2. Quand le vent souffle du nord (3/3)
Leif et Āisha franchirent la porte de la rencontre percutante avec le moine, longèrent le bassin et ses étranges flots argentés, avant de ressortir sous le soleil déjà haut. Il aspira une grande bouffée d'air frais. Une brise soufflait du nord.
— Merci, glissa son employeuse. Alexandrie, vraiment ? Tu ne cesses de m'étonner.
Il la dévisagea, cherchant la moquerie ou la raillerie dans son attitude. Il ne lut qu'une résolution gravée au coin de ses lèvres, dans les plis de ses yeux. Le Nord, son rêve. Depuis qu'enfant, elle avait entendu un poète norrois déclamer les légendes des álfir, des dvergar et des jötnar, elle ne pensait qu'à constater de ses propres yeux, chercher la vérité sous les contes, mener l'enquête en érudite. Au fil des années, elle avait accumulé toute une collection d'objets hétéroclites : des bracelets de bronze, des broches à vêtements, diverses statuettes en bois de renne ou ivoire de morse, un jeu de hnefatafl et même des armes. Les secrets des terres glacées appartenaient pour elle à ces passions enfantines qui cristallisent toute une vie d'adulte. Mariée, elle y consacrait ses loisirs. Veuve, elle en avait fait son métier.
Il avait conscience qu'il ne devait sa survie qu'à cette obsession. Elle ne l'avait pas ramassé à demi mort par bonté d'âme, mais pour le bleu de ses yeux et l'éclat doré de ses cheveux, pour ce qu'il pouvait lui apprendre de son pays. Aujourd'hui, sur une inspiration, un coup de pouce du destin, il lui avait obtenu ce à quoi elle aspirait depuis toujours. Il ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou se maudire. Qu'allait-il se passer, maintenant ?
Elle monta dans la chaise et les esclaves hissèrent les perches sur leurs épaules.
— Nous rentrons à Qurtuba. Je veux te présenter au capitaine de notre navire.
Leif n'était pas certain d'avoir bien compris.
— Pardon ?
— C'est Ibrāhīm ibn Yaqūb qui me l'a indiqué. Un marchand juif avec lequel j'ai noué plusieurs affaires par le passé. J'ai toute confiance dans sa recommandation. Il y aura quelques dernières formalités, bien sûr, mais nous devrions pouvoir lever l'ancre d'ici une semaine.
Il trébucha, comme si le sol se dérobait sous ses pieds.
— Si vite ? croassa-t-il. Vous lui avez déjà donné rendez-vous ?
— Bien sûr, l'entrevue avec al-Hakam était pour aujourd'hui. Pourquoi attendre ? J'ai déjà trop attendu.
Pas d'autre justification. Elle n'avait jamais envisagé l'échec ; elle avait pris toutes ses dispositions comme si l'accord du calife allait de soi. Āisha savait ce qu'elle voulait et ne laissait aucun obstacle entamer sa résolution. Leif secoua la tête, mi-admiratif, mi-effaré.
— Et moi ?
— Tu sais que je compte sur toi pour être mon interprète et guide.
— Vous n'avez plus besoin d'interprète, Sayida. Vous parlez norrois à la perfection.
Ce n'était pas une basse flatterie, mais la pure vérité. Āisha s'était montrée une élève volontaire, appliquée, presque obstinée. Elle avait maîtrisé sa langue bien plus rapidement que lui, le sarrasin.
Une aigreur dans son timbre avait dû l'alerter, elle écarta le rideau pour mieux l'observer.
— Tu vas rentrer dans ton pays. Ne te réjouis-tu pas ? Peut-être cela réveillera-t-il tes souvenirs.
Se réjouir ? Un tambour agressait ses côtes, le sang battait à ses oreilles, ses entrailles formaient un bloc compact. Peur, il avait peur ! Peur de revenir et de ne rien reconnaître. Peur de revenir et de se souvenir. Peur d'affronter le destin énoncé dans un cauchemar par un vieillard au manteau poussiéreux. Non, il ne se réjouissait pas.
Pourquoi désirerait-il revenir ? Pour retrouver un fils qui ne voudrait pas de lui ? Pour assassiner celui qui partageait son sang ? Pour semer les maux du Ragnarök sur le monde ? Contrairement à Thóra, il n'avait jamais éprouvé le désir de rentrer. Mais cela, Āisha ne pouvait le comprendre ; il ne lui en avait jamais parlé.
Comme il ne répondait pas, elle se renfonça contre le dossier. Le rideau retomba entre eux.
— Ne t'inquiète pas. Le voyage se passera bien. J'ai tout planifié.
*
Dans le salon de réception, la brise, plus chaude maintenant, s'invitait par l'arche menant au patio et à sa frise de mosaïques. Quelque oiseau invisible pépiait une ritournelle. Le gargouillement léger de la fontaine marquait le passage du temps. Assise sur la couche au milieu des coussins, Āisha n'attendait plus que son invité.
Elle s'occupait en inventoriant la liste du matériel à emporter, avec pour seule conversation le froissement des feuillets ou le grincement de la plume. Debout derrière elle, la nuque roide, Leif croisait et décroisait les doigts dans son dos, comme s'il tissait un métier invisible. Depuis qu'elle lui avait annoncé leur départ imminent, un carcan lui enserrait la poitrine. Il devait forcer chaque inspiration. Peut-être aurait-il dû prétexter une rechute et s'exiler dans sa chambre ? Mais l'esquive n'aurait servi qu'à retarder l'inévitable. Il partait pour le Nord, autant affronter le destin en face.
