[L02] Tout le succès d'une opération
Le livre de la vérité 2
Tout le succès d'une opération
Ah, Jìxià ! Je peux voir encore l'académie, la perle de la culture du Zhōngguó, pinacle de la connaissance, comme si elle s'étendait à l'instant sous mes yeux.
Perché sur la plateforme du duc Huán, à deux pas du palais royal, cet antre de savoir rassemble des logements pour les maîtres venus de fort loin, des salles destinées à l'enseignement, une bibliothèque regorgeant de copies des grands classiques, le tout regroupé en cour avide autour de la grotesque pagode de Wénchāng.
En journée, bâtiments et jardins fourmillent de lettrés aux bras chargés de rouleaux et de suffisance, qui trottinent, discutent, argumentent et pérorent tels des dindons prétentieux. Le temple ne désemplit pas. Les étudiants prient pour que le Scribe céleste leur apporte l'illumination qu'ils n'ont pas débusquée à la taverne ; les prêtres recopient les œuvres pour perpétuer une soi-disant sagesse antique ; les disciples assouplissent leurs poignets dans des exercices de calligraphie abscons.
J'ai passé les quatre premiers jours réclamés à me renseigner sur les habitudes des lieux, car « tout le succès d'une opération réside dans sa préparation. » [1]
* * *
Se faufiler dans les lieux au milieu des bousculades de la journée avait été un jeu d'enfant. Je m'étais ensuite perché sur le toit d'un des bâtiments pour observer les environs à loisir sans risquer d'être dérangé. Dans le ciel nocturne étalé en dais complice, un mince quartier de lune me lançait un clin d'œil silencieux. Au début de la quatrième veille [2], les lieux avaient enfin trouvé une quiétude propice à l'action.
Je me laissai glisser de mon perchoir avec la souplesse du tigre en chasse. Le temple s'offrait devant moi en cadeau princier. Les colonnades ouvertes m'invitaient sans vergogne à pénétrer leurs mystères, telle une nymphe innocente. Cette vision m'arracha un sourire. Pour un peu, j'aurais même siffloté quelques notes.
Je réajustai sur mon visage le bandeau de lin dissimulant mes traits et mes cheveux. Il ne fallait pas qu'il glisse dans le feu de l'action. Puis je sortis l'épée de l'étoffe dans laquelle je l'avais enroulée. Sa lame luisait sous l'éclat argenté de la lune. Avec Griffe de Feu à mes côtés, je ne craignais aucune menace physique. Son tranchant repoussait les esprits aussi bien que les hommes. Toutefois, les maléfices du Scribe céleste pouvaient se révéler pernicieux. Les renseignements pris suggéraient que mon commanditaire n'avait pas exagéré le danger. Dans la manche de mon chángpáo, je repêchai les deux boules de cire préparées par précaution. Je ne voulais pas les utiliser tout de suite – j'avais besoin de garder une oreille aux aguets –, mais je préférais les conserver à portée de main.
D'un pas assuré, je gravis les cinq marches du perron. Une obscurité plus épaisse qu'une soupe de régiment tapissait l'intérieur du temple. J'attendis que mes yeux s'acclimatent, comptant le passage du temps aux heurts sourds dans ma poitrine. Les ténèbres refluèrent, dévoilant les formes plus sombres d'une forêt de piliers, rayures noires sur un pelage de cendres.
Je savais que le rouleau convoité m'attendait au cœur de cet antre de prières, dans les salles réservées aux prêtres et aux disciples, à l'abri des allées et venues de la foule de fidèles. J'avançai dans la vaste entrée conçue pour accueillir les génuflexions des dévots. Tout au fond, la silhouette imposante d'une représentation de Wénchāng découpait un bloc noir comme un gouffre.
Un pas, une caresse sur ma joue. Un autre, un murmure indistinct. Un troisième, un coup de vent plus violent. Je me figeai. Un souffle accusateur s'échappa de la bouche du Scribe. Autour de moi, des lumières blafardes s'allumèrent, tels des feux follets au milieu d'eaux croupies. Elles paraissaient sourdre des hànzì peints sur les murs et les colonnes. Des voix bruissaient à mes oreilles, hostiles, menaçantes, mordantes de reproches et d'aigreur. Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque.
— Importun ! Sacrilège ! Blasphémateur ! Ton cœur est noir comme la nuit. Tes intentions sont viles et fourbes.
