[Ch01] Un cadeau céleste (2/2)
Cíqiǎo redresse la tête, se remet debout dans un craquement d'articulations et souffle pour soulager la tension dans ses épaules. Elle lisse les pans froissés de son chángpáo, cligne des yeux face au halo luminescent. Sa réticence à réveiller les souvenirs passés s'efface devant une curiosité que les années ne sont pas parvenues à émousser. Son attention est happée par celui qui les a si mystérieusement convoqués aujourd'hui, en ce vingt-quatrième anniversaire de son accession au trône. Deux parcours des rameaux terrestres. Nul doute que la date est sciemment choisie.
L'éclat rayonnant s'estompe quelque peu, mais Lumière Éternelle reste nimbé d'une aura dorée diffuse, rappel indéniable de sa nature divine. Cíqiǎo sent un frisson lui parcourir l'échine. En dépit du temps écoulé, elle reconnaît le visage anguleux et sévère de Tián Jiàn, la fine moustache tombante, la courte barbichette d'un noir satiné. L'image qu'il présente n'a pas pris une ride ; elle est même restée parfaitement identique à ce qu'elle était vingt-quatre ans plus tôt, avec la précision d'une gravure. Pas étonnant que les rumeurs aillent bon train dans les rues de la ville comme dans tout le royaume !
Cíqiǎo coule un regard en direction de Měifèng. La courtisane en soie rouge observe le roi de sous ses longs cils avec la méfiance d'un épervier devant une vipère. Son corps gracieux reste figé dans un maintien rigide, les lèvres pincées. Les trois autres hésitent dans un panel d'attitudes variées :
Hǔníng fixe le souverain, les yeux brillants d'une ferveur respectueuse ; Tāo regarde ailleurs, la tête penchée sur le côté ; quant à Zhúgāng, il marque un retrait avec une réticence prudente. Personne ne dit mot. Lumière Éternelle les contemple tous les cinq avec une expression indéchiffrable. Cíqiǎo en profite pour grappiller quelques coups d'œil autour d'elle.
Des paravents finement ajourés ornent les coins de la pièce. Aux murs, des tapisseries de soie dépeignent des scènes de la cour céleste sur le mont Kūnlún, avec l'Empereur de Jade entouré des principaux dieux. Une immense carte du royaume de Qí, foisonnante de détails, s'étale juste en face.
L'œuvre est réalisée sur cette pâte de bois dont les artisans de Línzı̄ gardent jalousement le secret et qu'ils appellent papier. Juste en dessous, une table surélevée en acajou laqué, flanquée d'un siège à sa hauteur, supporte une série de baguettes de bambou, sans doute couvertes de rapports des ministres. Sur un petit guéridon, un élégant plateau de go n'attend que ses joueurs. Seules deux pierres de jade polies y trônent face à face – une blanche, une noire. Une partie à peine entamée.
Couché sur une natte tressée, un chien somnole, la paupière entrouverte sur les visiteurs. Son oreille s'agite au raclement des pieds sur le parquet. Toutes les races canines semblent s'être donné rendez-vous sur cette grosse bête à l'ossature solide ; un mélange surprenant, quoique non dépourvu d'une certaine harmonie : l'archétype même du chien. Cíqiǎo reconnaît son
épais pelage brun-jaune, son long museau noir. L'animal paraît tout aussi immuable que son maître immortel.
Le silence s'étire dans une attente inconfortable. Ce petit jeu de statue peut durer encore longtemps. Puisque Lumière Éternelle a pris soin de garantir l'intimité de cette entrevue, Cíqiǎo suppose qu'elle peut s'affranchir d'une partie du protocole. Elle s'avance d'un pas.
— Votre Majesté, nous voici à votre demande. En quoi de modestes sujets du royaume de Qí tels que nous peuvent-ils servir votre grandeur ?
Le regard pénétrant de l'immortel plonge aussitôt sur elle, ou plutôt en elle, comme s'il lisait ses moindres pensées. Cíqiǎo éprouve la désagréable sensation d'être mise à nue. Une enfant devant son père, un élève face à son maître. Sa poitrine se contracte ; sa bouche s'assèche. Elle déglutit et relève le menton. Ce n'est pas à son âge, après tout ce qu'elle a pu vivre, qu'elle va
se laisser impressionner par une démonstration de pouvoir.
— Tu as toujours la langue aussi bien pendue, Lǐ Cíqiǎo, à ce que je constate. Mais tu as raison. Inutile de perdre plus de temps. Je vous ai appelés ici pour une cérémonie de la plus haute importance.
Les mots emplissent tout l'espace de leur musique. Ils s'enfoncent, s'enroulent autour de son esprit et plantent un sentiment d'urgence, ourlé d'une menace diffuse. Elle se retient de hocher fébrilement la tête au prix d'un effort de volonté.
