[L02] Au plus haut point languit mon cœur (1/2)
Le Livre de la vérité 2
Au plus haut point languit mon cœur
Il a fallu une décade pour que s'effacent sur les visages les stigmates de notre odyssée et que les corps regagnent leur vigueur. Nous avons remisé notre voile de morts-vivants pour reprendre les couleurs de vivants présumés morts. Sous la diligente bienveillance du cuisinier de notre hôte et les premiers frimas de Rosée froide [1], les joues de Petite Pierre Noire ont rosi d'une santé retrouvée, en fleur tardive d'un été déjà loin.
Les marins yemaek ont renfloué leur navire. Avec de bons outils, l'accès à la forêt voisine et l'aide des pêcheurs, la jonque a vite repris une apparence plus civilisée. Un matin, ils se sont présentés à la porte de la demeure du seigneur, la mine déférente, le dos rond, quelque peu anxieux de l'accueil, en quête de leur capitaine. Leur porte-parole, qui baragouinait un chinois passable, gardait en souvenir sur sa joue le baiser de ma lame. Bélier d'Écume est sorti pour lui parler, me gratifiant au passage d'un regard naufragé. J'ignore les mots qu'ils ont échangés – le vent les semait sur la campagne plutôt qu'à mes oreilles – mais le balafré a secoué la tête d'un air attristé et Bélier d'Écume est revenu vers moi au pas lent du condamné, fidèle à la promesse prononcée sur le dos d'une tortue dans la détresse du deuil. Les Yemaek sont repartis.
Nous aurions pu en faire autant, mais Tián Jiàn n'était pas pressé. Son frère le croyait mort ; le gardien de l'Est se cachait quelque part sous les frondaisons impénétrables de ces forêts séculaires. Le prince attendait un signe de notre prêtresse et celle-ci guettait l'illumination dans la trame d'une soie vieillie.
J'ignorais encore que cette saison mourante deviendrait le théâtre d'un affrontement dans lequel je n'avais pas l'avantage des armes. L'automne s'était emparé de nous. Une mélancolie torpide planait sur les cœurs et teintait le ciel grisé de vague à l'âme. Un parfum brumeux émoussait nos sens. Les mots d'un poète flottaient dans les airs, portés par la brise des sous-bois. « Au plus haut point languit mon cœur, triste et soucieux. » [2]
***
Un matin, le prince manqua notre rendez-vous martial. J'acceptai ce revirement prévisible d'un haussement d'épaules et me plongeai dans les subtilités des feintes avec mes deux apprentis restants. La rusticité d'ursidé du premier commençait à dégrossir vers une flexibilité convenable, tandis que l'enthousiasme écervelé du second menaçait de déborder par ses oreilles. Je me sentais vraiment un maître comblé !
Petite Pierre Noire sortit peu de temps après de notre logement, le Qíjı̄ng en étendard. Elle balaya la cour d'une paire de sourcils contrariés, puis vint se planter à côté de nous.
— Où est Tián Jiàn ? me demanda-t-elle d'un ton de reproche, comme si j'étais responsable des lubies princières.
Je me retournai. Une rapide inspection m'informa que le prince ne s'était pas hissé dans un châtaignier à mon insu ; la cour était aussi dénuée d'altesse royale qu'elle de bonne humeur.
— Il ne m'a pas instruit de ses projets pour la journée. Je présume que tu le trouveras dans son pavillon.
Elle partit en fulminant vers l'enceinte intérieure, gravit le perron de pierre et passa entre les deux rangées de piliers menant à la seconde cour et aux logis seigneuriaux.
Je me concentrais sur le chant des épées, mais la curiosité frappait à la porte de mon esprit. Le wúwéi m'éludait. Un fourmillement courait dans mes jambes. Ma patience légendaire dut s'en ressentir, car Éclat de Fer me jeta un regard perplexe. Petite Pierre Noire ne revenait pas. Que souhaitait-elle dire au prince de si important ? Savait-elle où trouver le flux de bois ? Je cédai aux chuchotements insidieux avec une exclamation agacée ; mes deux apprentis sursautèrent. Sans m'occuper de leur mine chagrinée, je les invitai à tester leurs pas de danse l'un contre l'autre et partis à la poursuite de ma démangeaison.