J'en éprouvai un soupçon d'indignation, voire d'irritation. Je n'avais encore mis la main sur aucun document ! J'ignorais ce qui avait éveillé la colère des esprits gardiens. Lisaient-ils mes intentions dans mon esprit ? Le temple était mieux défendu que ce que je croyais. Toutefois, il fallait plus qu'une poignée d'insultes pour m'effrayer.
Je me remis en marche. La brise prit aussitôt de la vigueur et enfla en bourrasques rageuses.
— Pars ! Cours ! Fuis ! Ou le courroux de Wénchāng s'abattra sur toi.
Je grinçai des dents. Chaque mot m'enserrait le crâne d'un tour d'étau, m'empêchant de réfléchir. Des mèches de cheveux, arrachées de mon foulard, volaient devant mes yeux. Je luttais contre l'envie irrépressible de tourner les talons et de fuir, loin de la fureur divine. Rentrer les mains vides aurait non seulement entaché ma réputation auprès de Deuxième Fils, mais également violenté ma fierté personnelle.
— Tu ne connaîtras nul répit, susurraient les voix à mes oreilles. Nous te traquerons, nous te trouverons, nous te dévorerons. Abandonne tant qu'il est encore temps.
Un frisson me parcourut l'échine. Les murmures suintaient leur poison dans mon âme ; je tremblais comme un vulgaire paysan sans cervelle. Des images monstrueuses éclataient sous mes yeux, plus réelles que les piliers vernis : des démons surgissaient du sol pour m'encercler, les murs se déformaient sur des gueules hérissées de crocs, des spectres fondaient depuis les hauteurs. Étais-je encore dans le temple ou emporté dans les tréfonds, une épée imprimée dans la chair de ma paume ? Une montagne de feu me poursuivait à pas de géant. Une voix me promettait tourments éternels. La folie frappait aux portes de ma conscience.
Je faillis oublier.
Dans un éclair de lucidité, je me souvins des deux boules serrées dans mon poing. Avec un restant de volonté, j'insérai la cire dans mes oreilles.
Le silence, salutaire.
J'inspirai. La paix envahit mon cœur, la barre qui me martelait le crâne disparut, mes pensées redevinrent claires et limpides. Je percevais encore la violence du souffle sur ma peau, mais les voix s'étaient tues. Elles ne pouvaient plus rien contre moi.
Un bras devant le visage, penché contre les bourrasques, je m'enfonçai vers le fond de la salle. Lorsque je dépassai enfin la statue de Wénchāng, la tempête s'apaisa. J'avais franchi les défenses du temple, j'avais vaincu les esprits de leçons. En toute modestie, j'en éprouvai une certaine satisfaction.
Quand je poussai la dernière tenture abritant l'autel le plus sacré, je m'arrêtai net. Deux lanternes posées sur le parquet éclairaient la silhouette bienveillante d'un scribe de terre cuite aux bras lestés de rouleaux figés. Mon regard glissa sur le coffret de bois enluminé à ses pieds, trônant au milieu de coupelles chargées d'offrandes. J'y trouverais sûrement l'objet de mes recherches, la convoitise de Deuxième Fils. Seulement, il y avait un léger détail que je n'avais pas prévu.
Une jeune femme cintrée dans le chángpáo bleu et rouge des prêtres de Wénchāng s'appliquait sur une calligraphie, agenouillée au pied du dieu. Elle fit volte-face devant mon irruption, le pinceau encore humide à la main. Son joli minois se déforma sur une grimace courroucée et sa bouche s'ouvrit sur une diatribe silencieuse. J'imagine qu'elle avait de nombreuses questions et remarques fort pertinentes à m'adresser, sur ma présence en ces lieux, mais la cire dans mes oreilles m'a privé en notre première rencontre du son de sa douce voix. Tant de mots aimants perdus, quel gâchis !
J'étais presque navré de devoir la violenter. Toutefois, je ne pouvais me permettre de la laisser donner l'alerte. J'avançai pour me saisir de son fin poignet. Elle bondit en arrière, retroussant les lèvres sur une adorable rangée de dents blanches. Au lieu de s'enfuir comme je m'y attendais, elle tomba à genoux et traça trois coups de pinceau à l'encre noire sur le plancher : un grand wèi [2] entre elle et moi. Sa main volait avec une souplesse et une précision admirable compte tenu des circonstances de sa calligraphie.
Elle ne pouvait pas voir mon sourire narquois sous mon bandeau. Je fis un pas conquérant de plus et me figeai sur place. L'encre se redressa dans les airs en marionnette filiforme pour me barrer le passage. Les traits si parfaits du caractère s'assemblèrent pour ébaucher de larges épaules, une armure, un sabre noir.