Les cinq convoqués échangent des coups d'œil inquiets. Les pires craintes de Cíqiǎo se confirment.
— Une cérémonie, Votre Majesté ? reprend-elle sur un ton plus aigu.
Trahie par sa propre voix : quelle tristesse !
— Suivez-moi ! ordonne Lumière Éternelle sans se donner la peine de répondre à l'ébauche de question. Ce ne sera pas long. Ensuite, j'aurai une mission à vous confier.
Les pieds de Cíqiǎo s'ébranlent d'eux-mêmes. Contournant le paravent du fond, le roi les conduit dans la pièce attenante, assez vaste pour accueillir en toute aisance une bonne vingtaine de scribes. Pour tout mobilier, celle-ci contient quatre tripodes de bronze, répartis dans chaque coin, et un dernier au milieu. Les cinq éléments et leurs gardiens s'entremêlent sur des bas-reliefs en une danse harmonieuse.
Une vibration émane du chaudron central. Cíqiǎo perçoit une résonance dans ses os, une étrange musique, juste à la limite de l'inaudible. Elle s'en approche, attirée par cet écho irrésistible. L'extérieur de la cuvette est gravé d'une représentation de qílín. L'animal légendaire enroule son corps chevalin écailleux, sa tête se termine par un museau lupin surmonté d'une moustache aérienne et une unique corne de cerf couronne son front. Le récipient recèle une couche de terre ocre, assez grasse, provenant certainement des rives du fleuve Jaune.
Cíqiǎo relève le nez, intriguée. Ses compagnons se sont répartis naturellement dans la salle, chacun vers un tripode. Elle n'a pas besoin de se déplacer pour connaître leur contenu. Toute la pièce vibre de l'énergie des flux de qì, un pour chaque élément : l'eau au nord, le feu au sud, le métal à l'ouest, le bois à l'est. Et, bien sûr, la terre au centre.
Cíqiǎo se retourne vers le souverain, impassible près de l'entrée. Son appréhension n'a jamais été aussi forte. Qu'est-ce que tout cela signifie ? Qu'est-ce que Lumière Éternelle compte exiger d'eux ? Le chien les a suivis. Maintenant, il trotte vers elle en balançant la queue. Son museau humide la renifle. Elle lui caresse machinalement la tête, sans quitter son maître du regard. L'animal se couche à ses pieds avec un soupir d'aise.
Les traits de Tián Jiàn se déforment comme de la cire fondue.
Le cœur de Cíqiǎo s'emballe tel un carillon sonné à toute volée. Elle a déjà contemplé ce phénomène, autrefois, mais il reste toujours aussi saisissant. La mâchoire s'allonge et s'épaissit sur des crocs proéminents. La peau se pave d'écailles dorées. La moustache s'étend comme deux bras tentaculaires et frémit dans les airs. De longues mèches jaunes s'élèvent en crinière flamboyante. En quelques battements de cœur, Cíqiǎo fait face à Qílóng, le dragon tutélaire du royaume de Qí.
Elle frotte ses mains moites sur le pan de son manteau et prend une inspiration. Combien de personnes connaissent le secret de Lumière Éternelle ? À peine une poignée, sûrement. Est-ce la raison de leur présence aujourd'hui ? Parce qu'ils font partie des rares à savoir qui se cache sous le visage de Tián Jiàn ?
Qílóng ouvre une large gueule.
— Ne Bougez Pas ! impose sa voix surgie des cinq directions. Ce Ne Sera Pas Long.
Cíqiǎo se fige. Les mots se referment sur sa volonté aussi sûrement qu'un étau. Ses pieds restent rivés au sol, sa langue collée au fond de sa bouche. Un fourmillement la parcourt de l'extrémité des orteils jusqu'aux racines de ses cheveux ; tous ses poils se hérissent.
Un vent s'immisce en elle avec un murmure. Il apporte une bouffée d'humus, une fragrance de terre grasse, un cocon fertile. D'autres flux s'éveillent dans la pièce et tourbillonnent en une danse, lente d'abord, puis plus vive, bientôt effrénée. Elle éprouve l'impression déstabilisante d'avoir quitté le palais et de flotter, tel un nuage, au-dessus du royaume de Qí.
De douces collines vallonnent l'ouest, des montagnes encaissées barrent la route du sud, la mer scintille au nord et une forêt bruisse dans l'est. La présence confuse de ses quatre compagnons, portés par les cinq flux de qì, frôle sa conscience ; puis un nœud se referme sur son âme et la sensation s'estompe.
Cíqiǎo cligne des paupières avec un léger vertige et se stabilise d'une main sur le tripode. Elle n'a pas quitté le palais. Le dragon la dévisage dans son habit royal. Sa gueule s'écarte sur un simulacre de sourire qui n'a rien d'humain.
