2. Quand le vent souffle du nord (1/3)
Le bâtiment le plus remarquable d'az-Zahrā était un pavillon surplombant les jardins. Il était soutenu par des colonnes de marbre strié, montées d'or et serties de rubis et de perles. Devant le pavillon se trouvait une mer [grand bassin] rempli de zabīk ou vif-argent, qui était maintenu en perpétuel mouvement, et réfléchissait les rayons du soleil sur le pavillon.
Shihāb al-Dīn al-Nuwayrī (1279-1333) – Histoire du Benī Umeyyah d'Espagne
— Al-Hamrāʾ m'a dit que tu avais fait un cauchemar.
Sans rompre le rythme de sa marche, Leif tourna la tête pour observer la figure régalienne assise dans l'ombre de la chaise à porteurs. Un mouvement forcé, imposé par son orbite vide. Il s'était placé à sa droite, afin de profiter d'un meilleur champ de vision sur la campagne d'al-Andalus, les contreforts ondulés et l'intense circulation de l'artère reliant l'imposante Qurtuba à la madīnat az-Zahrā. S'il devait jouer les gardes du corps, autant s'en acquitter avec sérieux !
Il y avait heureusement peu de chance que le moindre bandit se risque à prendre d'assaut le train de dignitaires, marchands, émirs ou même savants qui se rendaient chaque jour dans l'opulente ville-palais, à la cour du très haut et très éclairé calife al-Hakam. Toutefois, un assassin n'était pas à exclure. Avec les puissants, on ne savait jamais quel ennemi caché pouvait nourrir une rancœur, contre elle ou contre son père.
Il la devinait, dans l'entrebâillement du rideau, baignée de pénombre et étincelante des quelques rayons qui s'invitaient dans l'habitacle. Un parfum floral, relevé d'une pointe d'épices, se faufilait jusqu'à lui. Elle campait une déesse toute drapée de sagesse impassible, le dos droit comme la vertu, un visage enluminé par le châle de fine soierie, un front à l'intelligence hautaine, les yeux intransigeants soulignés de khôl.
Āisha bint Muhammad ibn al-Qūtiyya ne le regardait pas vraiment. Elle se concentrait sur la rangée de palmiers, les jeux de soleil dans la poussière soulevée par les convois ou même, à en juger le voile lointain de son regard, sur des réflexions intérieures. Cette entrevue, cultivée, espérée depuis des mois, signifiait le franchissement d'une étape décisive dans ses recherches. Il était étonné, au milieu de toutes les pensées qui devaient l'agiter, qu'elle se préoccupe de la qualité de sa nuit.
— Juste un mauvais rêve, Sayida, esquiva-t-il.
— Rien de nouveau, alors ? Qu'as-tu vu ?
Soit sa voix l'avait trahi, soit le rapport de Thóra était explicite. Dans tous les cas, elle n'était pas dupe de la teneur exacte de ses songes. Leif retint sa grimace et céda d'un soupir.
— Toujours la même scène, à l'identique. Rien ne change jamais : je me bats, je suis débordé, je tombe. Les pillards s'enfuient et les soldats leur donnent la chasse. Je reste seul. Ensuite, un corbeau arrive et entame le festin sans même attendre que je rende mon dernier souffle. Tout devient plus vague. Je... Je crois distinguer une silhouette féminine qui s'approche, mais je ne suis pas sûr. Je sombre dans l'inconscience et me réveille en proie à ces tremblements et ces accès fiévreux.
Il ne mentionna ni le vieillard ni ses prédictions. Il n'en avait jamais parlé à qui que ce soit. D'ailleurs, il n'était même pas certain de la réalité de cette partie du cauchemar. N'était-il pas en train de divaguer ? Un frisson prit naissance au creux de ses os, qu'il dissimula en serrant les poings. Hallucinations ou non, il ne pouvait nier le présage – un présage qu'il ne tenait guère à partager. Son fardeau.