La lame s'élança à la vitesse d'une flèche. Mes réflexes de combat l'emportèrent sur ma stupéfaction. Je roulai au sol, me relevai en souplesse. Ma propre épée jaillit pour parer l'assaut suivant. Du coin de l'œil, je vis la femme me contourner et peindre un autre wèi. Un deuxième esprit gardien prit forme sous son pinceau.
Quelle malchance d'être tombé sur une puissante adoratrice du Scribe ! J'ignorais si les lames d'encre pouvaient percer la chair, mais je ne tenais guère à tenter l'expérience. Griffe de Feu fendit l'air et sectionna le sabre fuselé. Une goutte noire s'écrasa sur le plancher à mes pieds.
Impavide, le soldat animé considéra, un bref instant, son arme raccourcie. Le tronçon frémit avant de s'étirer pour reprendre sa forme initiale, à peine amincie. Le guerrier repartit à l'attaque.
Mon esprit se vida de toute pensée. L'épée se résumait à un prolongement de mon bras. Les flux de qì baignaient la pièce et irriguaient mes veines, les courants dans l'énergie du monde, l'équilibre du yı̄n et du yáng. Je me guidai sur leur caresse pour atteindre le wúwéi [3]. Ils chantaient dans chaque fibre de mon corps. Je n'agissais plus. J'étais le héron au-dessus de la rivière, le vent dans les branches du saule, le lotus sur l'étang. Les adversaires se levaient contre moi à la vitesse où la prêtresse traçait ses hànzì. L'encre coulait sur ma lame ; les larmes noires s'écrasaient au sol dans une pluie silencieuse. Les gardes se reformaient après mon passage, pour repartir à l'attaque.
Combien de passes, combien d'esquives, combien de rondes dura cette danse ? Je l'ignorais. Le temps n'avait pas de prise sur moi. Le moment vint où Griffe de Feu trancha le dernier esprit gardien, réduit à un dessin plus fin qu'un cheveu. Une ultime goutte coula à terre et emporta son corps.
Le monde reprit son sens. Mon cœur battait la mesure dans ma poitrine. J'abaissai mon épée noircie. La fille me regardait avec des yeux incrédules, la bouche entrouverte. Son pinceau était sec ; elle n'avait plus d'encre. Ses lèvres fines se tordirent sur une grimace résolue. Je compris qu'elle n'abandonnerait ni son dieu, ni son temple, ni son trésor, un clignement de cil avant qu'elle se jette sur moi.
Le pinceau fondit vers mes yeux. Elle était rapide, déterminée, mais pas autant qu'un guerrier entraîné. J'admirai sa bravoure, ensemencée d'un grain de folie. Ma lame bondit à la rencontre du manche de bois, le sectionna comme un simple fil de soie. Les mains de la prêtresse se refermèrent sur mon visage, cherchant à m'arracher mon foulard, mais ne parvinrent qu'à déloger quelques mèches.
Je la repoussai sans effort. Elle me parut aussi légère qu'une plume, une plume bleu et rouge aux couleurs de Wénchāng, une plume acérée et poignante comme un poème. Elle s'effondra au sol ; je levai mon épée.
Cette nuit-là, je lus sa mort dans ses yeux et l'acceptation de sa défaite. Peut-être même me suppliait-elle de prendre sa vie. Elle ne voulait pas subir la honte de son échec. Je pris conscience de la douceur de ses traits, de sa jeunesse. Elle avait tout juste vingt ans. Pas une prêtresse, alors, plutôt une disciple prometteuse. Je n'eus pas le cœur d'exaucer sa requête. Au dernier moment, je fis pivoter mon arme et frappai du plat de la lame, l'assommant net. Un fin filet de sang coula de sa tempe, d'une légère entaille, et se mêla à l'encre renversée.
Je rengainai avec une lenteur encore un peu hébétée, me tournai vers le dieu de terre cuite et son coffret précieux. À l'intérieur végétait un rouleau de soie portant l'inscription de Qíjı̄ng : le livre sacré du Qí. Je m'emparai de ce que j'étais venu chercher et quittai les lieux sans un regard en arrière.
* * *
[1] Sūnzǐ – « L'art de la guerre ».
[2] La quatrième veille correspond à l'heure du buffle, de 1h à 3h du matin.
[3] Wèi signifie défendre, garder, protéger, garde du corps.
[4] wúwéi : concept taoïste qui peut être traduit par « non-agir ». Pour autant, ce n'est pas une attitude de passivité, mais le fait d'agir en conformité avec « l'ordre cosmique », le mouvement de la nature et de la Voie.
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