— Parfait.
Des exclamations étouffées accueillent cette affirmation.
— Que nous avez-vous fait ? interroge Zhúgāng d'un ton hargneux.
— Un Cadeau, répond Qílóng sans s'offusquer. Retournons Dans Mon Bureau, Je Dois Vous Parler.
— N'aurait-il pas mieux valu discuter avant de nous prendre en traître ? insiste le juge entre ses dents.
Sans relever l'audace, la créature immortelle tourne les talons et contourne le paravent. Sa voix se glisse jusqu'à leurs oreilles telle la plus délicate des brises :
— Vous n'auriez pas écouté aussi attentivement que vous allez le faire maintenant.
En son for intérieur, Cíqiǎo ne peut qu'apprécier la logique imparable de l'argument, même si elle réprouve la méthode. Sa curiosité piquée au vif, elle est la première à rejoindre Lumière Éternelle, suivie par les quatre autres.
L'immortel a repris les traits familiers de Tián Jiàn, moins déstabilisants que la gueule de dragon. Cíqiǎo médite devant le visage sorti tout droit du passé. Devrait-elle suggérer à Qílóng de se vieillir un peu pour moins faire jaser ceux qui le côtoient au palais ? Mais comment connaître l'étendue réelle de ses pouvoirs ? Peut-être se contente-t-il d'imiter cette figure contemplée autrefois ?
L'émanation scintillante l'enveloppe toujours. Il se penche au-dessus d'une épaisse écaille noire, aussi large qu'un plateau à thé, qu'il vient de poser sur son bureau. Cíqiǎo retient son souffle en reconnaissant le fragment de carapace lié au gardien du Nord, investi du pouvoir de divination. Des caractères colorés s'allument à la surface, se déforment, puis se fondent, dans une farandole trop rapide pour en saisir le moindre mot. Lumière Éternelle caresse sa barbiche d'un air songeur et passe la main sur la surface bosselée. Tout s'efface.
Il relève la tête.
— Les signes sont formels : des ennemis complotent contre le Qí, une menace approche. J'ignore encore laquelle.
Cíqiǎo sursaute devant un tel aveu de la part de l'immortel.
— Ne pouvez-vous pas sentir tout ce qui se passe dans le royaume ? Je croyais qu'aucune pierre, aucune fleur, aucun animal n'avaient de secret pour le puissant Qílóng.
Lumière Éternelle fronce le nez. L'appendice s'allonge un bref instant en museau écailleux avant de reprendre son aspect humain.
— Une telle conscience de mes terres est possible, mais exige beaucoup de concentration, explique-t-il avec une fausse patience. Cela me serait plus aisé si je savais quoi chercher. De plus, la menace peut se situer à l'extérieur de mes frontières. Je suis aveugle en ce qui concerne les autres royaumes.
L'immortel darde sur eux un regard perçant. L'éclat lumineux s'intensifie.
— Vous serez mes émissaires : mes yeux pour observer, mes oreilles pour entendre, mon nez pour humer, ma langue pour goûter et ma bouche pour répercuter ma voix. Vous débusquerez mes ennemis, mettrez à jour leurs plans funestes et je n'aurai ensuite plus qu'à les dévorer.
Sur un battement de paupières, Cíqiǎo croit voir deux crocs recourbés luire sous les lèvres du roi. La moustache frémit.
— Mais pourquoi nous ? s'enflamme Měifèng sans plus contenir son agacement. Vous avez une armée, des myriades de fonctionnaires zélés, des serviteurs empressés. Que pouvons-nous espérer accomplir de plus ?
— Mes armées ne peuvent combattre un ennemi que je ne connais pas, réfute le dragon d'une voix grondante. Les fonctionnaires complotent entre eux pour leur propre avancement plutôt que pour la gloire du Qí. Chaque serviteur peut cacher un espion envoyé pour me nuire. J'ai besoin d'agents solides et flexibles comme le bambou des forêts de l'Est. Des agents dévoués, également. Vous avez œuvré pour le bien du royaume, par le passé. Vous connaissez mon secret. Vous êtes maintenant dépositaires d'une fraction de mes pouvoirs. Vous serez mes cinq soldats de bambou.
Le roi pose les mains à plat sur son bureau. Ses yeux s'agrandissent un instant sur deux orbes jaunes aux pupilles fendues. Ses doigts glissent sur le bois laqué vers un épais rouleau couvert d'une écriture serrée, avant de revenir, mains jointes, sous sa moustache. Il semble attendre une réponse.
