[Ch01] Les multiples facettes d'une prison (3/3)
Le soir venu, quand Zōu Hóuzhēn se présente avec le repas, la décision de Cíqiǎo est déjà prise. Elle sait, par chaque fibre de son corps, que les autres pensent comme elle. Ils feront tout leur possible pour sortir d'ici.
Les bambous s'écartent avec une docilité trompeuse devant la haute coiffe en merisier et les cothurnes claquants. Le chien frétille de la queue sur les talons du visiteur. Le chambellan dépose une petite table basse laquée, un bol d'une soupe épaisse aux odeurs invitantes et même un coussin brodé. Cíqiǎo arque un sourcil surpris. Leur condition semble avoir évolué de celle de prisonniers douteux à otages de marque.
Elle s'incline, paume contre paume à hauteur du visage, dans la plus humble sollicitation.
— Monsieur le grand chambellan, nous avons besoin de votre aide.
Il se raidit aussitôt, plus droit qu'un bambou ; le haut de sa coiffe alambiquée effleure le plafond végétal.
— Je sers Sa Majesté Lumière Éternelle, déclare-t-il d'un ton offensé.
Cíqiǎo se mordille la lèvre, choisissant ses mots avec soin. Elle ne veut pas le braquer, mais il représente leur unique moyen de communication avec le monde extérieur, leur espoir de sortir un jour de ce piège doré.
— Nous aussi, nous sommes de fervents serviteurs de Sa Majesté, de loyaux sujets du royaume du Qí. Nous devons transmettre un message important à...
Il l'interrompt d'une main levée.
— Pas de message ! J'ai reçu des ordres clairs. Vous êtes retenus ici... pour votre protection.
Il a le bon goût de paraître gêné de la mauvaise foi évidente de son souverain.
— En revanche, reprend-il avec quelque précipitation, comme pour cacher son trouble, je suis autorisé à vous fournir ce que vous demanderez, dans la limite du raisonnable. Souhaitez-vous quelques coussins supplémentaires ? Un peu de lecture, peut-être ? Je peux vous apporter une copie des entretiens de Kǒngzǐ.
— En ce cas, pourrais-je avoir un pinceau et de l'encre ?
Pourra-t-elle éveiller les glyphes avec sa foi encore vacillante ? L'incertitude concernant le Qíjı̄ng pèse sur son esprit, mais elle ne perd rien à essayer.
Il grimace un sourire en guise d'excuse.
— Sa Majesté l'a expressément interdit.
Cíqiǎo réprime l'imprécation qui lui monte aux lèvres. Les demandes raisonnables viennent d'échouer dans un naufrage lamentable. Les supplications ont peu de chance d'aboutir. Reste l'approche frontale et la vérité. Elle plante son regard dans celui de l'eunuque avec une profonde inspiration.
— Je suis Petite Pierre Noire ; mes quatre compagnons se nomment Éclat de Fer, Nuit Étoilée, Bélier d'Écume et Long Nez. Le Qín complote pour détruire le royaume. Quelqu'un éveille les esprits à l'aide du bì de jade de Shénzǐ. Les menaces d'autrefois pèsent de nouveau sur l'avenir du Qí. Qílóng ne perçoit plus ce qui l'entoure et sombre dans la folie. Nous devons agir avant qu'il ne soit trop tard. Aidez-nous à sortir du palais !
Le chambellan blêmit ; les perles de sa coiffe tremblent d'un cliquetis désemparé. Pendant un instant, Cíqiǎo se demande s'il ne va pas tourner de l'œil, mais il se ressaisit d'un rictus ravagé et s'incline avec une maladresse qui ne lui ressemble pas.
— Je suis honoré et je ne remets pas en doute vos paroles ou votre loyauté, mais ne me demandez pas de trahir la confiance de mon roi.
Il recule du pas effarouché d'une grue prête à prendre la fuite, comme si le simple fait d'écouter ses requêtes subversives constituait un début de désobéissance.
— Je suis désolé, balbutie-t-il. Je ne peux rien faire.
Il pivote avec une virtuosité accomplie et part, ou plutôt détale, dans un claquement de sandales de bois.
— Les armées ennemies sont à nos portes ! lance-t-elle après lui.
Elle avance d'un pas. Les bambous se referment sous son nez dans un frémissement menaçant. Derrière le rideau végétal, la coiffe tressaille, mais Zōu Hóuzhēn ne répond pas, ne rompt même pas sa course.
— Ma fille, Quán Chánzhé, travaille dans ce palais au ministère de la Justice. Dites-lui au moins que je vais bien !
Il quitte la pièce, Cíqiǎo baisse la tête sur un soupir. La loyauté du chambellan va à son souverain avant le royaume. Leurs priorités diffèrent sur ce point. Il ne les aidera pas.