— Tu as vaillamment défendu ton maître, quel qu'il soit. Tu n'as pas de honte à avoir. Tu finiras par retrouver la mémoire, j'en suis certaine, l'encouragea-t-elle d'un ton plus doux, se méprenant sur son inconfort. Les médecins ont affirmé que l'amnésie n'était que transitoire.
Il secoua la tête sans répondre. Un remugle bourbeux lui souleva l'estomac. À cause du jambiya, Āisha imaginait qu'il avait protégé les Sarrasins. Elle y voyait même la raison de sa pendaison barbare. Une leçon servie à un traître. Toutefois, la vision ne laissait aucun doute : il ne défendait personne, il était venu pour brûler et piller. Que dirait-elle si elle connaissait la vérité sordide ? Elle serait déçue, sans doute le ferait-elle exécuter. Après tout, n'avait-elle pas déjà obtenu de lui tout ce qu'elle pouvait ? Son utilité s'achevait en brins élimés. Quelles qu'aient pu être ses prouesses guerrières autrefois, les blessures avaient imprimé leur punition dans sa chair. Il serait terrassé en moins de temps qu'il n'en faut pour invoquer Thór. Garde du corps, lui ? Une plaisanterie ! Un leurre ! Le vrai protecteur marchait devant, yeux d'aigle à l'affût, muscles huilés, l'épée dissimulée sous une cape anodine : Khālid, le fidèle. Khālid, le taiseux. Khālid, l'ange gardien d'Āisha depuis près de trente ans.
Leif joua des doigts, comme pour se saisir de sa propre lame, imaginant le poids sur son bras, se remémorant les bribes de son dernier combat. Son regard tomba sur la marque imprimée dans sa paume droite ; son ongle en suivit les contours, par jeu, par habitude. Une brûlure, bien plus ancienne que ses autres blessures. Elle lui évoquait une silhouette surmontée d'un soleil. Un mystère de plus.
Tiré de sa rêverie par les bousculades de la circulation, il releva la tête et retint son souffle. Une muraille d'un blanc aveuglant tranchait l'herbe rase de la colline. La route pavée s'engouffrait par des vantaux monumentaux, avec son flot de visiteurs chamarrés, ses chameaux chargés de merveilles et son bouquet musqué. Tous défilaient sous le regard sévère d'un essaim de gardes, piques dressées en rappel de la puissance du califat, casques rayonnants de l'honneur de leur charge.
Leif se força à poser un pied devant l'autre sans ralentir le rythme. Une main appuyait sur sa poitrine, le souvenir d'un coup mortel lui démangeait le dos. Puis ils pénétrèrent à leur tour la madīnat et l'inconfort passa.
Une autre sensation l'envoûta.
Derrière l'écrin s'étalait une oasis de légende, vitrine démesurée de la grandeur du califat. Arches, dômes, sculptures, jardins et fontaines rivalisaient de faste et d'ingéniosité. Partout où volait son regard, les marbres précieux valsaient entre les colonnades, les arcades conduisaient aux allées secrètes d'oasis parfumées, les arabesques des panneaux insufflaient une note de divin. Une claque d'opulence en pleine figure.
La cité s'étageait en trois terrasses et culminait avec le centre névralgique, qui éclipsait tout le reste de sa splendeur : le palais du calife al-Hakam, second du nom, fils de Abd al-Rahmān, commandeur des croyants et fondateur du califat.
En six années passées au service d'Āisha, jamais Leif n'avait eu l'occasion de pénétrer dans cet antre de puissance. La tête lui tourna un peu. Des mots impromptus franchirent ses lèvres :
— Resplendit l'or, brille l'argent,
Dans la cité des mille colonnes.
Fontaines chantant, statues siégeant,
Égaré, ses rues je sillonne.
Il se reprit d'un raclement de gorge et perçut le regard songeur d'Āisha.
— Tu improvises des vers comme d'autres commentent la pluie ou le beau temps. Tu m'intrigues toujours autant, Leif. Es-tu mercenaire ou bien poète ?