Cíqiǎo échange un regard circonspect avec ses quatre compagnons. Měifèng fulmine en silence, drapée dans son chángpáo de soie rouge ; Tāo tripote un coquillage dans sa chevelure, le nez en l'air ; Hǔníng se gratte la barbe d'un geste hésitant avant de croiser les bras au-dessus de sa bedaine ; Zhúgāng plonge son long nez vers le sol dans une mimique renfrognée. Si elle ajoute sa propre carcasse rouillée, ils forment vraiment une belle bande de soldats ! Lumière Éternelle est-il réellement convaincu de ce qu'il avance ? Est-il acculé à ce point pour déterrer cinq vieux croûtons qui ont connu des jours meilleurs ?
Cíqiǎo devine dans la posture du petit groupe qu'ils pensent comme elle. Certains ont une famille à charge, tous ont leurs obligations, leurs desseins personnels, et jouer les marionnettes pour un dragon ne figurait sûrement pas sur leur liste de projets. Elle éprouve un bref pincement en songeant à Lányě. L'époque où elle pouvait partir à l'aventure du jour au lendemain est révolue. Ses filles ont besoin d'une mère. Qui peut savoir où les conduira le service du roi ? Malheureusement, les requêtes d'un immortel ne sont pas de celles qui se refusent.
— Que devons-nous faire ? interroge-t-elle avec un soupir résigné.
— Principalement rester attentifs et m'avertir de tout élément suspect. Mais j'aimerais également que vous résolviez une question qui m'intrigue. Il y a une décade, un fonctionnaire d'un district de l'Ouest s'est présenté au palais et a demandé une entrevue royale. Elle ne lui a bien évidemment pas été accordée. Je ne peux passer mon temps à recevoir tous ceux qui soumettent cette requête. L'homme a cependant fortement insisté, prétextant une affaire de la plus haute importance et Jǐ Xióng, le ministre de l'État, a accepté de le rencontrer. L'entrevue devait avoir lieu il y a deux jours, mais le fonctionnaire ne s'est jamais présenté.
À ces mots, Cíqiǎo croit voir une ombre passer sur le visage de Lumière Éternelle. Ou bien est-ce son halo qui s'estompe un bref instant ? La perception est trop fugitive pour qu'elle puisse poser des mots sur son impression. Un soupçon d'incertitude lui secoue les épaules.
— J'ai reçu ce matin un rapport m'indiquant que son corps avait été retrouvé dans les rues de la ville, continue l'immortel, imperturbable. Le juge du quartier s'est saisi de l'affaire, mais cela m'allégerait l'esprit si vous pouviez découvrir ce que le défunt souhaitait raconter à mon ministre.
Lumière Éternelle attrape sur le bureau un lourd cylindre de bronze gravé de hànzì. Il le range dans un étui de cuir muni d'une courroie qu'il tend à Cíqiǎo.
— Ce sauf-conduit indique que vous travaillez sous mes ordres directs et devrait vous ouvrir la plupart des portes, mais je préférerais que vous l'utilisiez avec parcimonie. Je compte sur votre discrétion ! termine-t-il avec un regard appuyé.
Elle se saisit du laissez-passer, passe le cordon autour de son cou avec l'impression de sceller son destin, puis glisse l'étui sous le pan de son manteau. Le poids du devoir repose à son côté.
— Vous pouvez conserver les hǔfú [6] que je vous ai fait parvenir. Ils vous ouvriront les portes du palais en cas de besoin.
Elle s'incline révérencieusement en remerciement, imitée par ses quatre compagnons. Le roi tourne la tête vers la porte dans une attitude expectative. Quelques battements de cœur plus tard, le battant s'écarte sur la haute silhouette de l'eunuque, comme si celui-ci avait été averti par un sixième sens.
— Tu peux raccompagner mes visiteurs, Zōu Hóuzhēn.
L'échalas poudré plonge dans une courbette acrobatique et tourne un regard hautain vers les autres occupants de la pièce. Měifèng se précipite vers la sortie dans une volée soyeuse, pressée d'insuffler le plus de distance possible entre elle et son immortel commanditaire. Elle est suivie de près par la grimace revêche de Zhúgāng. Cíqiǎo emboîte le pas à Hǔníng et Tāo. Juste avant de sortir, elle se retourne une dernière fois, tiraillée par un instinct mystérieux.
Lumière Éternelle lui tourne le dos, de nouveau penché sur l'écaille noire. Des hànzì s'affichent en traits de feu sur la surface, moins fugitifs, plus intenses. Cette fois, Cíqiǎo parvient à en lire une partie.
« ... car l'ombre naît quand la lumière se lève... »
Hǔníng la tire discrètement par la manche et elle sort de la pièce.
* * *
[6] - Un hǔfú (littéralement marque du tigre) est un objet de bronze, or ou jade en
forme de tigre, constitué de deux parties. L'une était confiée aux généraux ou aux
fonctionnaires de haut rang, l'autre était conservée à un point de passage, comme
l'entrée d'un palais. La comparaison des deux moitiés permettait de contrôler la
légitimité du détenteur.
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