Elle vient de perdre son dernier allié. Il ne reste que le chien dont la stupide queue balaie l'espace d'un va-et-vient inutile. Sa langue pendante la salue d'un sourire baveux. Que comprend-il à toutes leurs agitations humaines ?
Cíqiǎo s'accroupit et laisse ses doigts songeurs courir dans l'épaisse fourrure. Le contact affectueux apaise la morsure de son échec.
— Et toi, mon chien, peux-tu m'aider ? Peux-tu prévenir Chánzhé ?
Il la gratifie d'un aboiement sonore, d'un dernier essuyage de vent, puis se glisse entre les bambous, en quête d'elle ne sait quelle chasse canine.
***
Les journées reprennent leur succession monotone, baignées par la même lumière tamisée, uniforme, permanente qui imprègne sa prison végétale. Une peinture figée. Elle trouve refuge derrière l'obscurité de ses paupières, dans l'évasion de ses méditations.
Le passage du temps se mesure à l'aune de ses deux repas quotidiens dont l'ordinaire s'est sensiblement amélioré. Elle n'essaie plus de parler au chambellan. D'ailleurs, il détourne les yeux dès qu'il franchit le rideau des bambous, refusant toute conversation qui risquerait de mettre sa fidélité en péril, s'enfermant derrière les barreaux de sa dévotion.
Elle ignore si la discussion au sujet du bì de jade a éveillé un nouvel instinct, mais elle a l'impression de sentir des présences chuchotantes autour d'elle. Des formes fugaces s'effacent quand elle tente de les fixer. Ces mouvements grisâtres à peine esquissés se tapissent dans les recoins, la surprennent au coin de l'œil, frôlent son échine dans un courant d'au-delà. Est-elle en train de perdre la raison ?
Pour ne pas sombrer dans la folie, tout autant que pour ne plus voir les fantômes douteux qui l'entourent, elle se replonge sur l'ardoise mouvante de ses pensées. Il paraît désormais clair à ses yeux que Lumière Éternelle n'est plus capable de gouverner. Prisonnier d'un monde réduit à des lambeaux déchus, il se débat dans un tissu d'incohérence qui conduit le Qí à sa perte. Les tenir enfermés ici n'a tout simplement aucun sens !
Peuvent-ils guérir Qílóng ? Les deux pactes qu'ils sont laborieusement parvenus à renouer ne semblent pas améliorer son état, sans doute parce qu'il n'a pas été acteur de cette reconstruction. Existe-t-il un moyen d'enrayer son mal ou doivent-ils chercher une autre solution ? Elle se mord la lèvre avec un frisson d'horreur. Qu'est-ce qui lui prend ? Est-elle vraiment en train d'envisager sérieusement de renverser le roi ?
Le cheminement de ses pensées la conduit à s'interroger, une fois de plus, sur ce qu'il est advenu du fils de Měifèng. L'héritier du trône incarne l'espoir de sauver ce qui peut encore l'être de la situation. Est-il en vie ? Otage quelque part ? Ce ne serait pas la première fois qu'un rejeton royal serait utilisé à cette fin. Si elle osait, elle formulerait une hypothèse, mais celle-ci lui paraît tellement absurde qu'elle l'écarte aussitôt. Il sera temps d'y revenir, plus tard. Une vérification s'impose d'abord, qui expliquerait le brusque intérêt du Seigneur des Supplices envers eux, qui expliquerait la mort de Trois Yeux sous des flammes impossibles.
Qui aurait pu imaginer que Lumière Éternelle avait conservé Griffe de Feu durant toutes ces années, ou du moins, que l'épée patientait sagement sur le mont Tài ? Il les a sciemment trompés ! Měifèng avait raison de se méfier de lui ; sa dérobade face à ses questions jette un doute sur les événements qui se sont autrefois déroulés au sommet de la montagne sacrée. Que croire ?
Mais la discussion avec le dragon soulève surtout une nouvelle interrogation, bien plus préoccupante : qui donc a dérobé l'épée sur le mont Tài ? Il s'agit forcément de quelqu'un ayant connaissance de ses pouvoirs. Mille ruses ? En imaginant que le Seigneur des Supplices ne l'ait ni calciné, ni écartelé, ni maudit – ce qui est déjà beaucoup lui demander –, il lui aurait fallu s'échapper des cours du Dìyù. Tián Jiàn ? En supposant qu'il ait survécu, gravement blessé peut-être, et ne soit revenu à lui que longtemps après la bataille, il serait certainement retourné vers Měifèng. Hǔníng ? Elle a parfaitement perçu sa surprise au moment où Qílóng a mentionné Griffe de Feu. Cela laisse les quatre membres de l'escorte royale, si l'un d'eux a survécu à la traversée des lignes ennemies. Un nom, en particulier, lui revient à l'esprit : Étalon Audacieux.
Qui mieux que le second apprenti de Mille Ruses pourrait vouloir réclamer l'héritage de son maître ?
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