La cour intérieure constituait le poumon de la maisonnée, une bouffée de verdure soufflée entre les pavillons du chef de famille au nord, de son frère à l'est et celui dévolu au prince Jiàn à l'ouest. Quelques cerisiers centenaires l'ombrageaient de leurs ramures mordorées. Ils miraient leurs couronnes défraîchies dans l'ovale ondoyant d'un petit bassin. En regard du ciel tourmenté de cette journée maussade, les eaux grises clapotaient sous un tapis de lotus fanés. À l'abri sous la surface, quelques carpes renvoyaient des bulles intriguées.
Un chapelet de notes échappées me cueillit par surprise. Je me figeai dans l'ombre du porche. Les tonalités aigres des cordes pincées coulaient dans mon cœur l'écho d'une tristesse. Assis sur une pierre plate au bord de l'onde, sa cithare sur les genoux, le musicien déclamait des vers dont la détresse s'insinuait dans mes veines. Sa voix profonde marchait à pas feutrés, à peine plus distincte que le murmure de la brise, le bruissement du feuillage, le soupir des nuages.
J'aperçus ma Petite Pierre Noire pétrifiée dans un élan interrompu, à deux pas du poète. Ensorcelée par la mélodie, elle fixait les longues mains fines courant sur les cordes, sans oser bouger, à peine respirer, de peur de rompre quelque charme.
Le chanteur termina sa complainte sur un dernier quatrain.
— « Puisque ce royaume toutes mes vertus rejette,
Pourquoi me languirais-je de sa capitale ?
Le vaste monde ne recèle nulle sagesse.
J'irai vers le fleuve, où sombrèrent les sages. » [3]
Les doigts quittèrent les cordes à regret ; les dernières notes s'évadèrent dans le silence.
Quán Ān soupira, puis reposa la cithare à côté de lui. Il aperçut alors son auditrice inopinée et se releva dans un sursaut gêné.
— Oh, pardonnez-moi, j'ignorais que vous étiez là.
— Non, c'est moi qui vous demande pardon, je ne voulais pas vous surprendre. Je traversais la cour en quête de Son Altesse et me suis arrêtée malgré moi. C'était... magnifique, murmura-t-elle, subjuguée.
Elle s'essuya une poussière dans l'œil et l'émotion inhabituelle de son timbre me tira un froncement de sourcil circonspect.
— Ces vers ne sont pas de moi, je serais bien incapable d'une telle virtuosité. Ce poème fut composé par Qū Yuán. Le connaissez-vous ?
— De nom, bien sûr, mais je n'ai pas lu ses œuvres.
— Vous en trouverez des copies dans ma bibliothèque, si celle-ci vous a plu.
Son regard s'égara un instant vers le plan d'eau.
— Ma femme les aimait beaucoup, elle aussi.
— Je suis désolée. J'ignorais... Je ne voulais pas raviver de souvenirs pénibles.
Il se pencha pour ramasser la cithare et pinça distraitement quelques cordes. Les notes coururent sur l'onde avant de s'envoler.
— Vous n'avez pas à vous excuser. Elle s'est éteinte il y a quatre ans, d'une mauvaise toux qui lui a pris la gorge, les bronches, puis tout le reste, jusqu'à ce qu'il ne demeure plus qu'un corps se consumant de fièvre entre mes mains.
Il secoua la tête pour chasser le chagrin de ses mots.
— Elle aimait ce plan d'eau, et s'y installait pour broder, les chaudes journées d'été. Alors, parfois, je m'assieds ici, pour être en sa compagnie.
Petite Pierre Noire se rapprocha d'un pas compatissant.
— Je comprends. Et j'irai lire ces poèmes, vous avez éveillé mon intérêt.
