Prologue
[Pour les participants aux concours (Imaginarium et autres) : vous pouvez sauter ce prologue qui n'a d'intérêt que pour les lecteurs désirant lire l'histoire au-delà de quelques chapitres.]
Au centre du royaume d'Ásgarð, sous la voûte de l'immense Valhöll éclairée des feux dansants, Óðinn leva sa corne de bronze et la porta à ses lèvres. Son œil unique parcourut les longues tables, les écuelles gorgées de la viande tout juste rôtie, les barbes fières, les bras solides, les épées ceintes au côté. Les poutres de chêne résonnaient des rires et des tintements du banquet des guerriers élus, les einharjar. Quel que soit le nombre des convives, la chair du sanglier Sæhrímnir fournissait chaque soir ample provende pour nourrir les ventres affamés ; le lait doré de la chèvre Heiðrún égayait les cœurs et semait des poèmes sur les lèvres. Rien ne manquait à la fête rituelle.
Tous se réjouissaient. Ils accueillaient le nouveau venu amené par les valkyrjur, d'une étreinte bourrue, d'un toast, d'un cri guerrier. Un hôte de marque. Un roi. L'unificateur.
Óðinn reposa sa corne avec un soupir. Le vin ne parvenait pas à le réchauffer. À ses pieds, Geri leva le museau pour contempler le Père de tous, un grondement inquiet au fond de la gorge, puis cala la tête entre ses pattes, aux côtés de l'inséparable Freki. Le dieu jeta aux deux loups un morceau de viande, qui disparut entre leurs crocs. Lui-même ne mangeait jamais.
— Tu parais bien songeur, mon frère, glissa une voix moqueuse à son oreille. Ne te réjouis-tu donc pas ?
Une tête brune indisciplinée s'invita sous son nez. Loki s'accouda sur le haut-siège et lui adressa ce sourire ambigu qui n'appartenait qu'à lui. Les flammes des lampes à huile pétillaient dans ses iris verts. On ne savait jamais s'il partageait quelque excellente plaisanterie, se moquait de vous ou préparait un mauvais coup.
Óðinn ne releva pas l'appellation trop familière. Son fóstbróðir, frère d'adoption élevé parmi les dieux, rejeton d'une déesse et d'un jötunn, n'attendait que cette perche pour protester d'un amour indéfectible envers celui qu'il enviait depuis toujours.
— Je suis heureux d'accueillir un tel guerrier dans le hall des valeureux, mais triste pour Miðgarð. Des temps incertains guettent les mortels. Trop de fils, trop de rancœurs, trop de convoitises.
Comme appelé par ces mots fatidiques, un corbeau aux plumes couleur de tourbe vint se poser sur son épaule et croassa un message que seul le Très Sage pouvait comprendre. Son confrère aviaire, aussi sombre que lui, se jucha sur le second perchoir. Huginn et Muninn. Pensée et Mémoire. Óðinn acquiesça de la tête, en réponse ou reflet de quelque cheminement intérieur.
— Allons, reprit Loki d'un moulinet de la main. Que te soucies-tu du sort de ces créatures ? Les hommes se déchirent entre eux, telle est leur nature. Ils ne valent guère mieux qu'une horde de chiens. L'hydromel d'Heiðrún est bon ce soir, trinquons plutôt !
Joignant le geste à la parole, il vida sa corne d'une traite et la remplit aussitôt à l'outre qui circulait à la ronde. Óðinn but une gorgée de plus.
— Tu te trompes, Loki. Ils sont capables de grands exploits, de ruse, de magie, de victoire.
— Bah, ils sont égoïstes, querelleurs, indisciplinés. Sans nous pour les guider, ils sont incapables d'œuvrer de concert.
Le Dieu de la bataille tendit sa corne vers le rassemblement. Au centre de l'attroupement, un colosse aux longs cheveux rayonnait de l'accueil offert. Les humains lui avaient donné le nom de Harald Belle-Chevelure.
— Lui les a unis.
Son fóstbróðir haussa les épaules.
— Un malentendu, un hasard, un simple concours de circonstances. Tu l'as dit toi-même : déjà, ses héritiers s'entre-tuent pendant que leurs ennemis lorgnent leurs richesses.
— Pourtant, regarde-les : ils se sont autrefois affrontés sur le champ de bataille, mais ils trinquent tous en bonne entente sous mon toit. Au dernier jour, au Ragnarök, lorsque les géants du froid et l'armée des morts déferleront sur Ásgarð, ils se battront côte à côte. L'ordre contre le chaos.
Loki éclusa une autre corne, déplia sa carcasse d'échalas et éclata de rire.
— Ah, mon cher frère, ta propre sagesse t'aveugle. Tu places bien trop de foi dans le cœur corrompu des hommes.
Il s'essuya la bouche et sourit de toutes ses dents. Des dents blanches éclatantes. Des dents de prédateur.
— Je me sens d'humeur joueuse, ce soir. Je te propose un pari.
— Un pari ?
Cette fois, Óðinn tourna la tête, suivi de sa longue barbe grise. Son orbite vide dévisagea le Dieu de la malice sans dissimuler sa suspicion. L'étincelle dans les prunelles ne présageait rien de bon.
— Oui, je te parie que leurs dissensions l'emporteront toujours, quand bien même le Ragnarök frapperait demain aux portes de leur royaume. La belle unité forgée par ce roitelet se dissoudra dans leurs querelles intestines. Ils oublieront et se laisseront submerger.