Elle savait très bien qu'il n'avait pas de réponse à cette question. Ne se l'était-il pas lui-même posée cent fois ? Il était capable de réciter les poèmes relatant la naissance du monde, entre les glaces de Niflheim et la fournaise de Múspellheim ; ceux retraçant la mort du géant Ymir, dont le corps façonna la terre et le ciel ; la ruse de Loki qui valut à Óðinn, Thór et Freyr leurs attributs de pouvoir ; la main de Týr, tranchée par le loup Fenrir. Il pouvait citer les deux cents noms d'Óðinn, parler sans tarir des coutumes et lois de son peuple. Il maîtrisait même le secret des runes. Et malgré toutes ses connaissances, il était incapable de se rappeler la moindre bribe de son passé, avant ce combat sur les rives du al-Wādi al-Kabīr, à une journée de marche de Qurtuba.
— Les deux, sans doute, admit-il. Les Norðmenn ne se spécialisent pas comme vous autres à une tâche particulière. Ils ne vivent pas dans des villes où les services se monnaient d'une rue à l'autre. Là-bas, entre les eaux des fjords, les fondrières des marais et les glaces des montagnes, il faut savoir tout faire pour survivre. Plusieurs milles séparent une ferme de la suivante : souvent une journée de marche. Il n'y a pas de forgeron, de charpentier ou de tisseur, il n'y a que des bœndr, des hommes libres, avec chacun une voix à l'assemblée du thing.
— Vous avez des esclaves, aussi, objecta-t-elle avec toute sa rigueur analytique.
Combien de fois avaient-ils débattu de ce point d'achoppement ? Leif réprima sa grimace et tenta, une fois de plus, d'expliquer les subtiles différences entre leurs deux cultures.
— Des thrælar, ce n'est pas la même chose. Des prisonniers capturés lors de raids : ils viennent du Gautland, d'England, du Jótland ou d'Ísland, parfois des terres glacées du Finnmörk. Des Norðmenn ou des Finnar. Ils travaillent à la ferme. Ils sont nourris, logés et peuvent racheter leur liberté, par leur labeur ou par reconnaissance de leur maître. Souvent, ils épousent une fille de la région et décident de rester. La ferme, c'est comme une grande famille.
Au fil de leur discussion, ils avaient gravi les degrés jusqu'aux portes du palais. Au faîte de cette ode à la gloire du califat, le bâtiment étalait sa magnificence en semis de coupoles, forêt de pilastres et mer de marbre rose. La chaise à porteurs s'arrêta devant une arche capable d'accueillir un navire entier.
Āisha glissa un pied à terre dans un froissement de soierie. Un mouvement tout en grâce et résolution. Elle réajusta le pan de son foulard, releva le menton. Sous les rayons déjà vifs de cette matinée de printemps, sublimée dans sa robe d'apparat, elle paraissait dix ans de moins que son âge. Une peau de miel. Des lèvres avares de sourire, mais ciselées d'une moue décidée. Leif osait à peine s'approcher, de peur de se brûler à cette aura de déesse. Des coups plus marqués résonnaient dans sa poitrine. Il ne comprenait pas qu'elle ne se soit jamais remariée. Une telle beauté attirait sûrement les prétendants par dizaine.
Le fidèle chien de garde s'avança, moustache dressée d'attention. Elle agita la main.
— Attends-moi ici, Khālid. Tu n'es pas en tenue. Leif sera avec moi.
L'escorteur désigné redressa les épaules. Elle l'invita, d'un geste vaporeux, et s'ébranla sans s'attarder vers la première cour ombragée. Il acquiesça, la gorge un peu sèche, esquissa un pas. Une poigne de fer se referma sur son bras, les doigts s'enfoncèrent dans son muscle. Khālid souffla à son oreille.
— S'il lui arrive le moindre mal, je te tranche moi-même la gorge, barbare.
Son regard le transperça de deux dagues effilées. Un duel muet, quelques battements de cœur d'inconfort. Puis l'étreinte se relâcha. Leif savait que le soldat détestait ce qu'il ne contrôlait pas, mais de là à craindre le moindre mal au sein du palais... N'exagérait-il pas un brin ?
Leif secoua la tête et s'élança derrière son employeuse.
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