Des voix dans le hall. Le capitaine devait être arrivé. On apportait au visiteur une bassine d'eau pour laver ses mains. Très vite, le rideau s'écarta. Le maître des esclaves fit entrer un homme à la peau pâle, tête nue, aux yeux clairs comme une pluie de printemps, à la natte d'un blond délavé par le soleil et les embruns. Une quarantaine bien tassée avait buriné quelques rides sur son front et dégarni ses tempes. Il ne sacrifiait pas aux coutumes locales et portait une tunique écarlate serrée par-dessus un pantalon de grosse toile dans laquelle il devait transpirer. Pour un Sarrasin, le parfait barbare.
Des serviteurs déposèrent du thé et une coupelle de dattes sur une table basse. Sans démontrer la moindre répulsion, Āisha se leva avec un sourire et une grâce fluide.
— Ah, skipherra Sigmund. Entrez, je vous attendais.
Le nouveau venu étira à peine les lèvres en réponse, se contentant de s'incliner.
— J'ai vendu ma cargaison, Lafði. Comme convenu, je peux vous emmener, vous et votre suite, jusqu'à Fécamp, en Norðmanði. Mais je ne peux vous promettre plus. Je dois en référer au seigneur Thórbarð qui a affrété mon voyage en ce pays.
— Certainement, et je ne vous demande pas de vous engager au-delà. Je m'entretiendrai avec votre seigneur ou trouverai un autre navire.
Elle pivota et invita Leif d'un haussement de sourcil agacé.
— Permettez-moi de vous présenter Leif al-Makfūf, qui fera le voyage avec moi. Il est originaire du Nord, lui aussi.
Le dénommé Sigmund suivit du regard le bras tendu et marqua un mouvement de surprise. Était-ce la présence d'un Norðmaðr en tenue sarrasine ou le vide perturbant de l'orbite ? Leif grimaça. Il se moquait de ce que les locaux pouvaient penser de lui. À leurs yeux, il n'était qu'un ours mal dégrossi. Mais face à cet homme issu des mêmes terres que lui, tout revêtait une autre dimension, comme s'il cessait de jouer une comédie et basculait dans la vie réelle. Quel jugement passerait ce capitaine ? Allait-il l'abreuver d'une pitié méprisante ? Se moquer de son comportement de chien dressé ? Le honnir pour collusion avec des étrangers ? Des craintes ridicules, qu'il ne parvenait pourtant pas à chasser.
— Salut à toi, Sigmund.
Il n'alla pas plus loin. Le capitaine écarquilla les yeux et recula d'un pas, comme si un draugr sortait de sa tombe sous son nez.
— Leif ? Leif Thórisson ?
Leif vacilla. Avec ces deux mots, un éclair lui traversa le crâne. Tout devint blanc.
Une bourrasque me gifle la figure. Des mouettes grincent leur liberté entre les falaises à-pic. Le ciel bas grise les eaux du fjord, mais le vent reste doux. Aucune tempête à l'horizon. La mer sera bonne.
Je gonfle mes poumons, mes lèvres s'étirent toutes seules. Je n'ose encore croire ma bonne fortune. Je peux presque sentir la présence de Guðorm à mes côtés, juste au coin de l'œil. Si je tourne la tête, je le verrai bomber le torse et partir d'un grand éclat de rire. Me regarde-t-il depuis le Valhöll ou est-il trop occupé à trinquer ? Moi aussi, j'ai envie de rire, comme si je venais de descendre plusieurs cornes de bière forte.
Je bondis par-dessus le plat-bord, un rugissement aux lèvres, et atterris au milieu des rameurs. Quelques grognements, branles de tête ou mimiques amusées saluent mon entrée tonitruante.
Le langskip, comme les dix autres de la flottille, est prêt à appareiller. Cette fois, je ne regarde pas leur départ, envieux, depuis le ponton. Cette fois, je suis à bord ! Je reviendrai riche, couvert de gloire. Car ces guerriers ne forment pas n'importe quel hirð, j'appartiens désormais à l'élite des plus valeureux, ceux que le roi Hákon le Bon a lui-même choisis.
Je glisse mon paquetage sous un banc et m'y laisse tomber avec, aux lèvres, une inspiration :
— Hissons hardi, souffle le vent !
Sus aux guerriers, nous partirons.
Frappons, tuons, les cœurs vaillants.
Ce soir, vainqueurs, nous trinquerons.
— Ah, je reconnais bien là l'élève d'Eyvind Bourreau-des-Scaldes. Tu as la langue agile, Leif Thórisson.
Je pivote vers un guerrier blond comme le soleil d'été, au visage avenant, peut-être une poignée d'hivers plus vieux que moi. En guise de collier, une pierre polie percée de trous repose sur sa poitrine. D'une main étonnamment gracile pour un combattant, il attrape l'aviron taillé pour propulser les cent pieds du navire et le coulisse jusqu'à moi.
— On m'appelle Sigmund Pierre-Creuse, bienvenue à bord, frère de rame !
Leif tendit la main dans l'espoir de se raccrocher à quelque chose, quelqu'un, n'importe quoi. Son cœur carillonnait à tout vent. Il avait vaguement conscience de se tenir dans le salon d'Āisha et, pourtant, ce qu'il venait d'éprouver lui paraissait bien plus réel. Où était la frontière, où était la vérité ? Il était un navire en perdition. La tempête se déchaînait dans son crâne.
Une silhouette floue s'approcha. Des lèvres brunes articulèrent une question qu'il ne comprit pas.
La mer s'ouvrit sous ses pieds.
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