Je reniflai pour moi-même qu'il n'était pas nécessaire de jouer de la cithare ou de citer de mémoire les mots d'un mort pour aiguiser l'incorrigible curiosité de Petite Pierre Noire. Au même instant, une voix habituée au commandement fit connaître sa présence :
— « Déconcerté, je m'interroge sur la folie du roi,
Si négligent des souffrances de son peuple. » [4]
Mon regard plongea sur l'ombre qui se détachait du cerisier. Tián Jiàn s'avança et salua son hôte.
— Des paroles pleines de désespérance d'un conseiller bafoué, ajouta-t-il.
Depuis combien de temps écoutait-il, lui aussi ? À baguenauder plutôt que de s'entraîner ! Un sursaut d'irritation s'empara de ma langue.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous à citer ce poète ! m'exclamai-je plus rudement que nécessaire.
Trois visages surpris se tournèrent vers moi comme si je venais de proférer une énormité. Petite Pierre Noire roula des yeux grondeurs, Quán Ān m'adressa un sourire indulgent, Tián Jiàn fronça les sourcils, prenant pour lui ma remarque.
— C'est mon frère Shı̄ qui adore lire Qū Yuán, expliqua-t-il d'un ton sec. J'ai plusieurs fois entendu ces vers. Certains m'ont plus marqué que d'autres.
Il s'inclina à l'attention de Quán Ān.
— Pardonnez mon indiscrétion, Votre Seigneurie, j'ai perçu la musique depuis le pavillon. Je suis sorti écouter.
Une vibration incertaine dans son timbre, bien inhabituelle, éveilla mon attention. L'oreille affûtée de la prêtresse ne s'y trompa pas non plus.
— Qu'y a-t-il, Votre Altesse ? Vous n'étiez pas avec Mille Ruses, ce matin.
Tián Jiàn écarta la main d'un soupir. Les pointes tombantes de sa moustache assombrirent son visage.
— Ce n'est sans doute rien, mais je m'inquiète de la santé de dame Jǐ.
— Měifèng ? s'alarma Petite Pierre Noire. Que lui arrive-t-il ?
— Elle ne se remet pas aussi vite que nous. Je la trouve encore très fatiguée, malgré ses dénégations. Elle mange à peine et, souvent, la nourriture ne sied guère à son estomac... sans vouloir vous offenser, termina-t-il à l'attention de Quán Ān.
Notre hôte afficha aussitôt un air préoccupé.
— Elle ne peut rester ainsi, s'alarma-t-il. Au village, il n'y a qu'un rebouteux plus habitué aux bêtes qu'aux hommes. Je vais envoyer Main Tranquille à Mùpíng, quérir un médecin. C'est à vingt lǐ d'ici. En partant sur l'heure, il peut être de retour avant la nuit.
Tián Jiàn lui adressa une inclinaison du buste reconnaissante.
— Je vous remercie, je m'affole sans doute pour peu de chose.
Quán Ān tournait déjà les talons en direction de son pavillon.
— Mieux vaut s'affoler pour rien, que pleurer de regrets.
***
Le soir venu, par quelque mystérieuse coïncidence, nous nous étions tous trouvé une occupation dans la première cour. Le praticien avait disparu dans le pavillon ouest avec sa besace et son air empressé depuis plus longtemps qu'il ne m'en faut pour affûter une épée. Mes apprentis disputaient une partie d'osselets ponctuée de rires amicaux. Éclat de Fer s'était immédiatement attaché à la camaraderie joviale d'Étalon Audacieux ; les deux larrons ne se séparaient plus guère. Petite Pierre Noire et Éshū conversaient à mi-voix, l'air de rien, mais coulaient des regards vers les piliers du porche délimitant l'enceinte seigneuriale. J'en profitais pour aiguiser un fil qui n'en avait nul besoin. Je dois avouer que je ressentais également quelque pincement au creux du ventre.
Le médecin finit par reparaître, en compagnie du maître des lieux et du futur mari affligé. Sa voix docte un peu ronflante portait aisément à nos oreilles dans le silence attentif qui accompagna cette survenue.