Sur l'épaule du Seigneur des corbeaux, Muninn lâcha une protestation grinçante. Óðinn réajusta son lourd manteau d'un bleu presque gris, compagnon indéfectible de ses errances, et ses rides s'étirèrent sur un sourire torve. Loki ne détenait pas le monopole de la ruse.
— Les hommes s'affrontent parfois, comme les Æsir et les Vanir autrefois. Mais ils savent sceller la paix et ils savent faire front aux menaces. Je relève ton pari, fóstbróðir. Quel en serait l'enjeu ?
Óðinn but une nouvelle gorgée. Dans les yeux de Loki, la lueur s'intensifia. Un éclat de froidure.
— Si tu gagnes, je te révélerai le point faible de mon fils Fenrir. Tu pourras le vaincre.
Le dieu à la lance médita la valeur de l'offre d'un lent hochement de tête. Il savait. Tous deux savaient. Le loup monstrueux enchaîné grâce au sacrifice de la main de Týr se libérerait au dernier jour. Lorsque Gjallarhorn, le cor de Heimdall, sonnerait l'ultime bataille, Óðinn et Fenrir s'affronteraient. Leurs destins seraient scellés. Ainsi en avaient tissé les Nornes.
— Et si tu gagnes ?
Loki se passa la langue sur les lèvres.
— Si je gagne, tu me laisseras m'asseoir sur Hliðskjálf, afin que, moi aussi, je puisse embrasser l'ensemble des neuf mondes d'un seul regard, contempler l'action de chaque homme, jötunn, dvergr ou álfr. Tout savoir, tout comprendre.
Sa voix tremblait de convoitise. Ses doigts grêles se crispèrent, prêts à se saisir du haut-siège réservé au Père des chants magiques. Les sourcils d'Óðinn se rassemblèrent sur les prémices de sa colère, les corbeaux s'envolèrent dans un concert indigné, les deux loups grondèrent un avertissement. L'audace de Loki frisait l'insolence. Certaines prérogatives ne se négocient pas. Le Seigneur des Æsir balaya la revendication d'un revers de corne, semant quelques gouttes carmin au passage.
— Ton pari n'a pas de sens. Les alliances des mortels vont et viennent. Un jour, ils lutteront unis ; le lendemain, ils se déchireront à nouveau. Nous gagnerons ou perdrons tous les deux.
— Très bien, alors nous choisirons chacun un champion parmi les hommes. La mort de l'un ou l'autre signera la fin du pari. Si le désordre l'a emporté, je gagne. Si l'unité prévaut, je perds. Qu'en dis-tu ?
Óðinn signifia son accord d'un raclement de gorge.
— Entendu. J'ai accepté ton jeu, je ne me dédirai pas. Mais je rajoute trois règles.
— Bien sûr, bien sûr, acquiesça Loki, tout miel.
Il avait déjà obtenu bien plus qu'il n'avait osé l'espérer et il n'est guère sage de contredire le Faiseur d'orages, surtout quand les cieux s'assombrissent.
— Et lesquelles ?
— Ni toi ni moi ne franchirons le Bifröst pour rejoindre Miðgarð. Les mortels doivent rester libres d'agir à leur guise.
— Évidemment ! s'indigna Loki, une main sur le cœur. C'est l'enjeu même de ce défi.
— Ce pari ne concerne que nous, poursuivit Óðinn, imperturbable. Aucun autre dieu ou jötunn ne doit y être mêlé, et surtout pas ces créatures contre nature que tu as engendrées : Hel, Fenrir ou encore Jörmungand, le serpent de Miðgarð.
— Tu as ma parole !
Tout bien pesé, les exigences du Borgne restaient raisonnables. Pour un peu, Loki s'en frotterait ses longs doigts. Il porta la corne à ses lèvres pour un toast tout personnel.
— Enfin, Njörð sera l'arbitre et juge. En tant que Vanr, il saura se monter impartial.
Loki manqua s'étrangler sur sa gorgée d'hydromel.
— Seigneur ! s'offusqua-t-il. Tu n'y penses pas ! Un vulgaire otage de la bonne conduite des Vanir? Ce rustre à l'odeur de poisson ? Ce joli pied ? Ce fornicateur qui couche avec sa sœur? Il est plus intéressé par ses filets de pêche et le fond des océans que par les drames qui se nouent sur la terre ferme. Un bien piètre juge, en somme. Que connaît-il aux mortels ?
Óðinn se carra dans le haut-siège, le visage drapé d'une expression indéfinissable.
— Ce sont mes règles. Tu les acceptes ou tu renonces.
— J'accepte, j'accepte, s'inclina Loki sans dissimuler sa mauvaise grâce. Nous serons donc jugés par un bouseux à l'odeur de varech.
— Qu'il en soit ainsi. Je l'informerai de notre accord.
Óðinn avala une nouvelle gorgée et son œil se perdit dans un lointain méditatif. La conversation était close.
Loki tourna les talons sur un marmonnement indistinct. Sa haute et maigre silhouette se fraya un chemin entre les épaules carrées des einharjar. Personne ne lui consacra la moindre attention. Il se glissa par l'une des cinq cent quarante portes du Valhöll et disparut dans la nuit.
Quelques instants plus tard, une grosse mouche aux reflets verts se faufilait en toute innocence sous le nez de Heimdall et s'engageait sur l'arc irisé du Bifröst, vers Miðgarð et le monde des hommes.
Ainsi, Loki brisa la première règle, parce que telle était sa nature.
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