle au plus profond de son être. Personne ne peut feindre une telle exécration. Il prend place sur le siège sans détacher son regard de l'ovale de ténèbres.
— Qu'attendez-vous de moi ? demande-t-il d'un timbre dépourvu de sa fermeté habituelle.
— Voilà qui est mieux, sourit la voix du fond du gouffre. Ce que je veux est très simple, et à votre portée. Dans la grande bibliothèque de Jìxià, une salle réservée aux érudits contient des rouleaux et des bambous dont il n'existe qu'un seul exemplaire... détruisez-les. Peu importe comment.
Le lecteur vacille sur son siège ; le sang déserte son visage. Il se retient d'une main sur la table tout en essayant de rester impassible, mais il n'est pas certain de parvenir à cacher son trouble.
— Vous me demandez de détruire la connaissance, murmure-t-il.
— C'est exactement cela, confirme l'autre d'un ton qui pourrait paraître guilleret chez un bourreau. Plus précisément, de briser le pacte avec le gardien du savoir.
Le lecteur secoue la tête avec virulence.
— Je ne peux pas. Je suis un lettré. Si cela se savait... un tel crime est puni de la peine capitale !
— Tout comme comploter avec les ennemis du Qí, réfute l'impossible allié d'une main tranchante. Vous êtes certes un lettré brillant, mais vous êtes aussi un guerrier accompli. Tout bon général doit parfois accepter des sacrifices pour obtenir la victoire, n'est-ce pas ?
L'ombre se penche en avant et le lecteur sent son estomac remonter dans sa gorge. L'inconnu guette sa réaction avec une anticipation malsaine. Deux éclats d'obsidienne le percent comme s'ils devinaient tout l'effarement suscité par ces derniers mots. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le lecteur a l'impression que l'autre discerne ses moindres pensées, avant même qu'il les ait formulées, comme s'il le connaissait de toujours, comme si aucune de ses aspirations intimes n'avait de secret pour lui. Il détourne le regard et déglutit.
— Je vais voir ce que je peux faire ; cela prendra peut-être un peu de temps.
La silhouette hoche une tête sans visage.
— Je fais confiance à votre intelligence.
— Et ensuite ?
— Ensuite, ricane le sinistre individu, je me charge du reste. Vous n'aurez qu'à profiter du spectacle.
Il se détourne en direction de la porte dans un froissement de vêtements, sans plus d'explication. Le lecteur sent une révolte enfler dans ses entrailles. Il a l'impression de n'être qu'un pion sur un goban, un pion important, certes, stratégique, offensif, mais juste un éclat de pierre dans une partie qu'il ne maîtrise pas. Rien n'est plus désagréable que cette sensation irritante que les rênes lui échappent. Il aime tout contrôler.
L'autre pose déjà la main sur la poignée.
— Qui êtes-vous ? interroge sèchement l'érudit, renouvelant sa question initiale.
Le battant s'ouvre. Son mystérieux allié ne se retourne même pas, se contentant de répondre d'une voix sépulcrale :
— Je suis le yı̄n du yáng, l'autre tranchant de la lame ; je suis l'Ombre Éphémère.
Les ténèbres du couloir avalent les pans flottants de son manteau.
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