— Le feu couve en elle, observait-il finement. Il brûle ses entrailles et l'empêche de conserver la nourriture. Il faudrait réorienter sa couche vers les courants du nord pour équilibrer les flux de qì autour d'elle, ainsi la santé reviendra avec l'harmonie retrouvée.
J'éclatai de rire devant l'ineptie de cette suggestion : placer une fille de phénix sous l'influence de l'eau ! Autant proposer de couper les moustaches d'un chat pour le soigner de ses puces. Quán Ān afficha une mine navrée, Tián Jiàn me jeta un regard orageux. Le savant physicien sembla prendre ombrage de mon hilarité. Le nez hautain, il s'éloigna vers le bâtiment des invités où l'hôte de céans lui avait offert une chambre pour la nuit.
— Qu'est-ce qui te prend, Mille Ruses ? m'admonesta Petite Pierre Noire, une fois le susceptible disparu.
— Je ne suis pas rebouteux, mais je sais qu'on n'entretient pas une flamme avec un arrosoir. Ce dont Nuit Étoilée a besoin, c'est d'un peu de bois sec à ronger et d'un léger souffle d'aventures.
Tián Jiàn ouvrait la bouche pour rétorquer lorsque Éshū vint s'agenouiller devant lui, les yeux convenablement baissés vers ses pieds.
— Votre Altesse, puis-je voir dame Jǐ ?
Encore échauffé par ma saillie, il dédaigna sa requête avec un geste d'agacement.
— Qu'est-ce qu'une servante connaît à l'art de la médecine ?
Éshū frappa du front au sol.
— Je ne suis qu'une humble cuisinière, Votre Altesse, mais je suis aussi une femme. Je pourrais ausculter dame Jǐ sans nuire aux convenances.
Le prince ravala sa défiance et tirailla sa moustache.
— Et vous pensez pouvoir trouver un remède à son mal ?
— Je ne maîtrise pas les secrets du Classique interne de l'Empereur Jaune comme les maîtres de Jìxià, mais ma mère m'a enseigné les vertus des plantes, culinaires comme médicinales.
Tián Jiàn se saisit de la suggestion avec toute la promptitude d'un général repérant une ouverture sur le champ de bataille.
— Très bien, allez la voir. Deux avis valent mieux qu'un.
Éshū se releva et frotta ses vêtements poussiéreux, le nez toujours baissé en signe d'humilité.
— Merci de votre confiance, Votre Altesse.
Elle s'éloigna à petits pas pressés. Notre attente reprit, avec deux larrons de plus.
Éshū revint bien plus vite que le médecin. Elle se courba une fois de plus aux pieds de Tián Jiàn.
— Alors ? demanda-t-il, anxieux, toute réticence à son égard oubliée.
— Ayez nulle inquiétude, Votre Altesse. Dame Jǐ se porte bien, elle a besoin d'un peu de repos et tout devrait rentrer dans l'ordre d'ici une lune, deux tout au plus. Je peux concocter des tisanes pour apaiser ses nausées.
— De quoi souffre-t-elle ?
— Rien que de très naturel, Votre Altesse, et vous en êtes directement responsable. Elle attend un enfant, tout simplement.
Je crois que Tián Jiàn n'aurait pu se tenir plus roide si un éclair s'était abattu à l'instant à ses pieds. Il papillonna des paupières avec un air ébaubi qui ne seyait guère à sa prestance de général inflexible.
Quán Ān s'inclina devant lui avec une heureuse bienveillance.
— Toutes mes félicitations, Votre Altesse.
Le prince ne réagit même pas à ces mots, son regard paraissait flotter dans un rêve éveillé.
— Un enfant, murmura-t-il tout bas, si bas que je ne fis que lire le mot sur ses lèvres.
Mais le sourire qui étirait le coin de sa moustache parlait à sa place.
* * *
1. Rosée froide (hánlù) correspond à la première moitié du neuvième mois, c'est-à-dire approximativement à la période du 5 au 20 octobre.
2. Qū Yuán – Jiǔ Gē (Les Neuf Chants)
3. Qū Yuán – Lí Sāo (La Complainte)
4. Qū Yuán – Lí Sāo (La Complainte)
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